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Le Moyen-Orient en 2050 : vers la fin du chaos ?

Comme chacun sait, la prévision est difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir. Cet adage, quelque peu ironique, s’applique tout spécialement au Moyen-Orient, zone particulièrement instable, turbulente, imprévisible dans son évolution même à court terme… Si le pire n’est jamais sûr, on ne saurait cependant rêver d’un Moyen-Orient très apaisé d’ici à trente ans.

Qui aurait prévu, il y a trente ans, que les États-Unis interviendraient massivement en Irak en 1991 puis en 2003, que l’épidémie des printemps arabes déstabiliserait la région et conduirait à la tragédie syrienne, qu’un État islamique (EI) structuré étendrait son emprise sur une large partie de la Syrie et de l’Irak pendant près de quatre ans, que l’Iran affirmerait son influence sur le Moyen-Orient arabe, que la Russie retrouverait un rôle d’influence au moins aussi important que celui de la défunte URSS ? À l’évidence, le Moyen-Orient d’aujourd’hui ne ressemble en rien à ce qui aurait pu être prévu il y a trente ans.

Certes, rétrospectivement, on s’aperçoit que des signes rendaient possibles de telles évolutions. Ainsi, les rapports du PNUD sur le développement humain dans le monde arabe, publiés à partir de 2002 et passés inaperçus en dehors des pays concernés, évoquaient de façon prémonitoire tous les ingrédients qui devaient contribuer à l’éclatement des soulèvements de 2011. Mais les esprits lucides étaient rares, notamment pour mettre en cause les effets pervers des interventions à répétition des pays occidentaux qui ont contribué au chaos actuel.
Dans ces conditions, essayer d’avoir une vue crédible du Moyen-Orient dans trente ans, soit en 2050, est un défi difficile à relever. Le mieux que l’on puisse faire est de tenter d’analyser comment les lignes de force que l’on constate actuellement dans cette zone sont susceptibles d’évoluer, de voir si les puissances extérieures ont encore la capacité d’influer sur cette évolution, et d’établir diverses hypothèses de scénarios sans pouvoir trancher entre les très nombreuses variables susceptibles d’intervenir.

Probabilités et incertitudes
L’émergence des sociétés civiles

Un point commun à l’ensemble des pays du Moyen-Orient, mais de façon différenciée, est l’émergence des sociétés civiles qui s’expriment de façon de plus en plus perceptible et influente, y compris dans des pays à régime autocratique. Cette évolution est déjà sensible en Afrique du Nord, en Algérie ou en Tunisie. Au Moyen-Orient, une même évolution s’amorce et ira en s’affirmant. Elle peut s’expliquer par un faisceau de raisons.

La première est que ces pays ont développé un système éducatif, y compris au niveau de l’enseignement supérieur, certes de qualité encore inégale, mais qui conduit à la percée d’une élite. Une partie significative des étudiants complètent leurs études dans les pays occidentaux et peuvent être tentés d’en promouvoir les valeurs. Les nouvelles technologies de l’information et le développement des réseaux sociaux jouent dans le même sens, d’autant plus que ces pays ont un taux de connexion très élevé.

Les femmes, pour leur part, s’affirment comme une force de plus en plus active au sein de sociétés civiles encore dominées par les hommes. Leur place s’élargit dans les universités – plus de 60 % dans la majorité des filières en Iran (2) –, dans le monde des affaires, plus modestement dans le monde politique. À l’horizon 2050, il est probable qu’elles seront devenues, dans la plupart des pays, des actrices majeures remettant en cause un régime patriarcal discriminatoire.

Une classe moyenne se renforcera ainsi, avide de reconnaissance et d’influence, et contestera de plus en plus ouvertement le clientélisme, le népotisme et la corruption des classes dirigeantes. Tout laisse à penser que cette évolution ira en s’amplifiant, d’autant plus que le retard dans la transition démographique de certains pays – l’Irak, l’Égypte, l’Arabie saoudite – augmentera la pression des jeunes générations. Dans ce dernier pays, les deux tiers de la population a moins de trente ans (3).

Un développement économique incertain

Le Moyen-Orient apparaît, par rapport aux autres grandes régions du monde, comme étant le mauvais élève de la classe, tant sur le plan de la croissance que sur celui de l’emploi, Israël constituant un cas à part de pays développé et la Turquie celui d’un pays émergent. Qu’en sera-t-il en 2050 ?

S’agissant des pays pétroliers, ils devraient à l’avenir conserver des moyens financiers importants : leurs réserves restent considérables et le peak oil constamment reporté ne devrait pas, selon les prévisions du World Energy Council, intervenir avant la décennie 2030. Mais les efforts faits par les États pétroliers pour diversifier leurs économies sont restés pour l’instant, à l’exception de l’Iran, sans résultats significatifs. Leur dépendance à l’égard des ressources en eau s’accentuera. Il est possible qu’à l’horizon 2050, ils puissent amorcer cette diversification, aidés par les ressources financières accumulées dans leurs fonds souverains. Cela continuera de leur donner la capacité d’investir dans des entreprises étrangères, y compris des multinationales, faisant de ces États des acteurs influents de l’économie mondiale.

En revanche, l’avenir des pays non pétroliers s’annonce pour la plupart d’entre eux difficile, compte tenu de l’afflux massif des jeunes sur le marché du travail, de la fuite des élites, d’une dépendance alimentaire et en eau également croissante dans un contexte de fort réchauffement climatique et des réticences traditionnelles des investisseurs face à un climat des affaires qui devrait rester médiocre.

En fin de compte, selon l’étude The World in 2050 publiée en 2017 par PriceWaterhouseCoopers (PwC), de 2016 à 2050, l’Arabie saoudite devrait passer de la 15e à la 13e place des économies dans le monde, la Turquie de la 14e à la 11e, l’Égypte de la 21e à la 15e et l’Iran de la 18e à la 17e, prévisions qui laissent entendre que ces pays seraient bien émergents, ce qu’il convient naturellement d’accueillir avec prudence, en particulier pour l’Iran (cette étude ayant été réalisée après la signature des accords de Vienne, mais avant le retrait américain de ces mêmes accords).

Un Moyen-Orient plus démocratique

Le rapport publié chaque année par l’Economist Intelligence Unit montre que l’évolution de l’indice de démocratie se dégrade dans la plupart des pays du Moyen-Orient, à l’exception d’Israël. Cet indice se fonde sur une batterie de 60 critères qui comprennent en particulier la qualité du processus électoral, l’existence du pluralisme politique, la présence des libertés fondamentales, etc. La plupart des pays sont qualifiés de « régimes autoritaires », l’Arabie saoudite et la Syrie étant classées respectivement au 159e et au 166e rang des 167 pays recensés.

Y a-t-il un espoir qu’à l’horizon 2050 certains d’entre eux accèdent au statut de pays démocratique ?

Plusieurs éléments peuvent contribuer à mettre en place sinon la démocratie, tout au moins des éléments de démocratie : parmi ceux-ci, la pression d’une jeunesse de plus en plus nombreuse et décidée à faire bouger les pouvoirs en place, la montée en puissance de la société civile, le rôle accru des associations et autres organisations non gouvernementales, le développement des classes moyennes. L’accès à des médias indépendants, notamment en ligne, à l’extérieur du pays, voire à l’intérieur, est également un atout pour propager les idées démocratiques.
Pour autant, les régimes féodaux régnant dans le Golfe ne sont pas prêts à se transformer en monarchies constitutionnelles. Dans de nombreux pays, l’armée a pris une place majeure non seulement dans le domaine politique, mais également dans des filières économiques utilisées comme des prébendes. Enfin, le poids des structures traditionnelles, notamment tribales, fait que chaque communauté se refuse à partager avantages et pouvoir ; cependant, l’évolution actuelle tend à les affaiblir.

Mais les idées et les aspirations à la démocratie semées par le Mouvement vert en Iran en 2009 ou celles nées des printemps arabes, parties de Tunisie en décembre 2010, mais qui se sont étendues au Moyen-Orient, ne disparaîtront pas. Le rejet des autocraties prédatrices apparaît à terme inéluctable. Les modalités seront sans doute variées – réformes internes, implosion, révolutions –, mais la tendance de fond apparaît déjà bien marquée.

La question est de savoir à quelles forces politiques pourra profiter cette évolution. Le clivage entre « islamo-conservateurs » et « progressistes », même s’il reste schématique, n’est sans doute pas près de se résorber. On a vu comment, dans un certain nombre de pays musulmans, la possibilité d’élections libres a profité à l’islam politique, comme en Tunisie, en Turquie ou en Égypte. La fin de l’islam politique n’est sans doute pas pour demain, malgré des échecs évidents : cet affrontement risque de perdurer encore à l’horizon 2050, car il reflète des divisions profondes sur la question de la modernité, non seulement au Moyen-Orient, mais dans l’ensemble du monde musulman.

Le poids persistant des forces armées

Les armées jouent un rôle majeur dans la plupart des États et disposent de budgets importants. Il en est de même des services de renseignement qui sont au cœur de l’État profond.

Ces armées sont équipées de matériel le plus souvent récent, voire sophistiqué. Si Israël est le seul pays disposant d’un arsenal nucléaire, il est clair que la « tentation nucléaire » existe chez des dirigeants d’autres pays qui, au nom de la sauvegarde de la sécurité nationale, veulent s’appuyer sur un instrument de dissuasion. Le cas de l’Iran n’est pas unique : l’Égypte, l’Arabie saoudite, la Turquie ont à l’évidence cette tentation, comme en témoigne leur volonté de se doter d’un programme civil ambitieux. À terme, le risque de prolifération demeure.

L’armée a un rôle aussi bien politique qu’économique. Des généraux sont nommés à la tête d’entreprises et elle bénéficie d’avantages particuliers et représente pour beaucoup un moyen d’ascension sociale.

Cependant, ce rôle est parfois concurrencé par la montée en puissance de milices qui ont souvent une réelle autonomie. Parfois, elles ont été créées, comme en Syrie, par le pouvoir lui-même ; parfois, elles ont surgi à l’initiative de partis ou d’un État tiers, essentiellement l’Iran. Il est probable que cette situation perdurera, ne serait-ce qu’en raison de la défense des avantages acquis. Leur dissolution ou intégration dans les armées régulières seront difficiles.

Enfin, la persistance du risque terroriste, qu’il s’agisse de la mouvance d’Al-Qaïda ou de celle de l’EI, est un défi pour les armées dans les années futures [lire notre dossier dans Diplomatie no 99, juillet-août 2019]. Malgré la reprise des territoires occupés par l’EI et l’affaiblissement d’Al-Qaïda, plusieurs dizaines de milliers de djihadistes ou groupes terroristes sont encore potentiellement actifs aussi bien en Turquie et au Levant que dans le Sud de la péninsule Arabique. L’éradication de ces groupes est une œuvre de longue haleine qui ne sera sans doute pas terminée en 2050.

Ainsi, il est probable que les armées conserveront leur rôle prééminent dans le Moyen-Orient de 2050. Si elles peuvent afficher une certaine neutralité en cas de processus d’ouverture démocratiques, il est douteux qu’elles acceptent des réformes qui amoindriraient leur rôle de défense de la sécurité de leur pays ou qui affecteraient leurs privilèges.

Un paysage géopolitique bouleversé

Le poids des différents acteurs extérieurs à la région est en train de se modifier de façon évidente. On peut penser que les évolutions qui s’amorcent confirmeront ce basculement géopolitique à l’horizon 2050.

Une influence européenne en déclin

Les pays européens – en particulier la France et le Royaume-Uni – qui jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale ont joué un rôle essentiel au Moyen-Orient risquent de voir ce rôle continuer à décliner encore, même si l’Union européenne reste, économiquement et financièrement, un partenaire majeur. Malgré une rhétorique généreuse et le déblocage de fonds importants, l’Europe n’a pas su peser dans le déroulement des révolutions arabes, ni éviter leur échec. Par ailleurs, si elle a joué un rôle déterminant dans la négociation comme dans la conclusion de l’accord de Vienne avec l’Iran en 2015, elle n’a pu le défendre efficacement. En se pliant aux injonctions et aux sanctions américaines, elle a contribué ainsi à la mort de cet accord et perdu de sa crédibilité.

Un désengagement américain

La politique de retrait amorcée par Barack Obama et confirmée par Donald Trump s’explique par la convergence de plusieurs motivations : lassitude de l’opinion publique américaine ; retrait d’un bourbier où il n’existerait aucun intérêt américain majeur ; priorité donnée au défi présenté par la volonté de puissance de la Chine.

Mais les États-Unis, malgré le déplacement de priorité vers le Pacifique, ne pourront être absents de cette région, où ils conserveront des bases militaires, ne serait-ce que pour veiller à la sécurité d’Israël ou pour contrer l’influence de l’Iran avec lequel l’affrontement va se poursuivre. En outre, ils ne peuvent se désintéresser de cette zone stratégique, où l’Arabie saoudite, pays fragile, joue un rôle essentiel dans la régulation des cours du pétrole. Ils continueront d’être présents, voire s’engageront dans un nouveau conflit, cette fois-ci avec l’Iran, si ce pays devait reprendre sérieusement son programme nucléaire militaire. On n’est pas à l’abri de nouvelles interventions américaines déstabilisatrices.

Le retour de la Russie

La Russie des tsars comme l’URSS ont toujours eu une politique active en direction des mers chaudes, en particulier vers le Bosphore et le Moyen-Orient. Après l’écroulement de l’Union soviétique en 1989 et la décennie noire, la Russie s’efface entre 1990 et 2005. Son retour est annoncé par Vladimir Poutine à l’occasion de la conférence de Munich sur la sécurité en 2007. Il multiplie les voyages au Moyen-Orient, renoue le fil avec les anciens pays sous influence soviétique et joue un rôle de plus en plus actif tant au niveau du Conseil de sécurité que sur le terrain. Il joue ainsi un rôle essentiel en Syrie en apportant un soutien décisif à Bachar el-Assad.

De façon plus surprenante, la Russie est maintenant très présente dans des pays avec lesquels, dans le passé, elle entretenait des relations difficiles, voire hostiles, comme l’Iran ou même Israël où une importante communauté russe exerce une influence croissante sur la vie politique. Avec l’Arabie saoudite, une concertation étroite dans le domaine du marché pétrolier est établie entre les deux pays dans le cadre des réunions de l’OPEP+. Enfin, avec la Turquie, autre ennemi héréditaire, elle a noué des relations étroites, y compris dans le domaine militaire, qui agacent les États-Unis comme les autres membres de l’OTAN.

De fait, la Russie a retrouvé crédibilité et influence au Moyen-Orient. Elle démontre qu’elle ne lâche pas ses amis, contrairement aux États-Unis ; elle parle à tout le monde et apparaît comme un interlocuteur incontournable, notamment pour résoudre la question syrienne. À long terme, elle entend tirer profit de cette situation favorable et conforter ce retour en force, en marginalisant davantage une influence américaine en déclin.

Une Chine à volonté hégémonique

Depuis le début des années 2000, la Chine place ses pions de façon discrète, mais efficace. Celle-ci est d’autant mieux acceptée qu’elle évite toute ingérence, notamment en matière de droits de l’homme, et qu’elle propose produits ou investissements à des conditions souvent favorables. De fait, la présence économique chinoise s’est considérablement élargie, notamment en Arabie saoudite et en Iran dont la Chine est devenue le premier client, fournisseur et investisseur.

Cependant, certains indices laissaient déjà penser que sa politique dans cette zone dépasse le champ économique. Elle accueille ainsi de façon continue des ressortissants de la région dans des séminaires de formation, notamment des diplomates. L’instauration de rencontres régulières entre le secrétaire général de la Ligue arabe et les vingt-deux ministres des Affaires étrangères et leur homologue chinois a déjà une dimension politique évidente. Elle dispose maintenant d’une base à Djibouti, à proximité immédiate du Moyen-Orient.

La tournée de Xi Jinping au Moyen-Orient en janvier 2016 marque un tournant : lors de son passage, il propose un véritable partenariat à long terme à ses interlocuteurs, y compris dans des domaines sensibles. Le projet de nouvelles routes de la soie, initiative éminemment politique, concerne aussi cette région. Ainsi, la Chine est devenue progressivement une puissance majeure au Moyen-Orient, avec des objectifs stratégiques évidents, et entend conforter cette politique, car cette région pose à terme un problème pour sa sécurité.

Le paysage géopolitique de la région s’est ainsi modifié de façon significative depuis une décennie. Il est probable que cette évolution se confirmera dans les années qui viennent, notamment au profit de la Chine qui manifeste sa volonté de puissance au niveau mondial. D’autres acteurs asiatiques affirment également leur influence dans cette zone, comme l’Inde ou la Corée du Sud. Ce basculement a été facilité par un rejet croissant de l’Occident qui touche non seulement les États-Unis, mais aussi, de façon plus récente, l’Europe. Ils sont accusés d’avoir pratiqué le double standard en faveur d’Israël ou au détriment de plusieurs pays de la région, qu’il s’agisse de l’Irak ou de l’Iran, et d’avoir contribué à l’essor des mouvements djihadistes par leurs multiples interventions. Il est reproché plus spécialement à l’Europe de n’avoir pas accueilli de façon décente les réfugiés et les immigrés en provenance des pays du Moyen-Orient. Son attitude jugée hostile à l’égard de l’islam et de ses minorités musulmanes est également dénoncée. Son image dans les opinions publiques moyen-orientales s’est profondément dégradée.

Des scénarios aléatoires

Compte tenu des multiples variables évoquées ci-dessus, établir des scénarios à l’horizon 2050 est bien évidemment très aléatoire. Aux États-Unis, plusieurs études prospectives ont été réalisées, notamment à l’initiative de la CIA (4). Elles sont dans l’ensemble peu optimistes.

Scénario noir : chaos et implosion

Dans ce scénario, les évolutions actuelles préoccupantes se confirment, les risques de violences se concrétisent, la rivalité entre sunnites et chiites continue d’être instrumentalisée et les affrontements par procuration, voire directs, s’amplifient.

L’objectif de regime change visant l’Iran est poursuivi avec détermination, d’autant plus que ce pays a repris son programme atomique à caractère militaire et entreprend de se constituer un arsenal nucléaire. Les successeurs de Donald Trump, qu’ils soient républicains ou démocrates, réagissent à cette politique. À une échéance qui peut intervenir à court ou moyen terme, la coalition formée des États-Unis, d’Israël, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis qui, jusqu’alors, n’affrontait l’Iran que par procuration, passe à des actions sur le territoire iranien et tente de faire tomber le régime par des actions militaires répétées. L’Iran riposte directement sur des cibles vulnérables américaines, notamment en Irak et en Syrie, et sur des objectifs saoudiens ou émiratis. Des troubles éclatent en Iran, mettant le pays au bord de la guerre civile. La Russie, la Chine et la Turquie prennent fait et cause pour l’Iran. Ce conflit a naturellement des répercussions sur l’exploitation et sur l’exportation des hydrocarbures.

De son côté, Israël, qui a annexé la Cisjordanie, doit faire face à une double menace : au nord, le Hezbollah lance des attaques sur son territoire ; en Cisjordanie, les Arabes menacés d’expulsion se révoltent. L’Irak, la Syrie, le Yémen comme la Libye sont arrêtés dans leur reconstruction institutionnelle et physique et se fragmentent en différents micro-États tenus par des seigneurs de la guerre s’appuyant sur des milices brutales. De nouvelles révoltes éclatent dans les pays qui avaient réprimé les printemps arabes avec succès. L’Égypte, la Jordanie, mais également les monarchies du Golfe sont déstabilisées sous la conjonction des oppositions démocratiques et islamo-conservatrices. Les djihadistes de la mouvance d’Al-Qaïda comme de celle de l’EI jouent leur propre jeu et contribuent à semer le chaos.

Cette situation chaotique qui pourrait perdurer encore à l’horizon 2050 a un double effet : elle met en mouvement des populations qui fuient la violence ou l’absence de perspectives d’avenir, notamment les jeunes ; c’est un vivier pour les terroristes avides de porter le djihad chez les « mécréants ». Cela affecte la sécurité aussi bien des pays occidentaux que des États asiatiques musulmans, ou qui comptent des minorités musulmanes importantes comme l’Inde ou les Philippines. En outre, le Moyen-Orient deviendrait le champ clos des rivalités entre les États-Unis et l’Europe d’une part, et entre la Russie et la Chine d’autre part.

En 2050, le Moyen-Orient est tombé dans une situation d’anarchie violente non maîtrisable qui menace la sécurité du monde.

Scénario blanc : un Moyen-Orient apaisé

Dans cette hypothèse, l’Iran accepte un contrôle renforcé sur ses programmes nucléaire et balistique, se retire de Syrie et dissout les milices chiites qu’il arme et finance. Dans ce contexte, l’Arabie saoudite accepte de normaliser ses relations avec l’Iran et cesse de réprimer la communauté chiite qui vit sur son territoire.

Par ailleurs, les membres permanents du Conseil de sécurité s’emploient à organiser un véritable système de sécurité dans le Golfe et même dans l’ensemble du Moyen-Orient en concertation avec les puissances régionales. Une enceinte ad hoc pourrait être mise en place à l’horizon 2050, voire plus tôt, s’inspirant tout à la fois de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) telle qu’elle a été organisée en Europe et du format de négociation qui a fonctionné efficacement pour régler le problème du nucléaire iranien. Une conférence regroupant les puissances régionales d’une part, avec la Turquie et l’Iran, et les membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne d’autre part, pourrait se tenir avec un double objectif : définir les conditions d’un règlement des principaux conflits en cours, notamment en Syrie et au Yémen, et assurer le suivi des négociations ; mettre en place dans le Golfe un pacte de sécurité qui définirait des principes fondamentaux des relations entre États, comparables à ceux contenus dans le Décalogue de l’OSCE.

Pour sa part, Israël accepterait enfin la création d’un État palestinien sur une base proche de ce qui avait été acté par Miguel Moratinos, l’envoyé spécial de l’Union européenne, lors de la rencontre à Taba au début de l’année 2001. Cette base de règlement comprenait le retour aux frontières de 1967, avec quelques ajustements territoriaux, l’arrêt des colonies de peuplement, le droit au retour, et Jérusalem comme capitale du nouvel État. Des relations diplomatiques seraient établies avec l’ensemble des pays arabes.

Par ailleurs, une solution politiquement satisfaisante aurait été trouvée en Syrie, avec le départ de Bachar el-Assad. La reconstruction du pays est assurée avec notamment une participation active de l’Union européenne. Un accord politique serait trouvé en Libye et au Yémen pour assurer l’unité de ces deux pays et la représentation de leurs différentes forces politiques. En Irak, le gouvernement associe effectivement la minorité sunnite au pouvoir politique. Les monarchies arabes – la Jordanie et les pays de la péninsule Arabique – accepteraient d’évoluer progressivement vers un régime constitutionnel. La Turquie retrouverait la voie d’une véritable démocratie. Quant à l’Iran, le poids des jeunes et des éléments réformateurs permettrait d’y établir peu à peu un régime démocratique qui abandonnerait le régime Velayat el-Faqih (principe de primauté du religieux sur le politique). Il en serait de même de l’Égypte, où les militaires céderaient la place à un président civil, mais resteraient garants des intérêts supérieurs du pays.

D’une façon générale, l’affrontement entre sunnites et chiites serait apaisé et leurs minorités respectives protégées. Il en serait de même des minorités chrétiennes, notamment en Syrie, en Irak et en Égypte. Le régime d’autonomie des Kurdes d’Irak serait conforté. Les minorités kurdes de Syrie, de Turquie et d’Iran bénéficieraient d’un régime d’autonomie reconnaissant leur identité.

Dans le domaine économique, la lutte contre la corruption associée à des politiques plus cohérentes et mieux adaptées permettrait d’améliorer le climat des affaires, provoquant le retour des investisseurs aussi bien nationaux qu’étrangers. Le Moyen-Orient retrouverait alors une croissance lui permettant de dégager des emplois pour une population active en augmentation. Dans cette hypothèse, en 2050, il serait une zone apaisée et démocratique, connaissant un modèle de croissance diversifiée.

Scénario gris : des évolutions contrastées

Ces deux scénarios extrêmes pèchent l’un par pessimisme catastrophiste, l’autre par angélisme optimiste. Si le pire n’est jamais sûr, on ne saurait cependant rêver. Quelle situation réaliste peut-on envisager pour 2050 ?

Le poids des puissances régionales non arabes – Iran, Turquie, Israël – pourrait se renforcer. La rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Égypte pour le leadership de la région perdurera, mais il est peu probable que l’Irak comme la Syrie puissent retrouver leur rôle du passé. Cependant, les rivalités entre puissances arabes et non arabes risquent de s’exacerber.

L’Iran sera toujours une puissance régionale défendant ses intérêts, notamment de sécurité. Un effondrement du régime des ayatollahs ne modifiera pas de façon significative sa politique étrangère ni sa recherche de moyens de dissuasion, y compris nucléaires. On peut espérer cependant que l’antagonisme qui l’oppose aux États-Unis, à Israël, à l’Arabie saoudite, et qui prend actuellement une tournure inquiétante, sera enfin résolu ou tout au moins apaisé avec la mise en place d’un modus vivendi qui pourrait s’appuyer sur quelques principes simples : abandon de toute diabolisation réciproque, renonciation au regime change d’un côté, à l’arme nucléaire de l’autre ; élaboration d’un accord informel définissant les termes d’une cohabitation (renonciation à la guerre de l’ombre contre l’abandon de toute implantation durable en Syrie). On peut espérer que, d’ici à 2050, une solution pragmatique de ce type pourra être acquise entre dirigeants responsables.

En revanche, on peut craindre que la question palestinienne ne soit toujours pas résolue à cette date, compte tenu de l’évolution de la politique intérieure en Israël, de la faiblesse des Palestiniens et du désintérêt de plus en plus évident des grandes puissances, voire des États arabes pour ce problème. Le maintien d’un régime d’occupation et le refus de reconnaître des droits politiques aux Palestiniens restera un facteur de troubles affectant la sécurité d’Israël et son caractère démocratique. La situation de fait accompli, y compris de probables annexions en Cisjordanie, rend très improbable la création d’un État palestinien viable.

On peut espérer qu’à cette échéance, l’Irak aura retrouvé sa stabilité sous une gouvernance démocratique assurant une place effective à la minorité sunnite. En revanche, il n’est pas sûr que la Syrie, comme la Libye ou le Yémen, puissent retrouver la place qui était la leur avant le déclenchement des printemps arabes : ils resteront des pays fragiles. L’importance des affrontements communautaires, l’ampleur des pertes humaines, le départ d’une grande partie des élites, la présence persistante de milices multiples vivant de cet état de guerre civile larvée rendent difficiles la reconstruction de l’État et, à plus forte raison, le retour à une normalité et une stabilité véritables.

Cependant, on peut penser que des éléments de démocratie progresseront dans plusieurs pays, en Turquie, en Jordanie comme en Égypte, et qu’ils profiteront aussi bien aux forces progressistes qu’aux islamo-conservateurs. La République islamique d’Iran devra se réformer si elle ne veut pas imploser : encore faut-il que le camp de réformateurs ne soit pas affaibli par la politique menée actuellement par les États-Unis qui ne font que renforcer celui des éléments les plus conservateurs. Quant aux régimes féodaux de la péninsule Arabique, malgré les accords de coopération militaire conclus avec les pays occidentaux, ils ne survivront à terme que s’ils commencent à associer au pouvoir leur population, notamment les jeunes, avec des parlements élus. Mais cette marche vers la démocratie ne se fera pas sans à-coups, voire violences et retours en arrière.

S’agissant de la menace terroriste, elle risque d’être toujours présente à l’état endémique, au Moyen-Orient comme ailleurs, tout en restant contrôlée.

Ainsi, la région offrirait en 2050 un tableau contrasté où se juxtaposeront comme actuellement des zones de stabilité, voire de prospérité, et des pays sinistrés sujets à de nouveaux troubles. Elle restera une zone sous tension où les différentes influences – l’Europe, les États-Unis, la Russie, la Chine – seront en concurrence de plus en plus affirmée.

Il est certain qu’aucun de ces scénarios ne résistera à la réalité des faits. Dans une certaine mesure, ils reflètent plus des souhaits que des prévisions. Mais cette réflexion peut contribuer à identifier les lignes de force et les tensions qui se développeront dans cette zone particulièrement sensible avec des règles du jeu spécifiques et aléatoires. Elle permet également de mesurer les risques de violences, voire de guerre dans une région dont la stabilité importe au plus haut point aux pays européens, et à la France en particulier. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. Comme l’a prouvé l’expérience du passé, dans cette région du monde plus encore que dans les autres, seul l’imprévisible est sûr.

Notes
(1) Ancien diplomate, ancien ambassadeur en Jordanie, ancien directeur d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères, ancien président de l’Institut du monde arabe.
(2) Ministère des Affaires étrangères et ministère de l’Éducation nationale, « Iran », Les Dossiers de Campus France, no 33, décembre 2016 (p. 11-12).
(3) Voir les chiffres du dernier recensement en 2017 (hors population immigrée) : https://​www​.stats​.gov​.sa/​e​n​/​852
(4) Voir par exemple l’exercice de prospective à l’horizon 2035 : National Intelligence Council, Global trends : paradox of progress, Washington, NIC, janvier 2017 (https://​www​.dni​.gov/​f​i​l​e​s​/​d​o​c​u​m​e​n​t​s​/​n​i​c​/​G​T​-​F​u​l​l​-​R​e​p​o​r​t​.​pdf).

Légende de la photo en première page : Des enfants cheminent seuls vers une destination inconnue, aux environs de Rihab, ville jordanienne ancestrale située à quelques kilomètres au sud de la Syrie, en février 2018. Seconde région la plus dynamique en termes de démographie, après l’Afrique subsaharienne, l’ensemble Afrique du Nord et Moyen-Orient devrait voir sa population augmenter d’environ 50 % d’ici à 2050, d’après les projections 2019 de l’ONU. (© Blandine Jauffrineau)

Article paru dans la revue Diplomatie n°100, « Le monde en 2050 », septembre-octobre 2019.

À propos de l'auteur

Denis Bauchard

Ancien ambassadeur en Jordanie (1989-1993) et au Canada (1998- 2001), directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères (1993-1996), directeur du cabinet du ministre (1996-1997) et président de l’Institut du monde arabe (2002-2004).

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