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Vers une maritimisation de l’économie ?

En mai 2019, vous avez déclaré qu’il fallait « maritimiser l’esprit économique » (1). Qu’entendez-vous par là ?

P. Louis-Dreyfus  : Au titre de président de la task force de l’économie maritime, qui regroupe les CCE, le Cluster maritime et le Medef international, je tente de faire passer le message que le maritime est important pour l’ensemble des entreprises. Il faut en effet prendre conscience que le maritime est un enjeu incontournable, y compris pour des entreprises qui ne sont pas liées directement au maritime. Très souvent, ces entreprises ne s’en rendent pas compte. Or, c’est bien le cas, ne serait-ce que pour l’importation de certains produits ou de matières premières ou pour l’exportation de leurs marchandises. Le transport maritime est aujourd’hui incontournable dans le commerce international. Il est important de rappeler que 95 % des marchandises transitent par la mer, un jour ou l’autre, que ce soit sous forme de matière première ou de produit fini. Par ailleurs, le transport maritime est extrêmement sous-payé et fait souvent office de « dernière roue du carrosse », alors que cela devrait être l’inverse.

Or, la maritimisation du monde est un enjeu stratégique et l’importance de la mer n’est pas assez prise en compte. Le maritime est incontournable pour les entreprises commerciales industrielles. Et même si de nombreux pays protègent leurs activités maritimes — tels le Japon, la Corée du Sud ou les États-Unis —, le maritime est un phénomène mondialisé et globalisé. Cela signifie qu’un navire péruvien, armé par un Thaïlandais, peut faire du commerce entre la Norvège et l’Italie. Il y a peu d’autres activités dans le monde où la situation est aussi ouverte.

Comment cette maritimisation de l’économie peut-elle se mettre en place ?

Pour assurer une maritimisation de l’économie, il faut d’abord que les acteurs économiques prennent conscience de l’importance de la mer comme vecteur de transit de leur marchandise notamment. Ce n’est pas le cas actuellement. Il faut également que ces acteurs économiques voient dans la mer le lieu d’intervention futur de leurs activités. En effet, à l’avenir, de plus en plus d’activités industrielles se feront en mer.

Et cela a déjà commencé, comme l’illustrent d’ailleurs les activités de notre groupe, LDA, qui a pris la décision, il y a plus de quinze ans maintenant, de construire de moins en moins de navires de transport pour s’orienter davantage vers la construction de navires industriels high-tech, pour faire notamment de la pose de câbles sous-marins [voir l’entretien avec C. Morel p. 53], de la recherche sismique, du transport de marchandises spécialisées (type aéronautique), de la logistique éolienne en mer, etc.

À l’heure du numérique et de la dématérialisation, le maritime va-t-il rester un élément incontournable de l’économie mondiale ?

Le numérique et la dématérialisation ne vont rien changer à l’importance croissante du maritime. Comme l’a d’ailleurs annoncé le président de la République française lors des Assises de la mer de décembre 2019, « le XXIe siècle sera maritime » (2) [voir le focus de M.-N. Tine p. 26]. C’était déjà le cas au XIXe siècle, ainsi qu’au XXe siècle, mais cela le sera probablement encore plus au XXIe. Cela s’explique notamment par le fait de l’accélération des communications et des échanges de marchandises. En parallèle, le transport aérien devrait être de plus en plus contesté en raison de son coût environnemental. Le maritime aussi est une source de pollution, mais le secteur travaille beaucoup sur la question.

Donc, si l’on fait abstraction des tensions actuelles liées à la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine — ce qui ne pourra pas durer éternellement —, il est incontestable que le maritime est appelé à se développer.

Selon vous, il faut également une prise de conscience que « les seules forces armées ne suffisent pas à garantir l’indépendance économique française », car « la présence en mer d’armateurs et de navires français est tout aussi indispensable ». Dans quelle mesure le secteur maritime contribue-t-il à garantir l’indépendance économique d’un pays ?

Afin de garantir son indépendance et sa souveraineté, il est en effet nécessaire pour un pays de disposer d’une armée, et en particulier d’une Marine, d’autant plus dans un monde qui sera de plus en plus maritime. La capacité à pouvoir se projeter partout dans le monde est aujourd’hui stratégique [voir l’entretien avec E. Lavault p. 60]. Mais, s’il est important de disposer d’une marine militaire — notamment pour protéger sa flotte marchande —, sans indépendance économique, il n’y a pas vraiment d’indépendance. Lorsque l’on dépend d’un autre acteur ou d’une autre nation, que ce soit sur le plan financier ou économique, pour l’approvisionnement en matières premières ou pour trouver des débouchés à l’exportation de ses produits, on ne peut par parler d’indépendance. Pour que la France puisse produire et exporter ses chars Leclerc ou ses Airbus, elle a besoin de matières premières et de moyens d’exporter les produits en question. C’est la même chose pour l’exportation ou l’importation de nos céréales. Or, si demain nous ne pouvons plus le faire nous-mêmes, il faudra demander à un partenaire de le faire. Et quand on commence à demander à d’autres, c’est que l’on n’est plus indépendant. C’est là tout l’enjeu stratégique, pour la France, de disposer d’une flotte marchande. C’est indispensable, et le cardinal de Richelieu le savait déjà très bien. Pour rappel, c’est à son arrivée aux affaires en 1624 que le Royaume de France a jeté les bases d’une première politique navale. Comme il l’expliquait, « la première chose à faire est de se rendre puissant sur la mer, qui donne entrée dans tous les États du monde ». Il faut donc que cette conscience de Richelieu demeure dans l’esprit des politiques d’aujourd’hui. Cela semble évident pour certains, mais ce n’est pas pour autant qu’ils font ce qui doit être fait. Car au-delà d’avoir conscience de l’enjeu, il faut surtout agir pour développer la flotte et le pavillon français. En France, nous avons un pavillon qui est très cher, en raison d’une part des avantages sociaux des marins français, mais aussi de leurs qualités professionnelles.

Comme vous l’avez dit précédemment, le président français Emmanuel Macron a récemment déclaré que « le XXIe siècle sera maritime ». La France se donne-t-elle les moyens d’exploiter son potentiel dans le domaine ?

Oui, lorsque cela est exprimé haut et fort par le président de la République, comme en décembre dernier. Mais derrière, ces grandes envolées lyriques ne sont pas suivies d’effets. Pour exister, les armateurs français ne demandent aucun protectionnisme. Cela a été fait pendant très longtemps à l’époque de l’empire colonial. Or, toutes les entreprises maritimes qui ont pratiqué le protectionnisme ont disparu le jour où il n’y a plus eu de colonies. Cependant, même si les Français ne veulent pas de ce protectionnisme, ils doivent faire face à des pays qui le pratiquent. C’est le cas notamment du Japon, qui pratique une certaine « solidarité » en commandant des navires à des chantiers japonais, fabriqués en acier produit dans des sidérurgies japonaises et affrétés par des électriciens japonais. Cela existe aussi dans une moindre mesure en Allemagne. Mais en France, ce n’est pas du tout le cas. Or, un peu de solidarité entre les entreprises françaises serait une bonne chose pour se battre à l’international.

Par ailleurs, on le sait, la France dispose du second plus grand espace maritime au monde. C’est une réalité, mais il ne faut pas s’abriter derrière ce fait, pensant que cela suffit à faire de notre pays une puissance maritime. Encore faut-il être en mesure de protéger cet espace. C’est parfois difficile, notamment par exemple dans la zone économique exclusive de l’île de Clipperton, possession française du Pacifique située à environ 1000 km du Mexique, où d’autres pays viennent pêcher illégalement [voir l’analyse de H. Dupuis p. 71]. Assurer la sécurité des activités en mer est également essentiel dans d’autres secteurs, tels la pose de câbles. Il y a certaines zones où nous ne pourrions pas opérer si la flotte française n’assurait pas la sécurité des opérations. Les navires vont très lentement et sont donc particulièrement vulnérables.

L’aspect maritime du projet chinois des nouvelles routes de la soie peut-il avoir un impact sur le commerce maritime mondial dans les années à venir ? La Chine est-elle appelée à devenir un acteur incontournable ?

Il semble évident que la Chine devrait prendre, dans les années qui viennent, une part encore plus prépondérante dans le commerce mondial. Il faut d’ailleurs rappeler que la Chine est le premier armateur mondial et le premier constructeur mondial de navires. Mais cela ne date pas d’hier. La Chine est présente en Grèce dans le port du Pirée depuis 2008. Port qui a d’ailleurs été cédé au chinois COSCO en 2016.

Le rôle grandissant de la Chine va donc changer la donne, petit à petit, mais pas uniquement pour le maritime. Cela sera aussi le cas pour les infrastructures terrestres. En effet, il n’est pas certain que les navires chinois iront jusqu’à Marseille ou Dunkerque. Peut-être se contenteront-ils d’aller jusqu’en Grèce ou en Italie, pour ensuite laisser les marchandises arriver à destination via le transport ferroviaire.

Enfin, quels sont selon vous les principaux changements à venir dans le commerce maritime mondial ?

Dans les pays européens, il devrait y avoir de moins en moins de transport de vrac — au contraire des conteneurs qui vont continuer à se développer — et de plus en plus d’activités industrielles en mer. Il devrait également y avoir d’importants changements d’ordre environnemental. En effet, même si le transport maritime est le mode de transport le moins polluant au monde, le fait qu’il assure le transit de 95 % des marchandises dans le monde a un impact certain sur l’environnement avec, selon les experts, une estimation de 3,5 % des émissions mondiales de CO2. La situation devrait évoluer grâce à l’action de la France, qui milite en faveur de la diminution de la vitesse des bateaux. Cela constituerait en effet l’un des meilleurs moyens, les plus rapides et les plus efficaces, pour diminuer immédiatement les effets de la pollution. Dans le cas des vraquiers, qui représentent 70 % de la flotte mondiale, en réduisant la vitesse de deux nœuds, soit 15 %, nous pourrions réduire la consommation d’énergie de 40 %. C’est l’un des combats pour lesquels je milite depuis des années.

Enfin, il y a aussi l’utilisation du GNL, qui devrait monter en puissance, ce qui est une très bonne chose pour l’environnement également. Ce n’est bien sûr pas la solution parfaite, car le GNL génère aussi de la pollution. Par ailleurs, il ne pourra constituer une solution que pour les navires de ligne ou les ferrys qui fréquentent les mêmes ports régulièrement. Dans ces cas-là, il sera facile de développer des stations services de GNL. Mais 70 % de la flotte mondiale est constituée de vraquiers qui ne savent pas où ils vont aller d’une semaine à l’autre. Cela ne peut donc pas constituer une solution globale sans que l’ensemble des ports du monde soient équipés de station GNL. Mais ce n’est pas pour demain…

Entretien réalisé par Thomas Delage le 19 décembre 2019.

Notes
(1) https://​www​.ouest​-france​.fr/​e​c​o​n​o​m​i​e​/​e​c​o​n​o​m​i​e​-​d​e​-​l​a​-​m​e​r​/​i​l​-​f​a​u​t​-​m​a​r​i​t​i​m​i​s​e​r​-​l​-​e​s​p​r​i​t​-​e​c​o​n​o​m​i​q​u​e​-​6​3​4​7​177
(2) https://​www​.ouest​-france​.fr/​e​c​o​n​o​m​i​e​/​a​s​s​i​s​e​s​-​d​e​-​l​a​-​m​e​r​/​e​m​m​a​n​u​e​l​-​m​a​c​r​o​n​-​a​u​x​-​a​s​s​i​s​e​s​-​d​e​-​l​a​-​m​e​r​-​l​e​-​x​x​i​e​-​s​i​e​c​l​e​-​s​e​r​a​-​m​a​r​i​t​i​m​e​-​6​6​3​6​644

Légende de la photo en première page : Le Wind of Change, SOV (Service Offshore Vessel) de l’armateur français LDA, s’occupe de la maintenance d’un champ d’éoliennes offshore à Borkum, en mer du Nord allemande. Conçu spécifiquement pour le soutien à l’éolien offshore, ce type de navires devrait se développer à l’avenir du fait de la forte croissance du marché de l’éolien en mer, illustrant ainsi l’augmentation des activités industrielles en mer. (© LDA/Augustin Vandenhove)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°55, « Géopolitique des mers et des océans », Février-Mars 2020 .
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