Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Quelle stratégie pour la France en Indo-Pacifique ?

La ministre des Armées, Florence Parly, a présenté la stratégie de défense française en Indo-Pacifique lors du Shangri-La Dialogue qui s’est tenu en juin 2019 à Singapour. Nous parlions jusqu’à présent d’« Asie-Pacifique ». Pourquoi ce changement ?

A. Guitton : Le concept d’Indo-Pacifique est davantage en adéquation avec notre vision de la région : il englobe les océans Indien, Pacifique et Austral où nous avons des intérêts particuliers.

Pour la France, l’Indo-Pacifique représente un continuum sécuritaire qui s’étend de Djibouti à la Polynésie française. C’est une réalité opérationnelle qui se traduit par cinq commandements militaires répartis entre trois forces de souveraineté (FAZSOI, FANC, FAPF) et deux forces de présence (FFEAU, FFDj) (1). La France entretient par ailleurs un réseau dense de 18 attachés de défense résidents et non résidents, accrédités dans 33 pays, qui, avec le concours d’attachés de défense adjoints, d’attachés « armement » et de coopérants militaires permanents, développent la coopération bilatérale dans tous les domaines relatifs à la défense.

Ces moyens sont indispensables pour garantir la protection et la sécurité des ressortissants et des territoires français, le contrôle des zones économiques exclusives (ZEE) et pour mettre en œuvre les activités de coopération de défense de la France.

Pourquoi la France s’intéresse-t-elle autant à l’Indo-Pacifique, région qui apparaît bien éloignée de la métropole ?

Pour une raison simple : la France est une puissance souveraine de l’Indo-Pacifique par ses territoires et sa population. L’Indo-Pacifique, c’est 1,6 million de citoyens français dans les départements, collectivités et territoires d’outre-mer, plus de 200 000 ressortissants expatriés dans les États de l’Indo-Pacifique et 9 des 11 millions de km2 de notre ZEE. C’est aussi une région cruciale pour notre économie : elle représente 60 % de la population mondiale et un tiers du commerce international. Plus d’un tiers des exportations françaises hors UE sont à destination de la région dans son ensemble. En retour, l’Indo-Pacifique représente plus de 40 % de nos importations hors UE. Il existe ainsi une véritable interdépendance économique entre la France et les pays de l’Indo-Pacifique.

En quoi cette zone nécessite-t-elle un investissement particulier des Armées au point de publier une stratégie de défense ?

L’espace indo-pacifique peut sembler éloigné au regard des menaces immédiates auxquelles nos concitoyens sont exposés. La mondialisation induit cependant un accroissement des interdépendances et un rapport quasi immédiat aux événements les plus éloignés. Toute crise en Indo-Pacifique a des conséquences directes pour la France et l’Europe.

Et malheureusement, le contexte sécuritaire de l’Indo-Pacifique est en dégradation. La compétition sino-américaine se superpose à une mosaïque de tensions : crise nucléaire nord-coréenne, persistance des menaces transnationales, conflits territoriaux irrésolus ou encore les conséquences sécuritaires du changement climatique. On assiste aussi à un renforcement des moyens militaires de l’ensemble des pays de la zone, ce qui accroit potentiellement le risque d’escalade.

On le voit par exemple dans l’investissement fait par la Chine ou l’Inde dans des capacités d’action en haute mer, qui ajoute une complexité supplémentaire aux tensions territoriales qui animent la relation entre ces deux puissances nucléaires. Une crise entre ces deux acteurs mondiaux pourrait rapidement se déplacer dans l’océan Indien.

Par ailleurs, nous sommes particulièrement inquiets de voir que les États recourent de manière croissante à des moyens d’intimidation stratégique dont le spectre s’élargit, qu’il s’agisse de moyens militaires classiques, du recours à des milices privées ou à des forces paramilitaires, ou de l’usage des espaces communs comme le spatial et le numérique comme champs de confrontation. Cette dynamique ne fait que renforcer le phénomène de divergence des intérêts entre les États, dans une région déjà marquée par l’hétérogénéité des ambitions politiques.

La sécurité de demain se construit aujourd’hui. Dans ce contexte géostratégique en mutation, les ambitions de la France sont avant tout de renforcer ses liens de coopération et de partenariats avec les pays d’un vaste espace où les bénéfices du multilatéralisme et du respect du droit international seront essentiels à la paix et à la sécurité régionales. Il s’agit aussi pour la France de préserver son influence et sa capacité d’action afin de maintenir un environnement sécuritaire propice à ses activités économiques et politiques, ainsi qu’à celles de ses partenaires. La publication de notre stratégie de défense s’inscrit dans cette logique.

Pourriez-vous nous présenter les priorités de cette stratégie ?

Comme l’a expliqué la ministre des Armées, Florence Parly, à Singapour en juin dernier à l’occasion du Shangri-La, notre stratégie s’articule autour de cinq priorités. Tout d’abord, il s’agit d’assurer la sécurité de nos citoyens, de nos territoires et de nos intérêts. Deuxièmement, la France souhaite contribuer à la sécurité des espaces régionaux entourant nos outre-mer par la coopération militaire et une diplomatie de défense renforcée. Troisièmement, nous entendons préserver un accès libre et ouvert aux espaces communs comme la mer, l’espace aérien ou le cyberespace. La sécurisation des voies de communication maritimes est en particulier au cœur de nos préoccupations. Quatrièmement, la France s’implique dans le renforcement des dispositifs multilatéraux qui sont indispensables au maintien de la stabilité régionale. Enfin, nous souhaitons tirer les enseignements des catastrophes naturelles qui ont frappé la région pour mieux se préparer à celles qui ne manqueront pas de se multiplier avec le changement climatique [voir p. 29]. Plus largement, nous portons notre effort sur la garantie du respect du droit international, comme la liberté de navigation et de survol, la consolidation du régime de non-prolifération et le renforcement des processus multilatéraux de dialogue et de concertation.

Comment le concept français d’Indo-Pacifique s’inscrit-il avec les autres concepts d’Indo-Pacifique développés par le Japon ou les États-Unis ?

Le concept d’Indo-Pacifique est souvent critiqué par les experts pour n’être pas assez précis et recouvrir des réalités politiques différentes. C’est vrai, dans une certaine mesure : les États-Unis par exemple arrêtent leur définition géographique de cette zone au flanc est de l’Inde, alors que la France et l’Inde l’étendent jusqu’aux côtes africaines.

Toutefois, ces divergences ne doivent pas masquer la forte convergence qui existe aujourd’hui entre la France et ses grands partenaires de la zone (les États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon) dans la définition des risques et des menaces auxquels nous devons faire face, ainsi que dans les valeurs et les intérêts qui animent nos politiques étrangères. La contraction de l’espace géostratégique qu’illustre l’emploi du terme « Indo-Pacifique » signifie qu’une crise dans un endroit donné de cet espace affectera l’ensemble de nos partenaires. Cette réalité nécessite un travail diplomatique constant en faveur d’une plus grande coopération et d’un renforcement des structures multilatérales, qui sont aujourd’hui encore très fragiles, notamment dans l’océan Indien.

L’importance du dialogue, du multilatéralisme ainsi que celle d’un ordre international fondé sur le droit sont partagées par nos partenaires et mises en valeur dans leurs stratégies. J’ajouterai d’ailleurs que l’Australie, avec qui nous développons un partenariat stratégique de tout premier plan, a également publié une stratégie indo-pacifique. Cela étant dit, la France a une longue tradition d’indépendance et ne s’aligne donc pas sur la stratégie de tel ou tel partenaire.

A-t-on les moyens militaires de contribuer réellement à la sécurité de la région ?

Nous y contribuons déjà de façon significative. Grâce à nos 7000 militaires présents en permanence dans la zone, mais aussi aux déploiements aériens et navals ponctuels, nous apportons une contribution directe à la sécurité régionale. Nos forces veillent prioritairement à la protection et à la sécurité des territoires français ainsi qu’au contrôle des zones économiques exclusives. Elles participent aussi aux opérations de secours aux populations, à la lutte contre les trafics, aux missions de l’action de l’État en mer et aux activités de coopération de défense dans tous les domaines.

À titre d’exemple, les forces armées françaises ont saisi plus de 15 tonnes de drogue en océan Indien en 2018. Nos forces sont également intervenues après le cyclone Idai au Mozambique en 2019, après le séisme en Indonésie l’an dernier et après chaque cyclone dans le Pacifique sud. Par ses déploiements réguliers, la France défend aussi la liberté de navigation et de survol. Concernant la crise nord-coréenne, la France participe à la mission de surveillance visant à faire respecter la résolution 2375 des Nations Unies relative aux manœuvres de transbordements illégaux.

Enfin, nous entretenons de nombreux partenariats de défense avec les États de la région afin d’accroître l’efficacité de notre réponse collective aux défis sécuritaires. Par exemple, nos forces armées se coordonnent lors d’opérations de secours dans le Pacifique sud avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Vous mentionnez les partenariats de défense de la France en Indo-Pacifique. Pourriez-vous développer ?

Si notre présence militaire est significative, elle demeure limitée à l’échelle de l’Indo-Pacifique. La sécurité collective se construit nécessairement à plusieurs. C’est pour cela que nous sommes très attachés à contribuer au renforcement de la présence européenne dans cette zone. Les capacités d’action de la France dans l’Indo-Pacifique ouvrent une opportunité de mobilisation de nos partenaires européens dans une région où la majorité d’entre eux possède des intérêts.

Les États-Unis sont notre allié historique et notre partenaire traditionnel dans l’Indo-Pacifique, en raison de la convergence de nos intérêts de défense et de sécurité et du haut niveau d’interopérabilité entre nos forces. Avec l’Inde, l’Australie et le Japon, nous sommes liés par une communauté d’intérêts et de valeurs qui nous permet d’entretenir des coopérations de défense approfondies, en particulier dans les domaines industriel et maritime. À mesure que la présence chinoise s’accroît dans la région, la nécessité de maintenir le dialogue avec Pékin s’avère cruciale.

Nous avons également noué d’importants partenariats avec les pays d’Asie du Sud-Est, au premier rang desquels Singapour, la Malaisie et l’Indonésie. Dans cette région, la France souhaite accompagner le renforcement de l’autonomie stratégique de ses partenaires et contribuer à la consolidation de l’architecture de sécurité existante. Dans ce cadre, nous soutenons notamment les actions européennes menées au titre de l’Instrument de partenariat sur les enjeux de sécurité en Asie.

Avec l’ensemble de ces partenaires, la stratégie de défense française met un accent particulier sur la coopération maritime, qui est une composante essentielle pour garantir la meilleure connaissance possible des activités en mer. Nous souhaitons renforcer nos partenariats bilatéraux et régionaux en matière de Maritime Domain Awareness, dans le but par exemple de faciliter les échanges de données maritimes en lien avec notre centre de Brest (Maritime Information Cooperation & Awareness – MICA Centre).

Cette stratégie est-elle destinée à contrer la Chine comme la stratégie américaine ?

La stratégie française n’est dirigée contre aucun pays. Elle vise avant tout à protéger nos citoyens, nos territoires et nos intérêts et à promouvoir la paix, la stabilité dans la région. Afin de garantir des relations diplomatiques apaisées, le dialogue est primordial.

Notre stratégie dresse un constat, qui est celui de l’effet structurant de la compétition stratégique sino-américaine sur les équilibres sécuritaires en Indo-Pacifique. L’extension de l’influence de la Chine [voir p. 38] modifie en profondeur l’équilibre des ensembles régionaux et entraîne un redimensionnement des forces américaines [voir p. 31-37]. Le risque est que les grands compétiteurs soient incités à recourir de plus en plus à l’action unilatérale et à diminuer les moyens alloués aux instances multilatérales. Dans l’Indo-Pacifique, le déficit de régulation et l’absence de consensus multilatéral sur les conditions d’accès et d’utilisation des espaces communs nous incitent à rechercher avec nos partenaires stratégiques des solutions pour y remédier.

Promouvoir le dialogue et le multilatéralisme est au cœur de notre stratégie. Nos participations régulières aux différents fora de la région en sont une excellente illustration. Les ministres français participent activement au Shangri-La Dialogue à Singapour depuis 2012 — et cette année particulièrement avec la présence du porte-avions Charles de Gaulle. Le ministère est aussi représenté à haut niveau au Raisina Dialogue en Inde, au Tokyo Defense Forum, au Seoul Defense Dialogue, au Xiangshan Forum de Pékin ou encore au Dialogue d’Oulan-Bator. La France œuvre aussi avec ses partenaires au renforcement de l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS) qu’elle présidera pour deux ans à partir de 2020. Enfin, la France participe au South Pacific Defense Ministers’ Meeting (SPDMM) qui se tient annuellement et continue son processus de rapprochement de l’ASEAN Defense Ministers’ Meeting Plus (ADMM+).

La France a fait entendre plusieurs fois sa voix sur la défense de la liberté de navigation. Comment cela se traduit-il concrètement ? La France mène-t-elle des opérations navales de même nature que celles de la marine américaine ?

En tant que puissance maritime responsable de la deuxième zone économique exclusive mondiale, la France a en effet exprimé à plusieurs reprises l’importance du respect de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), et en particulier la liberté de navigation et de survol. Les Freedom of navigation operations (FONOPS), conduites par la marine américaine depuis les années 1980, sont encadrées par le Congrès américain et visent spécifiquement à dénoncer une interprétation jugée excessive de la CNUDM.

La France exerce régulièrement son droit de navigation et de survol partout où elle l’estime nécessaire, y compris en mer de Chine méridionale. Nous accordons une attention particulière au respect du droit international car les travaux de poldérisation et la militarisation des archipels dans cette zone ont modifié le statu quo et augmenté les tensions. Nous souhaitons éviter la mise en place de situations de fait accompli qui pourraient ensuite se reproduire dans d’autres régions, en Arctique ou en Méditerranée.

Le dernier sommet du Pacific Islands Forum, qui s’est tenu en août 2019, a fait ressortir l’inquiétude des États insulaires vis-à-vis des conséquences du changement climatique et de la montée des océans. Comment la stratégie française tient-elle compte de l’aspect environnemental, crucial pour les États de la région ?

La ministre des Armées a souligné lors de son discours aux Universités d’été de la défense que le lien défense-environnement est de plus en plus structurant. En effet, les événements naturels ont des conséquences sécuritaires importantes. En tant que nation du Pacifique sud, la France ne peut que partager les inquiétudes des États insulaires. Pour certains de ces pays, c’est leur survie même qui est en jeu avec la montée des eaux.

Jusqu’à récemment, nous nous concentrions essentiellement sur la réaction : nos forces armées intervenaient quasi systématiquement après chaque catastrophe naturelle dans la région. Nous devons désormais être aussi dans l’anticipation. C’est pourquoi nous avons lancé plusieurs initiatives visant à mieux anticiper les risques et, si possible, les prévenir. L’Observatoire « Défense et climat », la cartographie des risques environnementaux, le soutien à des programmes scientifiques ciblés ne sont que les premiers jalons d’une politique sécuritaire environnementale innovante et ambitieuse développée par le ministère des Armées [voir p. 29].

Entretien réalisé le 20 septembre 2019

<strong>La France en Indo-Pacifique</strong>
<strong>La présence militaire française en Indo-Pacifique</strong>

Note

(1) FAZSOI : Forces armées de la zone sud de l’océan Indien ; FANC : Forces armées en Nouvelle-Calédonie ; FAPF : Forces armées en Polynésie française ; FFEAU : Forces françaises aux Émirats arabes unis ; FFDj : Forces françaises à Djibouti.

Légende de la photo en première page : Le 1er juin 2019, la ministre française de la Défense, Florence Parly, détaillait la stratégie indo-pacifique de la France à l’occasion du Shangri-La Dialogue, rappelant que la France ne « lâchera pas la protection de ses intérêts » dans une zone où « nous avons des territoires, plus de 1,6 million d’habitants, plusieurs îles de différents statuts, de vastes zones économiques exclusives et la responsabilité qui va avec ». Le dispositif actuel des forces françaises, de Djibouti à la Polynésie, comprend cinq commandements régionaux, trois bases et quelque 7000 militaires. (© IISS)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°53, « La démographie : un enjeu géopolitique majeur », Juin-Juillet 2019.
0
Votre panier