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La force sous-marine russe : une force en convalescence ?

Un article publié à la mi-­octobre 2019 faisait état d’un exercice naval important réalisé par la marine russe (VMF) et plus particulièrement sa force sous-marine avec le déploiement de pas moins de dix sous-­marins, dont huit à propulsion nucléaire, en mer de Norvège et mer de Barents. Ces chiffres qui à première vue peuvent paraître imposants sont pour le moins éloignés de la réalité, surtout si l’on prend la peine de se pencher sur la situation actuelle de la flotte sous-­marine russe.

Cette dernière fut construite, fort logiquement, sur les cendres de la flotte sous-­marine soviétique et est passée par une phase de réduction drastique des effectifs ainsi que par des évènements dramatiques (notamment à la perte du SSGN K‑141 Koursk). Il est vrai que la flotte sous-­marine soviétique se révéla être, lors de la chute de l’URSS, un leurre plus qu’autre chose puisqu’une bonne partie des bâtiments en service avaient largement dépassé l’âge légal de la retraite et n’avaient donc plus aucune utilité opérationnelle réelle. La jeune VMF ne disposant pas des moyens techniques, financiers et humains d’entretenir une flotte aussi pléthorique, de sérieuses coupes claires vont avoir lieu et la flotte sera rationalisée autour des navires les plus modernes et/ou les plus performants. En outre, les programmes de construction en cours vont voir leur production fortement ralentie dans le meilleur des cas, voire carrément abandonnée (1) pour d’autres.

De manière pour le moins surprenante après de longues années de disette au niveau de la disponibilité réelle, de l’admission de nouveaux bâtiments ou de la modernisation, la marine russe s’attend à recevoir plusieurs unités à propulsion nucléaire neuves dans les années à venir, ce qui devrait lui permettre de présenter un visage grandement renouvelé tout en conservant un format globalement identique au format actuel. Néanmoins, plusieurs écueils sont encore à surmonter, concernant la flotte ou la construction navale. Exception faite de la Flottille de la Caspienne, toutes les flottes de la marine russe (du Nord, du Pacifique, de la mer Noire et de la Baltique) disposent de sous-marins.

Cependant, les bâtiments à propulsion nucléaire ne sont présents qu’au sein des deux principales : la Flotte du Nord et celle du Pacifique. Structurée autour du concept de « bastions » (en mer d’Okhotsk et en mer de Barents notamment) hérité de l’époque soviétique, la force sous-­marine russe est chargée à la fois d’assurer une partie de la dissuasion nucléaire russe, de protéger les sous-­marins chargés de la dissuasion, de protéger les lignes de communication/commerciales russes, d’assurer la projection de puissance à distance grâce à la capacité de frappes conventionnelles avec usage de missiles de croisière et enfin de créer des zones de déni d’accès pour les flottes occidentales, visant à les tenir à distance des côtes/sites stratégiques russes. Ce programme pour le moins vaste repose actuellement sur une flotte comprenant un nombre restreint de navires et dont une partie est hors service, en attente de révision générale et de modernisation (2).

Avec l’arrivée sous peu de plusieurs nouveaux bâtiments, les premiers détails du prochain projet Husky ainsi que la sortie de modernisation annoncée de bâtiments hérités de l’époque soviétique, la force sous-marine russe entre dans une phase plus active de modernisation qui mérite que l’on se penche plus avant sur son état actuel, ses perspectives ainsi que ses forces et faiblesses.

La composante navale de la dissuasion nucléaire russe : les SNLE

Composante navale de la dissuasion nucléaire russe, la flotte de sous-­marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) (3) russes est actuellement dans une phase de transition active avec l’arrivée en cours des nouveaux SNLE dits de quatrième génération : les Borei (Izd.09551) (4) et leur variante modernisée, les Borei‑A (Izd.09552). Devant prendre la relève du dernier Delta III (Izd.667BDR Kalmar) ainsi que des six Delta IV (Izd.667BDRM Dolfin), les Borei ont été dessinés et développés par le bureau d’études Rubin à partir de la fin des années 1980 et ont connu une mise en service laborieuse, notamment du fait des difficultés rencontrées dans la mise au point du missile l’équipant, le SLBM 3M30 Bulava (5). Le premier Borei a été mis sur cale au sein du chantier naval SevMash le 2 novembre 1996, mais son admission au service n’est intervenue que le 10 janvier 2013, soit pas moins de 16 ans ( !) plus tard. Il s’agit plus que probablement d’un record en la matière, qui en dit long sur l’état de la construction navale russe durant la période allant de 1992 à 2010 ainsi que sur les difficultés budgétaires de l’État russe, bien qu’il ne faille pas oublier que les Borei devaient initialement emporter le missile R‑39UTTKh Bark dont le développement fut interrompu après trois essais de tir ratés.

Devant être plus petits (objectif qui ne sera guère difficile à réaliser) et donc moins onéreux à exploiter que leurs prédécesseurs de la classe Typhoon (Izd.941 Akula), les Borei(‑A) sont des bâtiments à double coque intégrale d’un déplacement maximal en plongée de 24 000 t et emportent 16 missiles Bulava. Ces derniers sont des missiles MIRV dotés chacun de six têtes de 150 kT et disposant d’une propulsion mixte à carburant solide et liquide leur conférant une portée maximale évaluée à 9 300 km. De plus, les Borei disposent également de huit tubes lance-­torpilles de 533 mm. Vu les délais entre la mise sur cale de la tête de série et les navires suivants, les ingénieurs russes ont eu l’occasion de développer une variante modernisée du Borei avec des modifications sur la coque (6) (taille légèrement réduite et forme optimisée pour réduire le bruit) et les équipements embarqués sans pour autant toucher aux emports en armements, cette nouvelle variante étant reprise sous le nom de Borei‑A. Les trois premiers Borei ont été admis au service en 2013 et 2014 à raison de deux navires au sein de la Flotte du Pacifique et d’un au sein de la Flotte du Nord. De manière pour le moins surprenante, alors que le Borei effectuait des tirs de missiles Bulava durant les essais préliminaires, il n’y a actuellement aucun tir de ce type documenté pour les deux Borei affectés à la Flotte du Pacifique (7).

Cela serait la résultante du manque d’équipements sur le polygone de tir pour les navires du Pacifique ainsi que d’un problème d’installations permettant le stockage et le réarmement des navires sur la base de Vilyuchinsk. Des travaux sont en cours pour corriger cette situation.

Le premier Borei‑A, le Knyaz Vladimir (8), a vu ses essais à la mer se prolonger après la découverte de défauts durant les essais préliminaires. Son admission au service au sein de la Flotte du Nord est annoncée pour le mois de mars 2020, tandis que le Knyaz Oleg, destiné à la Flotte du Pacifique, est attendu d’ici à la fin de l’année. Outre les deux navires cités, la série des Borei‑A compte trois autres bâtiments à divers stades de construction au sein du chantier naval SevMash, ces derniers devant (en théorie) rejoindre la marine russe entre 2022 et 2024. La commande de deux Borei‑A supplémentaires a été annoncée pour 2020 (mais pas encore signée), la série devant compter à terme dix bâtiments : trois Borei et sept Borei‑A à l’horizon 2027, ce qui permettrait de standardiser la flotte stratégique russe sur un même bâtiment.

En attendant l’arrivée des nouveaux SNLE en cours de construction, la composante navale de la dissuasion russe repose sur un Delta III au sein de la Flotte du Pacifique ainsi que sur six Delta IV rééquipés avec le missile R‑29RMU Sineva au sein de la Flotte du Nord auxquels s’ajoutent le TK‑208 Dmitry Donskoy, dernier représentant actif de la classe des Izd.941 Typhoon (Akula) d’un déplacement maximal de 48 000 t, transformé pour recevoir le missile Bulava, mais qui ne servirait manifestement plus que pour des tests et expériences et ne peut donc pas être considéré comme faisant partie de la flotte active. La flotte d’Izd.667BDR(M) est en fin de carrière, le dernier Delta III ayant déjà 38 ans de service au compteur tandis que l’âge moyen de la flotte de Delta IV est de 33 ans, le bâtiment le plus ancien ayant déjà 36 ans de carrière derrière lui. La flotte stratégique russe est répartie de manière inéquitable entre la Flotte du Nord et la Flotte du Pacifique :

• Flotte du Pacifique (base de Vilyuchinsk) : un Delta III et deux Borei ;

• Flotte du Nord (base de Gadzhiyevo) : six Delta IV et un Borei.

Au vu du nombre de bâtiments restant à remplacer et de celui de Borei en construction, on peut s’attendre au retrait de service du dernier Delta III à l’horizon 2021 avec l’arrivée du Borei‑A Knyaz Oleg au sein de la Flotte du Pacifique et des derniers Delta IV au sein de la Flotte du Nord à l’horizon 2027, soit à la fin de l’actuel programme d’armement pluriannuel (GPV). Il sera intéressant de voir si la marine russe va standardiser la répartition de ses SNLE en concentrant les trois Borei au sein de la Flotte du Pacifique et les Borei‑A au sein de la Flotte du Nord.

La flotte d’attaque : les SSGN et SNA

Présentant une situation semblable à celle des SNLE, la flotte de sous-­marins d’attaque russes est construite autour de deux modèles principaux hérités de l’époque soviétique, les SSGN Oscar II (Izd.949A Antey) (9) et les SNA Akula (Izd.971 Shchuka‑B) (10). Ces bâtiments ont très fortement pâti de la disparition de l’URSS et des restrictions budgétaires qui ont suivi ; plusieurs navires en cours de construction étant purement et simplement abandonnés et détruits sur cale. Les SSGN de la classe Oscar II sont des sous-­marins à double coque intégrale d’un déplacement maximal de 24 000 t conçus pour assurer l’engagement et la destruction des groupes aéronavals occidentaux en travaillant de concert avec les Tu‑22M3. Pour ce faire, leur armement principal est composé de 24 missiles supersoniques mer-mer P‑700 Granit disposant d’une charge conventionnelle de 750 kg (11), de quatre tubes lance-torpilles de 533 mm et de deux tubes de 650 mm. Admis au service entre 1986 et 1996, la flotte d’Antey va connaître une vie mouvementée avec des retraits de service prématurés en raison du manque de moyens financiers pour assurer les révisions générales des bâtiments et de la catastrophe du K‑141 Koursk.

Cette flotte s’est stabilisée à huit navires en service, répartis à raison de trois unités dans la Flotte du Nord et de cinq dans celle du Pacifique. Un programme de modernisation des sous-marins a été développé en 2011 par le bureau de design Rubin, visant à compenser le retard connu par les navires de la classe Yasen(‑M). Ce programme repose sur le réemploi des tubes SM‑225A du missile P‑700 Granit et leur modification sur la base de cellules verticales UKSK pour accepter l’emport de missiles Oniks/Kalibr/Tsirkon. En outre, les équipements embarqués sont modernisés avec l’installation d’un nouveau système de contrôle de tir. Passant au standard Izd.949AM, les navires pris en charge par les chantiers navals Zvezdochka et Zvezda voient leurs capacités décuplées avec l’ajout d’une capacité de frappes au sol et de mise en œuvre de missiles de croisière, et peuvent emporter au maximum 72 missiles. Mais les travaux vont se révéler plus complexes et plus longs qu’anticipé. Pour ne rien arranger, les temps de révisions et de carénages des navires en service se sont prolongés plus que nécessaire, ce qui fait que la situation est pour le moins complexe pour les Antey :

• Flotte du Nord : trois navires, dont un en révision et deux en service ;

• Flotte du Pacifique : deux navires en modernisation (sorties en 2022 et 2027), trois navires en service.

Il est de plus en plus probable, vu les délais prévus, que la modernisation ne concernera qu’un petit nombre d’Antey et que l’arrivée des Yasen(‑M) viendra remplacer les autres en priorité.

Les sous-­marins d’attaque de la classe Akula sont basés indirectement sur les Sierra II (Izd.945A), les principales différences résidant dans le remplacement de la coque en titane (onéreuse et difficile à réparer) par une coque en acier et dans la réduction, par un gros travail d’ingénierie, du bruit ainsi que de la signature acoustique de la nouvelle classe, qui surprit plus d’un observateur occidental lors de son apparition. Pas moins de 15 bâtiments d’un déplacement maximal de 12 770 t (12) équipés de quatre tubes lance-­torpilles de 650 mm et de quatre tubes de 533 mm pouvant également mettre en œuvre le missile Kalibr ont été admis au service entre 1984 et 2009 au sein de la Flotte du Pacifique et de la Flotte du Nord. Assurant principalement la couverture et la protection des SNLE, cette classe de sous-­marins a subi de plein fouet les restrictions budgétaires, et les effectifs se sont irrémédiablement réduits. Un programme de modernisation des équipements embarqués et des emports en armements a été conçu, mais la situation de cette classe de navires est pour le moins critique :

• Flotte du Nord (division « de la Bête » 24 DPL) : un navire en service, un en attente de révision, deux en révision et deux en modernisation ;

• Flotte du Pacifique : un en service, deux en modernisation.

La modernisation des bâtiments au nouveau standard Izd.971M se déroule de manière concomitante au sein des chantiers navals Zvezdochka et Zvezda et, selon les prévisions les plus crédibles, la Flotte du Nord devrait disposer de ses six navires en 2024 tandis que la Flotte du Pacifique verrait ses effectifs complets en 2020-2021.

Signalons l’existence d’une microflotte de sous-­marins nucléaires, plus anecdotique mais toujours en service au sein de la Flotte du Nord (7 DPL), composée de deux SNA Sierra II (Izd.945A Barrakuda) d’un déplacement maximal de 10 400 t, disposant de six tubes lance-torpilles de 533 mm et ayant pour particularité une coque en titane. Un des deux navires (le B‑336 Pskov) a été modernisé en 2015 au standard Izd.945M, sans que les détails de cette modernisation ne soient connus – bien que l’emport de missiles Kalibr soit une possibilité qui n’est pas à exclure. Enfin, deux SNA Victor III (Izd.671RTMK) survivants d’une série de cinq sont actifs au sein de la Flotte du Nord. Ces navires d’un déplacement maximum de 7 250 t disposent de deux tubes lance-­torpilles de 650 mm ainsi que de quatre tubes de 533 mm. Il y a fort à parier que ces quatre sous-­marins seront remplacés en priorité avec l’arrivée des nouveaux bâtiments de la classe Yasen(‑M).

Le renouvellement de la flotte d’attaque passe par un nouveau design développé par le bureau Malakhit à partir de la fin des années 1970 et dont le but était d’assurer le remplacement des multiples classes de SNA et SSGN par une classe unique permettant de standardiser la flotte sous-­marine soviétique. Les travaux de développement ont duré beaucoup plus longtemps que prévu (notamment à cause de l’emploi de nouvelles technologies) et c’est le 21 décembre 1993 que le K‑560 Severodvinsk, tête de série de la nouvelle classe Yasen (Izd.08850) a été mise sur cale au chantier naval SevMash. Représentant une rupture avec les traditions soviétiques, cette classe de SSGN d’un déplacement maximal de 13 800 t dispose d’une double coque partielle et emporte 10 tubes lance-­torpilles de 533 mm ainsi que 8 cellules de lancement verticales dérivées des UKSK pouvant emporter un maximum de 32 missiles Oniks/Kalibr/Tsirkon.

La construction du Severodvinsk fut arrêtée pour des raisons financières en 1996, les travaux ne reprenant qu’en 2004 avec un lancement du navire le 15 juin 2010 et une admission au service au sein de la Flotte du Nord le 17 juin 2014. Il se sera donc écoulé 18 ans entre la mise sur cale et l’admission au service de la tête de série. Les ingénieurs russes vont avoir le temps de mettre au point une version modernisée du Yasen, reprise sous le type Yasen‑M (Izd.08851) (13), légèrement plus courte et qui diffère par une suite de capteurs embarqués modernisée et une signature acoustique réduite, les armements restant identiques. Six bâtiments de la classe Yasen‑M ont été mis sur cale chez SevMash entre 2009 et 2017 et la Russie a annoncé (14) qu’elle allait en commander deux de plus, la série au complet comprenant à terme un navire au standard Yasen et huit navires au standard Yasen‑M avec la fin des livraisons en 2027. Le premier Yasen‑M, le K‑561 Kazan est attendu au sein de la Flotte du Nord dans le courant de l’année 2020, sa campagne d’essais ayant mis en avant des problèmes techniques qui ont retardé sa livraison à la marine.

Les sous-marins à propulsion conventionnelle (SSK)

De manière assez surprenante, alors qu’elle n’était pas mise au premier plan à l’époque soviétique, la flotte de sous-­marins à propulsion conventionnelle se porte bien en comparaison avec sa grande sœur nucléaire. Concentrée autour de deux grands modèles dessinés par le bureau Rubin que sont les Kilo (Izd.877 Paltus) et les Improved Kilo (Izd.636.3 Varshavyanka) – ces derniers étant une variante modernisée des premiers –, ces SSK (14 Izd.877 et 7 Izd.636.3) sont en service dans toutes les flottes de la marine russe. D’un déplacement de 3 100 t (Izd.877) ou 3 950 t (Izd.636.3), ils emportent un armement composé de six tubes lance-­torpilles de 533 mm pouvant tirer 18 torpilles ou des missiles Kalibr. Conçus pour assurer la protection rapprochée des côtes et littoraux, les Kilo et Improved Kilo se caractérisent par un niveau de bruit peu élevé qui fait d’eux des navires redoutables. En outre, ils sont produits au sein du chantier naval de l’Amirauté où les délais de production (eu égard aux coutumes russes) sont corrects et réguliers : il faut environ deux ans pour disposer d’un navire en service. La série des Varshavyanka donnant satisfaction, la marine russe prépare le rééquipement de la Flotte de la Baltique (15) avec des navires de cette classe une fois que celui de la Flotte du Pacifique (six navires en service/construction) sera achevé.

Les Lada (Izd.677) constituent autre série de sous-­marins mis au point sur base du Kilo. Leur développement a été pour le moins problématique : avec un déplacement de 2 650 t, cette classe bénéficie d’un travail de pointe sur les techniques de réduction du bruit, avec notamment une coque simple, des dimensions réduites et une propulsion électrique, l’armement étant constitué de six tubes lance-­torpilles de 533 mm. Cependant, la mise au point des solutions techniques déployées sur les Lada a fortement ralenti le développement de cette classe (13 années se sont écoulées entre la mise sur cale et l’admission au service du B‑586 Saint-­Pétersbourg, tête de série) et a fait peser la menace d’un abandon définitif de ce modèle au profit des Improved Kilo. Ce n’est finalement pas le cas puisque, en plus des trois navires actuellement en service/achèvement, la Russie a passé commande de deux unités supplémentaires en juin 2019 (16). Il n’empêche que si le secteur de la construction de SSK se porte bien, le problème des propulsions AIP (anaérobie) n’est pas encore résolu, bien que le bureau Malakhit ait développé un projet afin d’en équiper les Improved Kilo – dont les dimensions augmenteraient significativement pour stocker les équipements nécessaires. Aucun calendrier n’a cependant été communiqué jusqu’à présent.

Les sous-marins spéciaux : la grande inconnue

La Russie exploite toujours une flotte de sous-­marins spéciaux ayant des missions bien spécifiques et sur lesquels elle ne communique que peu ou pas du tout. Cette flotte a été récemment mise à l’honneur de manière tragique avec l’incendie de l’AS‑31 Losharik (Izd.10831) spécialisé dans l’exploration des très hauts fonds marins, qui a coûté la vie à 14 personnes. Cette flotte pour le moins discrète est composée des navires suivants :

• deux sous-­marins de transport BS‑64 et BS‑136 (Izd.09786/09787 ex-Delta III/IV) ;

• un sous-­marin d’exploration des hauts fonds marins AS‑31 (Izd.10831) ;

• trois mini-­sous-­marins des projets 1851/1851.1, les AS‑21, AS‑23 et AS‑35 ;

• trois sous-­marins de recherche, AS‑13, AS‑15 et AS‑33 (Izd.1910 Kashalot).

Appartenant tous à la Flotte du Nord (29 OBDL (17) de Gadzhievo), ces navires sont très peu documentés et les informations à leur sujet sont très parcellaires. Néanmoins, l’arrivée du nouveau drone sous-­marin 2M39 Poseidon (ex Status‑6) à propulsion nucléaire va entraîner l’arrivée de nouveaux vecteurs adaptés à ce système d’arme : deux navires sont en cours de construction ou en phase d’achèvement, le Belgorod (Izd.09852) qui est un ancien Oscar II modifié pour pouvoir emporter six Poseidon. Le Belgorod a été lancé en avril 2019 et sa mise en service est attendue dans le courant de l’année 2020 ; il sera rejoint en 2022 par le Khabarovsk (Izd.09851), un nouveau bâtiment dont le design semble reprendre en partie celui du Borei et qui serait en mesure d’emporter également six Poseidon. Enfin, le B‑90 Sarov (Izd.20120), basé sur une coque de Kilo (mais équipé d’un réacteur nucléaire), servirait pour les tests du système Poseidon avec la capacité d’emporter une seule munition.

Des défis qui perdurent

Tout n’est cependant pas rose – loin de là même – au sein de la force sous-marine russe : si le renouvellement de la flotte, que ce soit par l’admission au service de nouveaux bâtiments ou par la concrétisation de programmes de modernisation, est une réalité enfin ( !) tangible, il reste plusieurs problèmes à traiter, dont le principal qui semble être une constante dans la Russie contemporaine : les temps anormalement longs de production/rénovation de navires par les chantiers navals russes. En comparaison avec leurs équivalents occidentaux, les chantiers navals russes sont des modèles d’inefficience avec une immobilisation des navires beaucoup trop longue eu égard aux travaux à réaliser.

Certes, on peut également blâmer l’indécision chronique des décideurs russes ainsi que l’allocation erratique ou insuffisante des budgets nécessaires, mais il n’empêche que lorsque l’on voit qu’un sous-­marin tel que le K‑132 Irkoutsk (Izd.949A Oscar II) a passé 13 années à naviguer, mais est arrêté/en travaux depuis 21 ans (18) et ne sortira de modernisation qu’à la fin de 2022, on est en droit de se poser des questions (légitimes) sur le sérieux de la gestion de leur flotte sous-­marine. Et il est loin d’être un cas isolé. Mais la construction navale a également sa part de responsabilité dans cette situation : avec la concentration de la production sous-­marine au sein de quelques entreprises, l’ensemble de la production des sous-­marins nucléaires est concentrée au sein du chantier naval SevMash (19) de Severodvinsk, celui-ci détenant un pouvoir important et n’ayant aucune concurrence puisqu’il appartient indirectement à l’État russe via le holding OSK.

Outre la question des navires eux-­mêmes et des capacités de production, une autre difficulté majeure est en vue pour la force sous-marine russe : l’absence de moyens modernes de lutte anti-sous-­marine (ASW). La flotte aérienne des MA‑VMF (l’aéronavale russe) affectée à la lutte ASW est âgée et ne compte qu’un nombre restreint d’appareils : 26 Il‑38(N), 27 Tu‑142MK/MZ et 3 Be‑12 (tous n’étant pas actifs), qui offrent des performances pour le moins limitées. Et même si des programmes de modernisation sont en cours, le faible nombre d’appareils en service ne permet pas d’assurer une couverture aérienne sérieuse et efficace des navires déployés. Le projet de nouvel appareil MPA/ASW basé sur le Tu‑204/214 devrait permettre de gommer ce problème, mais pas avant dix ans au bas mot ; en attendant, les possibilités de déploiement des sous-­marins russes sont limitées par l’absence de moyens de protection efficaces. Il en va de même en ce qui concerne la flotte de surface : sans revenir in extenso sur les problèmes qu’elle rencontre, signalons que ses capacités océaniques sont de plus en plus restreintes en l’absence de remplacement disponible pour les grandes unités océaniques, ce qui obère d’autant la protection de la flotte sous-­marine lors de ses déploiements à distance.

La force sous-marine russe ne serait-elle finalement qu’une force convalescente ? En fait, il semble que oui. Les travaux en cours visant à rétablir dans ses effectifs la 24 DPL (division des SNA au sein de la Flotte du Nord) exploitant les SNA Akula à l’horizon 2024, la sortie de modernisation des premiers SSGN Oscar II à l’horizon 2021-2022, l’admission au service de sept Borei‑A et des huit Yasen‑M, et enfin la poursuite de la production des SSK Improved Kilo pour équiper la Flotte du Pacifique et à terme celle de la Baltique laisse augurer une force sous-­marine fortement rajeunie à l’horizon 2024 et complètement modernisée/renouvelée à l’horizon 2027, qui resterait néanmoins dans un format sensiblement identique au format actuel. En outre, le fait de se concentrer sur des productions en série et non sur des navires limités à trois ou quatre unités permet de simplifier significativement les chaînes logistiques et de diminuer les coûts d’acquisition.

Mais l’avenir se profile avec le début des travaux sur le projet Laïka/Husky (Izd.545) qui vise à créer un nouveau type de sous-­marins d’attaque dessiné par le bureau d’études Malakhit et présentant un déplacement estimé à 12 000 t. Ces bâtiments de plus petit gabarit viendraient compléter les Yasen(‑M) et seraient destinés à remplacer en priorité les Akula et les Oscar II tout en étant des alternatives moins onéreuses à construire et à exploiter que le Yasen‑M. Néanmoins, il ne faut pas s’attendre à l’admission au service de ce qui sera le premier sous-marin développé par la Russie contemporaine avant 2030. 

Notes
(1) Plusieurs navires dont la construction était très avancée seront détruits sur leur cale de montage. C’est le cas notamment de plusieurs SNA Akula et SSGN Antey.
(2) Sur la flotte de surface, voir Benjamin Gravisse, « Marine russe : une modernisation timide », Défense & Sécurité Internationale, hors-­série n° 62, octobre-­novembre 2018.
(3) Repris sous le type RPKSN dans la classification russe (Ракетный подводный крейсер стратегического назначения, littéralement « croiseur sous-­marin emportant des missiles stratégiques »).
(4) Bien que les codes projets Izd.955 et Izd.955A soient régulièrement employés pour désigner les Borei et Borei‑A, les codes projets exacts sont Izd.09551 et Izd.09552.
(5) Plusieurs références existent pour le Bulava : RSM‑56 (traité START), SS‑N‑30 (OTAN), 3M30 (GRAU), R‑30.
(6) Les trois premiers Borei ont été en partie montés avec des sections de coque récupérées sur des SNA Akula démontés et/ou inachevés.
(7) À noter que les deux bâtiments concernés (Aleksandr Nevski et Vladimir Monomakh) ont effectué des essais de tir à l’époque où ils étaient aux essais ; le problème ne serait donc pas lié aux bâtiments.
(8) Chevalier Vladimir. À noter que tous les Borei(‑A) portent ou porteront des noms de héros ou de nobles issus de l’histoire russe.
(9) Repris sous le type APRK en Russie (Атомный Подводный Ракетный Крейсер, littéralement « croiseur sous-­marin à propulsion nucléaire lanceur de missiles »).
(10) Repris sous le type PLAT en Russie (Подводная Лодка Атомная Торпедная, littéralement « sous-­marin atomique avec torpilles »).
(11) Le P‑700 Granit (code OTAN : SS‑N‑19, index GRAU : 3M45) peut au besoin être doté d’une charge nucléaire de 500 kT.
(12) La classe Akula sera modifiée durant sa construction, le déplacement augmentant jusqu’à 13 390 t pour l’Izd.971U.
(13) Bien que les codes projets Izd.885 et Izd.885M soient régulièrement employés pour désigner les Yasen et Yasen‑M, les codes projets exacts sont Izd.08850 et Izd.08851.
(14https://​tass​.ru/​a​r​m​i​y​a​-​i​-​o​p​k​/​6​5​8​8​073.
(15https://​tass​.com/​d​e​f​e​n​s​e​/​1​0​9​8​283.
(16https://​tass​.ru/​a​r​m​i​y​a​-​i​-​o​p​k​/​6​6​0​5​634.
(17) отдельная бригада подводных лодок (« Brigade autonome des sous-marins »).
(18) Attente de modernisation pendant 12 ans (2001-2013) et pas moins de 9 ans de travaux (2013-2022).
(19) Le chantier naval de l’Amour qui produisait notamment les Akula a annoncé arrêter la production de sous-­marins nucléaires en 2011.

Légende de la photo en première page : Le Yuri Dolgorukiy, tête de sa classe (type Borei). (© Oleg Kuleshov/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°71, « Russie : quelle puissance militaire ? », avril-mai 2020.
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