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La question migratoire : flux et enjeux d’un phénomène planétaire

Jusque dans les années 1950, l’Europe demeurait la principale région de départ des migrants, qui allaient notamment en Amérique. Si ce flux existe toujours, les flux dominants sont aujourd’hui différents, allant notamment des pays du Sud vers ceux du Nord. Quid des flux migratoires aujourd’hui ?

C. Wihtol de Wenden : Aujourd’hui, il est important de rappeler qu’il y a autant de migrations vers le Sud de la planète que vers le Nord. En effet, il y a, dans les pays du Sud, un grand nombre de réfugiés. Il ne faut pas oublier que les trois quarts des réfugiés dans le monde sont produits par des pays du Sud et que ce sont bien souvent les pays voisins qui accueillent majoritairement ces réfugiés. Un grand nombre de réfugiés afghans ont trouvé refuge en Iran ou au Pakistan, et c’est aussi le cas des Irakiens qui s’étaient réfugiés en Syrie ou des Syriens qui ont été en Turquie, en Jordanie ou au Liban. Autre chiffre montrant l’importance des flux Sud-Sud : les pays du Golfe sont devenus la troisième destination mondiale des migrations de travail. Enfin, les migrants environnementaux sont majoritairement localisés dans les pays du Sud et vont bien souvent du Sud au Sud. Ainsi, beaucoup plus que ces trente dernières années, le Sud est devenu une grande région d’immigration, sans aucune politique migratoire ou presque. De facto, ces pays accueillent ou fournissent du travail à ceux qui viennent des pays voisins.

Aujourd’hui, nous avons donc quatre types de flux migratoires. D’une part, une migration Nord-Sud avec des migrants qualifiés et des seniors en quête d’une retraite au soleil ; une migration Sud-Sud avec des réfugiés, des migrants de travail et des déplacés environnementaux ; une migration Nord-Nord de qualifiés ; et une enfin une migration Sud-Nord — dont on parle presque exclusivement — qui concerne des migrants de travail, des réfugiés, des qualifiés et également beaucoup de regroupements familiaux.

Quelles sont les principales raisons qui poussent un migrant à quitter son pays en 2019 ?

Les raisons sont avant tout structurelles et sont affectées par des tendances profondes du monde. Il y a donc d’abord les inégalités du développement humain (espérance de vie à la naissance, éducation, niveau de vie) ; mais aussi les crises et conflits qui génèrent des réfugiés par millions ; nous avons également la question démographique qui constitue un phénomène très important avec des populations très jeunes — en Afrique sub-saharienne, l’âge médian est de 19 ans, et 25 ans sur le pourtour sud-méditerranéen contre 41 ans pour le continent européen — ; l’urbanisation galopante de la planète est aussi un facteur important de départ [voir p. 93] ; tout comme le développement des médias qui amène les populations à être beaucoup mieux informées qu’avant, et qui savent donc qu’elles peuvent tenter d’améliorer leur situation en partant ailleurs ; la proximité géographique de certaines régions constitue également un élément important, comme par exemple entre l’Afrique et l’Europe à travers la Méditerranée ou entre le Mexique et les États-Unis ; et enfin le niveau d’éducation, qui fait souvent prendre conscience aux mieux éduqués qu’il est difficile de vivre à long terme dans des pays pauvres et mal gouvernés et que la meilleure chance pour accéder à des opportunités est de quitter son pays d’origine.

Alors que les migrations n’ont jamais cessé depuis que l’homme existe, pourquoi le phénomène migratoire suscite-t-il aujourd’hui tant de crainte, notamment dans les sociétés du Nord — bien que certains pays comme le Canada souhaitent accueillir davantage de migrants, notamment pour répondre au besoin de main-d’œuvre de leur économie ?

Pour ce qui est de l’Europe, il faut savoir que ce n’est traditionnellement pas un continent d’immigration. Elle l’est dans les faits, mais elle ne se pense pas comme telle, car par le passé, les Européens étaient avant tout des émigrants. On ne pensait pas l’identité des États ou de l’Europe avec le phénomène migratoire. Cela donne ainsi une certaine illégitimité au phénomène de l’immigration, alors que ce n’est pas le cas aux États-Unis, au Canada, en Amérique latine, en Australie ou en Nouvelle-Zélande. En Europe, il n’y a pas de légitimité à être originaire d’un autre pays, c’est même plutôt un handicap. L’Europe ne valorise pas l’immigration d’installation. Elle a toujours été considérée comme un phénomène de court terme pour répondre à des besoins de main-d’œuvre, ou pour respecter des accords internationaux sur des réfugiés, ou dans le cadre du regroupement familial ou du respect du droit de l’enfant. L’Europe a donc beaucoup de mal à supporter cette réalité.
L’autre raison, c’est la proximité de l’Europe avec des pays de culture musulmane. C’est un peu la réapparition de « vieilles querelles » qui remontent aux croisades, avec un conflit de territoire opposant d’un côté les chrétiens et de l’autre les musulmans. Il y a une peur de perte d’identité, du « grand remplacement », qui sont bien souvent des fantasmes car il faut rappeler que les immigrants représentent à peine 10 % de la population du continent européen. Il y a une dimension culturelle qui a été également aggravée par le terrorisme, créant un sentiment d’insécurité dans beaucoup de pays européens. D’où la réponse sécuritaire faite par l’Europe aux flux migratoires.

Quid des États-Unis, qui sont pourtant un pays traditionnel d’immigration, mais dont l’actuel président s’est lancé dans un véritable combat contre l’immigration, du moins clandestine ?

Il est vrai que dans une certaine mesure, on peut avoir l’impression que les Mexicains sont devenus musulmans et/ou terroristes, compte tenu des termes qui sont employés. C’est contradictoire, alors que les États-Unis, comme l’Europe, ont besoin d’immigration puisqu’elle constitue le seul facteur de croissance de la population. Actuellement aux États-Unis, il y a tout un imaginaire qui s’est construit autour du migrant, avec une montée des sentiments nativistes qui mettent l’accent sur ceux qui sont nés sur le territoire. S’il y a néanmoins une valorisation ancienne de l’immigration aux États-Unis, les choses sont en train d’évoluer parmi les Américains [voir p. 16].

Dans plusieurs pays où les décès sont aujourd’hui plus nombreux que les naissances — notamment en Europe ou au Japon —, l’immigration semble constituer l’un des moyens les plus efficaces pour augmenter la population. L’immigration peut-elle assurer le dynamisme démographique d’un pays ?

L’immigration assure avant tout la croissance de la population. Comme je vous le disais, c’est en Europe le seul facteur de croissance de la population. Cependant, l’immigration ne contribue pas nécessairement à rajeunir la population, car ceux qui sont installés depuis longtemps vieillissent aussi. Compter sur l’immigration pour rajeunir un pays n’est donc vrai qu’en partie, même s’il est vrai que souvent le taux de fécondité est un peu plus élevé chez les migrants que chez les nationaux.

Aujourd’hui, l’immigration n’en demeure pas moins un sujet essentiel pour des pays vieillissants, car de nombreux métiers sont ou seront en manque de main-d’œuvre, tels ceux des secteurs de l’agriculture ou du bâtiment.

<strong>Proportion d’immigrés selon les pays en 2015</strong>

Alors que l’Afrique devrait compter entre 2 et 3 milliards d’habitants en 2050, certains craignent une vague massive de migrants vers l’Europe voisine qui perd de la population. Ce scénario vous semble-t-il possible ?

Non, je ne pense pas. En effet, l’essentiel des Africains migrent en Afrique. Cette dernière devient de plus en plus un grand continent d’immigration avec des gens qui sont nés en Afrique et qui migrent en Afrique. Il y a 26,6 millions de migrants à l’intérieur du continent africain et l’essentiel de leurs déplacements concernent des migrations de voisinage, à la fois à cause de conflits ou de crises environnementales, mais aussi pour le travail. Il existe d’ailleurs plusieurs espaces de libre circulation pour le travail au sein même de l’Afrique ; c’est le cas notamment dans la CEDEAO (Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest), ou dans le Sud de l’Afrique avec la SADC (Communauté de développement d’Afrique australe).

D’autre part, il existe aussi en Afrique une certaine complémentarité entre les pays très peuplés et ceux au contraire très peu peuplés. Il en va de même avec certains pays qui ont beaucoup de ressources et peu de population et ceux qui ont peu de ressources mais beaucoup de main-d’œuvre. C’est notamment le cas des flux entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire.

Aujourd’hui, il existe en Afrique deux grands pôles d’attraction pour les migrants, qui sont le Maghreb d’un côté et l’Afrique du Sud de l’autre. L’Afrique elle-même est donc un continent en mouvement, avec une partie — seulement — de ses migrants qui part vers l’Europe, une autre qui part en Amérique du Nord, et enfin certains qui partent en Chine puisque les Chinois sont de plus en plus présents sur le continent africain.

Les migrations en Afrique sont donc avant tout intra-africaines, pour la simple raison qu’elles concernent essentiellement les populations les plus pauvres, et ces dernières ne peuvent pas aller très loin. Les migrants africains qui arrivent en Europe ne représentent donc qu’une toute petite partie de l’ensemble de la mobilité qui a actuellement lieu en Afrique, et qui va se poursuivre.

Les flux migratoires et l’arrivée de migrants peuvent-ils être la source de conflits ou de tensions ? Y-a-t-il des régions plus sensibles que d’autres ?

Tout à fait, et nous l’avons d’ailleurs vu dans les pays d’Europe de l’Est qui ne sont pas habitués aux migrations. Il y a ainsi eu dans ces pays une très grande hostilité à l’égard des migrants, car les habitants de ces pays rêvent d’une homogénéité ethnique et culturelle, voire même religieuse. Ils n’ont pas été sensibilisés à la thématique de la diversité, à la lutte contre les discriminations comme c’est le cas depuis 30 ou 40 ans dans les pays d’Europe de l’Ouest ou même à l’échelle de l’Union européenne. Il faut rappeler que les pays d’Europe de l’Est ne sont entrés dans l’UE qu’en 2004 et il n’y a donc pas eu cette phase de développement progressif de l’immigration, d’où la mauvaise réaction des populations en Europe centrale et orientale à l’égard des migrants. Mais cela est également vrai au Japon ou dans les pays du Golfe par exemple. De nombreux pays ne se préparent pas à cette thématique de l’immigration et du vivre-ensemble.

<strong>Soldes migratoires</strong>

De plus en plus de barrières ou de murs sont construits à travers le monde, notamment pour lutter contre l’immigration. Est-ce une « solution » qui a fait ses preuves ?

Non, je ne pense pas. Peut-être que ce fut le cas à l’époque du rideau de fer, mais il y avait alors un soldat armé à chaque coin de rue. Malgré cela, de nombreuses personnes essayaient quand même de passer et il y a eu beaucoup de morts. Ce mur était complètement militarisé, ce qui n’est pas du tout le cas des frontières d’aujourd’hui, où seuls les points de passage le sont. Au-delà, il n’y a pas de surveillance, ce qui entraîne une grande porosité des frontières. Il ne peut plus y avoir un soldat armé tous les cent mètres qui surveille et va abattre les personnes qui tentent de passer. La situation n’est plus du tout la même aujourd’hui, d’autant que les points de passage sont nombreux. Dès qu’une entrée va être fermée, un autre passage va s’organiser ailleurs. Si certains gouvernements construisent actuellement des barrières ou des murs le long de leurs frontières, c’est bien sûr pour dissuader les migrants clandestins de passer — sans que l’efficacité ne soit démontrée —, mais surtout pour rassurer les populations qui se barricadent derrière ces murs. Il s’agit donc avant tout d’une motivation politique avec une mise en scène de la frontière.

Enfin, pourquoi selon vous la question des stocks, c’est-à-dire la gestion et l’intégration des populations installées va-t-elle devenir un enjeu essentiel dans les années à venir ?

Ces dernières années, l’essentiel de la politique européenne a montré qu’elle était centrée sur le contrôle des frontières, que ce soit au travers des sommets européens, ou des accords bilatéraux ou multilatéraux de l’Europe avec des pays voisins tels que la Turquie ou la Libye. Les thématiques sont souvent orientées vers le contrôle, la répression, la sécurisation des frontières, la dissuasion. Et cela se voit bien aujourd’hui avec les murs, les camps, etc.

Finalement, la thématique du vivre ensemble a été jusque-là négligée, notamment du fait que les Européens ne se voyaient pas comme un continent d’immigration d’installation. Depuis le milieu des années 1970, dans les plus anciens pays d’immigration tels que la France ou le Royaume-Uni, des politiques d’intégration ont commencé à être mises en place. Mais il n’y avait en réalité pas beaucoup de moyens, car les politiques pensaient alors que les migrants allaient repartir chez eux. Il y a d’ailleurs eu des politiques de retour qui ont magistralement échoué.

L’intégration est donc un phénomène qui a été très largement négligé. Les migrants n’ont pas été imaginés comme de futurs citoyens, ce qui est la grande différence entre l’Europe et les grands pays d’immigration tels que les États-Unis, le Canada ou l’Australie.

Entretien réalisé par Thomas Delage le 13 mai 2019

Légende de la photo en première page : le 21 mai 2019, des gardes-frontières de l’agence européenne Frontex lors d’une opération en Albanie. Alors que de nombreux observateurs pensaient que l’immigration serait au cœur des élections européennes de mai 2019, à peine 14 % des sondés considéraient en avril dernier l’immigration comme la « menace » principale pour l’UE. Après avoir battu des records ces dernières années, le nombre d’arrivées a considérablement reculé en raison des mesures prises pour contrôler les frontières extérieures du continent (accord avec la Turquie et la Libye, montée en puissance de Frontex). (© Frontex)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°51, « La démographie : un enjeu géopolitique majeur », Juin-Juillet 2019.
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