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Le bioterrorisme

[NDLR : après l’épidémie de SRAS, à la demande du gouvernement français, le professeur Didier Raoult rédiga en 2003 un rapport sur le bioterrorisme et les risques épidémiologiques (à lire ici). Il y pointait l’impréparation du système de santé français en cas de pandémie et recommandait la mise en place d’une nouvelle politique de santé capable de mieux anticiper les risques épidémiologiques (dont il prédisait le développement futur dans un contexte de monde interconnecté). Il mettait alors en garde contre les risques de débordement des services de santé français, et recommandait de doter les hôpitaux d’infectiopôles, notamment d’unités de fabrication de tests, afin de repérer le plus vite possible, et le plus tôt possible, les premiers malades. Fort de cette expertise, Didier Raoult avait rédigé en 2006 l’article ci-après consacré au bioterrorisme dans le premier opus de DSI Hors-Série consacré au terrorisme].

Les maladies contagieuses ont été utilisées très tôt comme armes de guerre. Au XIVe siècle, au siège de Kaffa, les cadavres ont été jetés dans la ville assiégée pour y transmettre la peste. Dès le début de la culture des micro-organismes, les micro-organismes pathogènes sont devenus une arme potentielle. Cette stratégie a été assez peu développée en France, probablement pour des raisons structurelles. En effet, les armes françaises sont plus directement liées au génie et aux ingénieurs, car la formation des officiers en charge de la Défense est essentiellement celle de l’École polytechnique, où la formation de biologiste est restée très longtemps marginale. Quoi qu’il en soit, durant la Première Guerre mondiale, les Allemands ont utilisé les cultures microbiennes, en particulier celles de bactéries destinées à créer des épidémies chez les chevaux, encore très utilisés durant ce conflit. Entre les deux guerres, de nombreux essais de mise au point d’armes bactériologiques ont été réalisés.

L’arrêt de la prolifération

Les programmes de recherche sur les bactéries ont été menés à la suite de la Seconde Guerre mondiale, mais sont peu à peu tombés en désuétude. En 1969, Richard Nixon prit la décision unilatérale d’arrêter toute recherche microbiologique à des fins de guerre. Il ferma les centres de recherche aux États-Unis et proposa un traité international de désarmement, qui fut signé par la plupart des pays, y compris l’URSS, en 1975. Depuis, plus personne n’était censé manipuler les agents extrêmement infectieux. Le virus de la variole lui-même ne devait plus être stocké que dans deux laboratoires au monde (un aux États-Unis et un en Russie) et être conservé, sans être cultivé, afin de conserver l’originalité de cette souche, sans la propager, pour éviter de déclencher à nouveau une épidémie. En effet, la variole était la seule maladie que l’humanité avait réussi à éradiquer complètement de la surface de la terre. Dans l’esprit de la plupart des responsables occidentaux, la question du bioterrorisme ne se posait plus et la vigilance et le développement technologique défensif dans ce domaine avaient été abandonnés. Brutalement, trois événements, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, ont bouleversé cette perception.

La chute de l’URSS, à partir de 1989, a permis la diffusion d’informations en provenance de ce pays, qui confirmèrent les soupçons que l’on avait concernant le bioterrorisme. On eut alors la confirmation qu’une épidémie de fièvre inexpliquée avec pneumonie et encéphalite survenue à Sberos avait été déterminée par un accident lié à un laboratoire militaire cultivant en secret la bactérie du charbon. Pour une raison ou pour une autre, des spores de charbon s’étaient échappées du laboratoire, le vent les avait emportées, et certains des habitants vivant sous le vent du laboratoire avaient présenté une pathologie mortelle. Le diagnostic a été confirmé par des techniques d’identification moléculaire sur des biopsies prélevées chez ces patients (aux États-Unis) et Boris Eltsine a reconnu les faits en 1992. Cela montrait que la Russie avait continué un programme militaire, en dépit de la signature de l’accord de non-prolifération.

La nouvelle ère du bioterrorisme

L’ampleur du phénomène est toutefois restée inconnue jusqu’à ce que des chercheurs russes en charge du programme de bioterrorisme (Biopreparat) choisissent de s’installer aux États-Unis et de raconter leur histoire. Ken Alibek, en particulier, qui dirigea une partie du programme russe sur le bioterrorisme, écrivit un livre et fit des révélations qui ont terrifié le monde. Il révéla ainsi que jusqu’à 10 000 chercheurs en URSS avaient consacré leur énergie à la production d’armes potentielles de bioterrorisme à usage militaire, que le virus de la variole avait été propagé dans des quantités considérables, que des souches plus virulentes avaient été sélectionnées et que des souches résistantes à la vaccination avaient été propagées avec succès. Cette déclaration, associée au diagnostic de quelques cas de variole chez des passagers américains faisant une croisière sur la mer Noire en face d’un site maintenant reconnu de propagation du virus de la variole, ont suscité une grande inquiétude. D’autant que les personnes infectées par la variole en 1971 avaient été vaccinées. Incontestablement, cette propagation du virus de la variole, et l’inconnue qui a suivi l’effondrement du communisme en URSS, sont les éléments qui inquiètent le plus. En effet, nul ne sait si l’ensemble des lots de virus ont été conservés en Russie ou si certains ont pu être détournés, voire vendus à des terroristes ou à des États désirant les utiliser. Dans ce même livre, Ken Alibek racontait les essais de propagation du typhus avant guerre, de la fièvre Q, de la peste, de la tularémie et du charbon.

Le 11 septembre et ses conséquences 

Après les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles du World Trade Center, un état de panique s’est installé aux États-Unis, incluant la crainte d’un risque de bioterrorisme. Il y avait déjà eu quelques tentatives plus ou moins réussies d’infection de denrées alimentaires par des terroristes, et le Centers for Disease Control and Prevention (CDC) a immédiatement délégué à New York des officiers de santé pour détecter d’éventuels cas de charbon. C’est toutefois en Floride que le premier cas sera diagnostiqué, avec des conséquences spectaculaires. En effet, il y eut au total 18 infections, dont 5 morts par spores de charbon expédiées par courrier durant l’automne 2001. Cette affaire a provoqué un bouleversement radical. D’abord, le nombre de publications sur le bioterrorisme a brutalement augmenté pour atteindre, depuis 3 ans, plus de 1 000 articles annuels. Le financement du bioterrorisme a connu une augmentation spectaculaire, en particulier aux États-Unis, où il se situe depuis à 2 milliards de dollars par an. Il est vraisemblable que l’adhésion de la population de ce pays au principe de la guerre en Irak a été motivée en grande partie par la peur du bioterrorisme à la fin de 2001. Au total, peu d’actes ont eu des conséquences aussi spectaculaires pour un coût aussi modeste, ce qui a relancé les besoins affichés de la société pour la gestion de ce problème.

Quelques agents du bioterrorisme

Le charbon est au premier plan des préoccupations, car il est très facile de se procurer et de cultiver Bacillus anthracis. La forme respiratoire peut être acquise par l’inhalation de 10 à 50 000 spores. L’OMS a estimé que 50 kg de spores d’anthrax, répandues sur une surface de 2 km2 sur une grande ville pourraient entraîner 100 000 morts. Toutefois, les techniques d’aérosolisation des spores, qui en font une arme redoutable, ne sont pas divulguées. Il existe un vaccin qui n’a pas d’AMM (autorisation de mise sur le marché – Ndlr) mais peut être utilisé chez les personnels exposés, en particulier les militaires. Le traitement n’est efficace que lorsqu’il est prescrit dans les 48 heures qui suivent le début de la maladie. Les médicaments efficaces dépendent de la sensibilité de la souche. Parmi les souches sensibles, les bétalactamines (amoxycilline), la doxycycline, les quinolones et les aminosides sont efficaces. Le diagnostic se fait essentiellement par culture. Dans l’attente des résultats d’une culture chez des cas très suspects de charbon, il est conseillé d’utiliser une association d’antibiotiques. La confirmation du diagnostic par la culture peut se faire par diagnostic moléculaire. Plusieurs gènes sont utilisables. La détection dans les poudres suspectes peut être faite par culture ou, éventuellement, par biologie moléculaire ou détection de spores.

La variole est considérée comme étant le plus grand danger mondial si elle fait l’objet d’une attaque bioterroriste. On suspecte qu’un marché noir des agents bioterroristes a pu se former dans le courant des années 1990 à partir de laboratoires soviétiques. Plusieurs éléments laissaient penser que l’Irak, en particulier, pourrait détenir des stocks de variole. Les suspicions sont nées du fait qu’on avait détecté des anticorps contre la vaccine, témoignant d’une vaccination récente datant de moins de 5 ans chez les officiers irakiens testés après la guerre du Golfe. Par ailleurs, parmi les sites visités en Irak en 1995 dans le cadre de la recherche d’agents biologiques, on a trouvé un congélateur sur lequel était inscrit le mot « smallpox », qui signifie variole en anglais. La maladie est terriblement contagieuse et difficile à contrôler, et la dernière épidémie européenne en Yougoslavie, en 1972, a montré qu’en dépit d’une vaccination de routine, chaque individu infecté infectait lui-même entre 11 et 13 personnes de son environnement. Les médecins en général ne sont pas du tout préparés au diagnostic de la variole. Dans un exercice réalisé aux États-Unis, il a été démontré que les médecins ne reconnaissaient pas la maladie. Les diagnostics évoqués au départ étaient ceux de la grippe puis de la varicelle. La mortalité est de l’ordre de 30 %. Un film a été tourné par l’École de santé publique de la Johns Hopkins University (qui s’appelle Dark Winter) ; il a évalué les scénarios et postulé que, 6 mois après l’introduction de la variole aux États-Unis, 1 million de personnes seraient mortes. Le traitement de la variole est pour l’instant inconnu et la lutte repose sur la vaccination. En France, nous avons poursuivi la vaccination plus longtemps que les autres pays, jusqu’aux années 1980, et les médecins ou patients déjà vaccinés, qui pourraient bénéficier d’une revaccination a priori moins dangereuse, sont plus nombreux qu’ailleurs. 

Risques de bioterrorisme dans le monde agricole

Dans le domaine agricole, nous avons pris récemment conscience de la vulnérabilité du territoire face au terrorisme. En effet, 25 % des aliments consommés en France sont importés. Dans ces conditions, le risque d’importer des agents infectieux liés aux aliments est extrêmement grand. (…)

Il existe des éléments démontrant que les États ont utilisé dans le passé ou tenté de mettre en place des structures d’attaque biologique. Ainsi, Burkholderia mallei a pu être préparé par l’armée allemande pour être utilisé contre les chevaux, de la même manière que Vibrio cholerae contre les hommes pendant la Première Guerre mondiale. L’Allemagne, pendant la Seconde Guerre mondiale, avait prévu l’utilisation de doryphores pour détruire la production agricole, et des travaux étaient en cours pour produire du mildiou et du charançon (un insecte nuisible). Le Japon avait aussi constitué des stocks de spores de rouille des céréales. Quant à la Grande-Bretagne, elle a utilisé des herbicides, et les États-Unis des agents défoliants pendant la guerre du Vietnam. Il apparaît toutefois que les efforts les plus grands ont été réalisés par l’ex-Union soviétique. On estime que jusqu’à 60 000 personnes travaillaient dans le domaine de la recherche de la guerre biologique, dont 10 000 qui se consacraient à l’agriculture. En Irak aussi, la Commission spéciale des Nations unies sur l’Irak (UNSCOM) a mis en évidence les éléments de recherche sur les agents pathogènes des plantes, en particulier le charbon du blé.

Les risques réels 

Avec un peu de recul, peut-on évaluer de façon raisonnable les risques de bioterrorisme ? C’est un exercice difficile, car les événements sont rares et les choix atypiques impossibles à prévoir, mais il est possible d’essayer de comprendre ce que représente quantitativement un risque. Bien entendu, la signification d’un risque faible en termes de coût social est impossible à évaluer. En effet, comme on l’a vu dans l’affaire du charbon, l’amplification médiatique peut rendre extrêmement coûteuse une action qui n’a pas beaucoup d’impact en termes de santé publique. Le vrai risque qui apparaît à tous est celui de la variole. En effet, il s’agit d’une infection très contagieuse, grave, qui se répand rapidement et qui fut l’un des fléaux de l’humanité. On estime que la plupart des Amérindiens morts au moment de la conquête européenne ont succombé à la variole. Il s’agit donc incontestablement d’un risque majeur. Si un virus circulait actuellement avec des propriétés comparables à celles du virus de la variole, la population serait cependant susceptible d’être protégée par la vaccination. Les épidémies anciennes, comme il y a 40 ans, ont été jugulées par la vaccination et une nouvelle épidémie pourrait l’être de la même manière. La reconstitution de stocks vaccinaux qui a été faite dans la plupart des pays occidentaux permettrait probablement rapidement d’éteindre les foyers. Mais ceci ne se ferait pas sans conséquences, en termes de mortalité. Et la gestion, dans un état de panique, de la vaccination de toute une population serait probablement assez difficile.

L’utilisation de toxiques constitue une autre cause plausible de bioterrorisme. La toxine botulique est très facile à produire. Le botulisme est une maladie qui continue à sévir. La bactérie produit une toxine dans certaines circonstances (les conserves par exemple). La toxine est relativement facile à détruire. Les traitements des eaux permettront son élimination mais elle pourrait être injectée dans d’autres liquides : le lait, le jus d’orange, avec des effets limités mais certains. En effet, le botulisme n’est pas contagieux et il n’y aurait pas de moyen de répandre ou d’amplifier la maladie secondairement. La toxine du ricin est aussi extrêmement facile à produire.

Dans les maladies liées aux bactéries elles-mêmes, le charbon, lié à Bacillus anthracis, est très facile à produire et à multiplier. Les spores sont infectantes. Ce qui est difficile à réaliser, c’est la pulvérisation des spores permettant leur utilisation par voie respiratoire. Cette partie a fait l’objet de développements militaires un peu partout dans le monde, qui ne sont en principe pas connus, et donc pas disponibles pour des « bricoleurs » terroristes. Pour les autres micro-organismes présents sur la liste du CDC, leur usage ne paraît pas raisonnable dans le cadre du bioterrorisme. Elle pourrait faire l’objet d’armes de guerre incapacitantes, comme la fièvre Q, la peste, la tularémie, l’infection à Chlamydia, mais ne serait probablement pas réellement susceptible de déterminer une panique du fait de leur faible taux de mortalité sous traitement et de leur absence de contagiosité inter-humaine réelle.

Article paru dans la revue DSI Hors-Série n°1, « L’année du terrorisme », 2006.

À propos de l'auteur

Didier Raoult

Infectiologue et professeur de microbiologie français. Il est spécialiste des maladies infectieuses tropicales émergentes à la faculté des sciences médicales et paramédicales de Marseille et à l'institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille (IHU).
Lauréat du grand prix de l'Inserm en 2010, il décrit, avec son équipe marseillaise, des virus complexes. Il est l'un des chercheurs français les plus cités, avec de nombreuses publications scientifiques à son actif.

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