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Les opérations de drones russes en Syrie

Le conflit géorgien avait démontré à la fin de la dernière décennie que les forces russes accusaient un retard critique dans le domaine des drones, concernant aussi bien le développement local des systèmes que l’équipement de ses forces. En effet, la plupart des plates-formes avaient été conçues dans les années 1980.

Dix ans plus tard, le conflit syrien nous révèle qu’un retournement de situation spectaculaire est en cours. Selon les chiffres du ministère de la Défense russe, Moscou aurait déployé en Syrie un peu plus de 72 drones tactiques, de plusieurs modèles, pour couvrir chacun des segments tactiques et opératifs nécessaires à ses missions. Mais d’autres y ont également été testés afin d’explorer de nouveaux modes opératoires.

Les minidrones

Plusieurs mois avant leur intervention sur le théâtre syrien, les forces spéciales russes ont procédé à de très discrètes missions de reconnaissance grâce au minidrone Elsron‑3SV développé par la société Enix de Kazan. L’un de ces drones interceptés par l’Armée de libération syrienne à l’été 2015 avait fait l’objet d’une vidéo largement diffusée sur les réseaux sociaux. Cette aile volante est en fait une évolution du minidrone Elsron‑3 réalisé à la demande des forces terrestres au début des années 2000. Son envergure est de 1,47 m pour une longueur de 63 cm et un poids de 4,3 kg. Si d’autres sociétés comme Zala réalisent ce type de plate-­forme (Zala 421), la grande force d’Enix est d’être parvenu à réaliser une propulsion électrique quasi imperceptible et qui dispose d’une autonomie supérieure à 2 h. Rustique, ce drone nécessite un temps de préparation avant décollage inférieur à 10 minutes, est récupérable par le déclenchement de son parachute à 30 m du sol et est déployable sur des terrains non préparés et de taille réduite. Il est doté du système de navigation Glonass et d’une liaison de données sécurisée pour transmettre ses informations en temps réel, et son rayon opérationnel serait de 25 km. En dehors de sa discrétion acoustique et de son autonomie, l’Elsron apporte également à ses deux opérateurs une certaine souplesse d’emploi grâce à son approche modulaire. En fonction des missions, il est ainsi capable d’emporter une charge utile de 1,2 kg choisie entre une caméra à haute résolution gyrostabilisée, plusieurs capteurs infrarouges qui se distinguent par leur niveau de résolution et même un mini-­brouilleur GPS ou GSM.

Un autre minidrone à propulsion électrique a également été employé : le Tachyon produit par la société Izhevsk. Cette plate-­forme présentée en 2012 a été déployée dans les forces russes à partir de fin 2014. Employé pour l’observation, le ciblage, et le damage assessment, le Tachyon a surtout la particularité de pouvoir être employé comme relais de communication. Ce sont les unités du GRU de la zone militaire centrale, ainsi que celles déployées en Arménie, qui ont éprouvé le système. S’il s’agit également d’une aile volante dotée du même panel de capteurs que l’Elsron et de la même autonomie, il permet, avec un poids d’environ 7 kg, de disposer d’une portée de 40 km pour permettre aux Spetsnaz de reconnaître leurs objectifs plus en profondeur. Et si l’on retrouve également sur ce modèle le duo catapulte/parachute, le Tachyon semble avoir été conçu pour résister à des rafales de vent allant jusqu’à 15 m/s. Ce sont les militants du groupe Jaish al-Izza originaire de Hama qui ont démontré l’emploi de ce drone sur la zone, après être parvenus à en récupérer un exemplaire intact.

Les missions ISR et les opérations cognitives

Mais c’est le drone tactique Orlan‑U qui semble, comme dans le Donbass, avoir été le plus massivement employé. Ce modèle représenterait à lui seul plus de 30 % des plates-­formes sans pilote détenues par les forces russes. Cette voilure fixe low cost de 16 kg est constituée d’éléments en métal et en plastique. Elle est propulsée par un moteur de petite cylindrée mais de conception récente employant un carburant de type AI‑95. Celui-ci permet à l’Orlan d’atteindre un plafond de 5 000 m et de disposer d’une autonomie de 16 h à 75 km/h. Toutefois, en cas de nécessité, sa vitesse de transit pourrait atteindre les 170 km/h. Sous ses aspects modestes, l’Orlan est pourtant un atout critique dans la manche des forces russes en raison de certaines fonctionnalités. Lancé par une catapulte pliable, ce drone, comme les minidrones évoqués plus haut, est également récupéré par un parachute, sachant qu’un boudin gonflable sécurise les charges utiles au moment de l’atterrissage. Mais un dispositif astucieux permet également de dépasser la charge utile prévue limitée à 5 kg. En effet, un système de loquets permet aux éléments de la structure de se désolidariser automatiquement lors de la phase d’atterrissage pour éviter des irréparables. Il dispose également d’une liaison à vue d’une portée de 100 km.

L’Orlan a tiré profit du niveau de miniaturisation et de performances atteint par les capteurs au cours de ces dernières années. Ainsi, la version 10 propose des charges modulaires aux performances différentes et composées de caméras, de capteurs IR ou de relais de communication. Ces charges plug and play peuvent être changées rapidement en fonction de l’évolution de la situation sur le champ de bataille (surveillance large champ, cartographie en 3D par photogrammétrie, identification, tracking…). Les retours d’expériences des opérationnels ont été très positifs, d’autant qu’il a été utilisé pour des missions de force protection, non seulement pour escorter les convois, mais également pour les missions SAR. C’est en effet un Orlan‑10 qui a retrouvé sur la frontière turco-­syrienne montagneuse le pilote du Su‑24M2 abattu par un F‑16. Une version améliorée, l’Orlan‑30, destinée aux régiments d’artillerie, a été présentée en 2013 lors du salon Integrated Security à Noginsk. Cette version est plus imposante, avec un poids de 30 kg, une capacité d’emport de 8 kg et une envergure de 3,8 m. Elle est capable d’emporter quatre charges utiles différentes (caméra de 80 Mpix, caméra EO/IR, SIGINT, désignateur laser…) et d’une liaison de données cryptée d’une portée de 120 km et d’un débit de 2 à 16 Mb/s.

Ciblage et damage assessment sont ici ses principales missions, mais avec des spécificités qu’il est important d’évoquer. Ainsi, en dehors de son capteur optique moyen format pour la cartographie et la reconnaissance grand champ, il est également doté d’un récepteur large bande pour identifier des cibles potentielles dissimulées en détectant leurs émissions électromagnétiques. Il disposerait également d’un désignateur laser afin de guider les munitions d’artillerie de type Krasnopol. Chaque système est composé de quatre drones, et l’un d’entre eux peut servir de relais de communication aux trois autres pour étendre la surface de la zone à surveiller, mais aussi pour déployer un dispositif multicapteur, et multiéchelle. L’Orlan‑50 est une version bimoteur de l’Orlan‑30, qui emporte non plus 8 kg, mais 15 kg de charges utiles pendant plus de 10 h. S’il offre une vitesse de 180 km/h pour raccourcir les temps de transit jusqu’à l’objectif, son autonomie et son rayon d’action de 500 km augmentent considérablement le diamètre des hippodromes de surveillance. Une qualité particulièrement recherchée dans le cadre des missions ISR. Mais, surtout, l’Orlan‑30/50 disposerait d’un IMSI et d’un WiFi catcher qui permettent d’effectuer des opérations d’écoutes et d’intrusions sur ces deux réseaux, en se substituant aux antennes relais ou aux répétiteurs. Les opérateurs sont donc en mesure de fournir aux analystes les données pour constituer la cartographie du réseau relationnel d’un numéro cible, de son répertoire, de son historique d’appels.

Il peut ainsi identifier des individus présents sur une zone d’opération, mais aussi effectuer des opérations psychologiques en spammant par des SMS de dissuasion tous les téléphones d’un périmètre donné, en faisant circuler de fausses informations, ou plus brutalement en brouillant massivement les émissions. Ainsi, l’emploi simultané de plusieurs Orlan peut donc permettre de cartographier l’intégralité d’une chaîne de commandement employant les réseaux GSM ou WiFi, mais aussi de la neutraliser, à l’image des opérations menées par les Américains avec des EC‑130 Compass Call contre Daech à Mossoul. Soit un dispositif plus performant, mais infiniment plus coûteux, plus lourd à planifier, et donc moins réactif. C’est sans doute ce qui explique le déploiement massif du drone Orlan dans les unités de guerre électronique (1) et PSYOPS des forces spéciales. Plusieurs de ces systèmes, extrêmement furtifs en raison de leur taille, peuvent ainsi prendre le contrôle de tout un réseau GSM sur une zone donnée, comme l’ont démontré les campagnes d’intimidations sur les populations par SMS dans le Donbass ou à proximité de Marioupol, où l’Orlan est également employé.

Contrairement aux forces de l’OTAN, l’intérêt des Russes pour les missions de guerre électronique à partir de petits drones tactiques est quasi historique. Très tôt, les militaires russes ont identifié que les communications par téléphones portables étaient le maillon faible des forces armées pour obtenir des informations sur la situation tactique adverse ou les HVT (2) ciblées par les Spetsnaz. À partir de 2005, la société Aerocon de Kazan a développé le drone Granat‑4. Malgré une charge utile modeste de 3 kg, il est également capable d’emporter un petit IMSI catcher à 3 500 m d’altitude grâce à son envergure de 3,2 m, et à plus de 70 km derrière les lignes ennemies. Il a été particulièrement étudié pour s’adapter aux conditions extrêmes. Testé dans les zones montagneuses du Pamir et de l’Arménie, son fonctionnement est garanti sur une plage de températures allant de + 50 °C à − 30 °C. Utilisés pour guider les tirs d’artillerie, plusieurs ont été abattus à Boera, dans le sud de la Syrie, ou près de la base T4 de Tiyas, à 90 km de Palmyre.

Hard kill

Plus ambitieux est le drone Corsar réalisé par le bureau d’études Lutch de la holding Roselectronica de Roubinsk et directement inspiré du drone américain Shadow 200 qui a été massivement déployé en Irak et en Afghanistan. Après un développement qui a duré plus de six ans, ce drone a été présenté pour la première fois lors du défilé de la Victoire le 9 mai 2018, mais il était en déploiement dans les forces depuis 2016. Ce drone à double queue d’une masse de 200 kg au décollage et d’une envergure de 6,5 m disposerait d’une portée maximale de 250 km, d’une autonomie de 8 h et d’un plafond de 5 000 m, altitude à laquelle il serait inaccessible pour les MANPADS. Son moteur serait une fabrication sous licence de l’un des modèles proposés par la firme italienne Zanzoterra. En fait, ce drone serait armé de missiles Ataka d’une portée de 6 km comme le laissent penser les conteneurs exposés à côté du drone lors des salons d’armement (il arborait également le sigle KSh lors du défilé de mai 2018). Comme l’ont montré plusieurs vidéos issues des forces rebelles à Bachar al-Assad, le Corsar aurait été testé à plusieurs reprises lors des opérations en Syrie.

Le système Forpost, considéré comme étant le plus avancé des systèmes de drones tactiques déployés dans les forces russes, a également été massivement utilisé. Il s’agit en fait de la fabrication sous licence de la seconde génération du drone israélien Searcher réalisé par IAI en 1998. Il dispose d’une autonomie de 18 h, d’une portée de 250 km et d’une charge utile de 68 kg. La Russie aurait passé quatre commandes de 2009 à 2015 pour un total de 900 millions de dollars avant de développer deux versions locales. En raison de pressions de Washington, Moscou n’est pas parvenu à acquérir des drones plus évolués de type Hermes 450 ou Heron. Le Forpost‑M emporte des capteurs et une liaison de données de conception russe. Une autre version, le Forpost‑R, a volé pour la première fois l’été dernier. Présenté lors du salon Army 2019, il dispose d’une boule optronique gyrostabilisée GOES‑4 de 32 kg capable de détecter un blindé à 18 km, d’un télémètre et d’un désignateur laser. Mais surtout, comme l’indique le « R », il emporte également une charge SIGINT. Les versions M et R seraient non seulement capables de communiquer de manière sécurisée avec leurs stations au sol, mais aussi directement avec d’autres plates-formes aériennes. Contrairement aux autres drones déployés, le Forpost a été utilisé en Syrie à des distances souvent importantes des cibles. Car si les autres systèmes étaient déployés dans toute la Syrie, le Forpost n’opérait que depuis les bases de Hmeimim, d’Alep et de Palmyre. Les performances de ses capteurs optroniques le réservent à la surveillance, ou au contrôle des attaques sur les cibles prioritaires. Certains ont ainsi été employés en décembre 2015 pour désigner les coordonnés et assurer le suivi des objectifs traités par les quatre missiles de croisière Kalibr tirés depuis un sous-­marin à proximité de Rostov.

Mais une autre plate-­forme armée aurait également été testée en Syrie. Il s’agit du drone Orion, réalisé par le bureau Kronstadt et dont les performances sont assez proches de celles du Watchkeeper israélo-­britannique. Nous sommes ici en présence d’un drone « tactique plus » employé au niveau d’une brigade. Il est doté d’un train d’atterrissage rétractable, d’un système de dégivrage et d’un moteur Kolax 914 de 115 ch (avec un turbocompresseur pour lui permettre d’atteindre un plafond plus important). Il dispose à l’avant d’un système optronique gyrostabilisé baptisé MOES d’un poids de 56 kg, réalisé par la société moscovite NKP SPP. Le MOES se compose de deux caméras thermiques de champs angulaires différents, d’une caméra grand-angle et d’un télémètre laser. Sous le ventre de l’appareil, un autre emplacement peut accueillir des capteurs LIDAR, des caméras à très haute résolution ou un radar SAR/GMTI. Armable, ce drone est susceptible d’être équipé de trois types de bombes guidées (une de 25 kg et deux de 50 kg) produites par Avia Avtomatika, à Koursk.

D’autres plates-formes ont également été utilisées ponctuellement. Les crashs en Syrie de plusieurs modèles jusqu’à présent inconnus, destinés à la cartographie en 3D ou propulsés par des piles à combustible, pourraient avoir des origines russes, mais aucune information n’est actuellement disponible pour valider cette hypothèse. Mais on relève aussi la présence de plates-­formes totalement obsolètes comme le Stroi‑P, le Schmel‑1, ou le Tupolev Tu‑143.

Retour d’expérience

La campagne syrienne aura été l’occasion pour les militaires russes de systématiser le recours aux capacités ISR des drones et de tester des modèles qui seront prochainement déployés dans leurs rangs. Force est de constater que ce dispositif était particulièrement adapté aux opérations de contre-­insurrection et de guérilla urbaine, et que, même si aucun drone MALE n’a été déployé, chacun des segments tactiques aura été couvert. Pourtant, les Russes ne sont pas totalement satisfaits et cherchent à améliorer leur dispositif, en raison notamment du front ukrainien.

Pour eux, les redondances sont encore trop nombreuses entre les systèmes. Afin d’optimiser la chaîne logistique et la formation des opérateurs, il conviendrait de n’affecter qu’une seule plate-­forme à chacun des segments opérationnels. Il s’agirait également de disposer de capacités plus avancées dans le domaine des drones MALE, mais aussi de lancer le développement de microdrones de type Black Hornet, plébiscités pour les combats urbains au sein de l’OTAN. La miniaturisation des armements pour les intégrer sur des drones tactiques est également une priorité. Enfin, l’utilisation par les groupes islamistes de minidrones multirotors a fait l’objet de nombreuses études. Les militaires russes chercheraient désormais à y avoir recours, mais en essaim, pour des missions de surveillance ou de destruction. Ainsi, le Kremlin a publié cet automne un décret sur sa nouvelle stratégie d’intelligence artificielle. Il y est inscrit que le développement d’algorithmes destinés au contrôle des drones est une nécessité critique.

Notes

(1) Voir Yannick Genty-Boudry, « Guerre électronique, le multiplicateur de force russe », Défense & Sécurité Internationale, no 143, septembre-octobre 2019.
(2) High Value Target.

Légende de la photo en première page : Le Corsar. (© Coll. Y. Genty-Boudry)

Article paru dans la revue DSI n°145, « Bombardiers russes : Quelle modernisation ? », janvier-février 2020.
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