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Reconstruire l’Irak : mission impossible ?

Subissant guerres et embargos sans discontinuité depuis 1980, le territoire irakien est jonché de ruines, en dépit des centaines de milliers de dollars injectés pour sa reconstruction après l’invasion américaine de 2003. La défaite de l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech) en mars 2019 marque le début d’un long chantier de réhabilitation, attisant l’appétit tant des puissances régionales que d’un appareil d’État corrompu.

En janvier 2018, la Banque mondiale évaluait le coût total des destructions causées par la guerre contre Daech à 45,7 milliards de dollars dans les provinces de Ninive, d’Anbar, de Babel, de Bagdad, de Salah ad-Din, de Kirkouk et de Diyala (1). L’estimation des dégâts matériels est vertigineuse. Plus de 138 050 habitations ont été endommagées, dont la moitié sont irréparables, touchant d’abord les immeubles collectifs les plus précaires. Seulement 38 % des écoles connues, souvent utilisées comme abris par les combattants et les civils déplacés, sont debout. Le secteur productif est lourdement affecté. Tandis que 20 % de la population irakienne travaillait dans l’agriculture en 2018, la capacité de production du secteur a chuté de 40 % après le conflit. En cause, la destruction du système d’irrigation auquel seuls 20 % des agriculteurs avaient accès en 2018, contre 65 % en 2013. Les dommages subis par l’industrie pétrolière, pilier de l’économie du pays, sont estimés à 4,3 milliards de dollars, concentrés pour 90 % dans la raffinerie de Baïji, la plus grande du pays. Avec 2 300 kilomètres de routes rendus inutilisables, la reconstruction économique de l’Irak aura à surmonter un système logistique considéré par la Banque mondiale comme le 147e plus mauvais au monde.

Sans eau ni médicaments
Les services de base aux populations ont également payé un lourd tribut. Dans les régions concernées, la moitié des hôpitaux sont hors d’usage et l’accès à l’eau ainsi qu’à l’énergie est limité par la destruction de 75 % des infrastructures hydrauliques et de huit des 17 centrales électriques. Il reste difficile, toutefois, de faire la part des choses entre les dommages résultant de la présence de Daech et ceux causés par les guerres confessionnelles (2006-2009), la seconde (2003-2011) et la première guerre du Golfe (1990-1991), treize années d’embargo (1990-2003) ou la guerre Iran-Irak (1980-1988).

Le gouvernement irakien a chiffré à 88,2 milliards de dollars ses besoins à l’occasion de la conférence sur la reconstruction du pays organisée au Koweït en février 2018. Alors que 1,6 million d’Irakiens étaient encore déplacés en juin 2019, 17,4 milliards de dollars sont prévus pour la reconstruction de logements. Au total, 212 projets ont été listés par Bagdad, allant de la création d’un nouveau port à Fao, sur le golfe Persique (6 milliards de dollars), à l’ouverture d’un hôtel cinq étoiles pour l’aéroport d’Erbil (20 millions). Ces montants s’additionnent aux 220 milliards de dollars déjà dépensés entre 2003 et 2014 pour l’effort de reconstruction suivant l’invasion américaine. La communauté internationale ne s’est toutefois engagée lors de la conférence de février qu’à hauteur de 30 milliards de dollars, en crédits et investissements, provenant pour 5 milliards de la Turquie, 2 milliards du Koweït, 1,5 milliard de l’Arabie saoudite et un milliard du Qatar.

Mines et fosses communes

Un an après, aucune de ces promesses ne s’est matérialisée. La reconstruction irakienne repose principalement sur le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), disposant d’un fonds de 1,04 milliard de dollars, financé à 15 % par les États-Unis et à 13 % par l’Allemagne. Début 2019, le programme a réhabilité 18 122 habitations, réparé les usines de traitement des eaux de Baïji et d’Al-Qubba, à l’est de Mossoul, desservant 900 000 résidents, consolidé les réseaux électriques dans la plaine de Ninive en fournissant 869 transformateurs, restauré l’hôpital universitaire de Tikrit et ses 400 lits, et reconstruit l’emblématique pont métallique de Falloujah inauguré en 1932. La corruption endémique en Irak, classé à la 168e place sur 180 en 2018 par Transparency International, freine l’arrivée de l’aide internationale. Près de 64 millions de dollars alloués à la reconstruction par l’État irakien au gouvernorat de Ninive auraient déjà été détournés par des fonctionnaires locaux, entraînant le limogeage de son gouverneur, Nawfel Akoub, en mars 2019, accusé de corruption à la suite du naufrage d’un bac sur le Tigre à Mossoul ayant fait une centaine de morts.

La gestion des héritages matériels de la guerre constitue l’un des principaux défis de la reconstruction. À elle seule, la ville de Mossoul croulait, au printemps 2018, sous 8 millions de tonnes de gravats, dont l’évacuation entrave la réhabilitation en l’absence de filières de gestion correctement structurées (2). Alors que l’on compte chaque mois environ 300 incidents causés par des engins explosifs improvisés en Irak, la reconstruction du pays dépendra également des efforts de déminage. Début 2018, la Banque mondiale estimait que 23 713 kilomètres carrés, soit 5,5 % du territoire irakien, restaient contaminés par des mines, dont certaines datent de la guerre Iran-Irak (1980-1988). Enfin, à mesure qu’ils avancent, les projets d’infrastructures révèlent les traces des atrocités de Daech. Fin 2018, l’ONU avait identifié 202 charniers dans le pays, dont 95 pour la seule région de ­Ninive (3). 

Cartographie de Laura Margueritte

<strong>L’Irak après la guerre : le défi de la reconstruction</strong>

Notes
(1) Banque mondiale, Iraq : Reconstruction & Investment. Part 2 : Damage and Needs Assessment of Affected Governorates, janvier 2018.
(2) Voir le documentaire Mossoul, après la guerre, d’Anne Poiret, 2019.
(3) UNAMI/OHCHR, « Unearthing Atrocities : Mass Graves in territory formerly controlled by ISIL », 6 novembre 2018. 

Article paru dans la revue Carto n°55, « Géopolitique des conflits : Guerre(s) & paix », septembre-octobre 2019.

À propos de l'auteur

Laura Margueritte

Cartographe pour les magazines Carto et Moyen-Orient.

À propos de l'auteur

Teva Meyer

Maître de conférences en géopolitique et géographie à l’Université de Haute-Alsace, porteur du programme « NucTerritory : objectiver les territorialités nucléaires » financé par l’Agence nationale de la recherche. Auteur de Géopolitique du nucléaire : entre puissance et menace (Le Cavalier Bleu, février 2023).

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