Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le Japon de retour sur la scène internationale ?

Fort de sa stabilité au pouvoir depuis 2012 — soit la longévité la plus importante pour un Premier ministre dans l’histoire du Japon —, Shinzo Abe mène depuis son arrivée au pouvoir une diplomatie jugée pro-active et pragmatique. Qu’en pensez-vous ?

C. Pajon : Shinzo Abe incarne en effet un retour remarquable du Japon sur la scène internationale. Cela est dû à sa longévité au pouvoir [voir p. 15], mais aussi et surtout à son intérêt personnel pour les affaires stratégiques. Il a ainsi rapidement doté le pays d’une véritable « stratégie de sécurité nationale » fondée sur un « pacifisme actif dans le monde », ainsi que sur une diplomatie proactive.

Shinzo Abe s’est engagé personnellement à développer la présence japonaise dans le monde, à travers ses nombreux voyages officiels. Il s’est attaché à faire preuve d’initiative pour mieux défendre les intérêts du pays dans le contexte de la rivalité sino-américaine, mais aussi à défendre une vision du monde et du rôle international du Japon. Tokyo a ainsi cherché à se présenter comme un pilier central de la démocratie libérale et un champion du système multilatéral hérité de 1945.

En particulier, Shinzo Abe et ses conseillers sont à l’origine du narratif de l’« Indo-Pacifique libre et ouvert » (Free and Open Indo-Pacific – FOIP). C’est donc bien le Japon qui a contribué à populariser ce terme d’Indo-Pacifique qui aujourd’hui fédère plusieurs grandes démocraties asiatiques, dans un mouvement de contrepoids à la Chine et à son initiative des nouvelles routes de la soie.

Un autre exemple de l’activisme diplomatique japonais est la reprise en main du traité trans-Pacifique (TPP), après le retrait des États-Unis. Tokyo a décidé de conduire les discussions pour l’adoption d’un TPP à onze (entré en vigueur en décembre 2018), avec l’espoir de voir les États-Unis revenir sur le moyen terme. Cet accord de libre-échange ambitieux vise à écrire les règles du jeu des échanges commerciaux au XXIe siècle [voir p. 35]. Dans la même perspective, Tokyo s’est montré particulièrement actif au sein des organisations internationales (OCDE, OMC) et lors des sommets G7 de Ise-Shima (2017) et G20 d’Osaka (2019) pour définir les normes internationales en matière d’infrastructures ou dans le domaine de la gouvernance des données.

La politique étrangère japonaise peut être qualifiée en grande partie de pragmatique : elle vise d’abord à favoriser un environnement international le plus favorable pour le pays ; à maximiser les options du Japon, en multipliant ses partenaires par exemple, voire en négociant un rapprochement circonstancié et conditionné avec la Chine, pour des raisons économiques. Toutefois, le fait que Shinzo Abe a centralisé la prise de décision géostratégique au sein du Cabinet du Premier ministre conduit parfois à des approches qui semblent plus « idéologiques » que pragmatiques. On peut notamment penser à la relation avec la Russie. Shinzo Abe poursuit un objectif très personnel quand il multiplie les rencontres avec Vladimir Poutine dans l’espoir de conclure un traité de paix. Ceci en dépit des multiples rebuffades du locataire du Kremlin et alors qu’une résolution du contentieux territorial reste hors de portée [voir p. 78].

Alors que le Japon est toujours la troisième puissance économique mondiale, le pays du Soleil levant est-il une puissance diplomatique sous-estimée ? Quid de son influence réelle à l’échelle régionale et à l’échelle mondiale ?

Plusieurs études et sondages ont montré que l’influence ou la réputation du Japon est souvent mal connue ou sous-estimée. En Asie, le Japon est clairement une puissance majeure. L’étude du Lowy Institute, qui cherche précisément à mesurer les indicateurs de puissance des pays asiatiques, place le Japon en troisième place après les États-Unis et la Chine (1). L’archipel, malgré ses ressources limitées, parvient en effet à déployer une influence diplomatique importante en s’engageant dans les accords multilatéraux (TPP) d’une part, et en proposant une alternative crédible à la politique d’investissements chinoise dans les infrastructures régionales d’autre part. L’approche indo-pacifique nippone s’appuie en effet sur des programmes de financement aux infrastructures basés sur des normes de transparence, de soutenabilité environnementales et sociales et de qualité. Tokyo reste d’ailleurs le principal pourvoyeur d’aide aux infrastructures dans des pays tels que le Vietnam, les Philippines et l’Inde. L’archipel s’engage aussi de longue date pour la sécurité maritime de la région. Grâce à son engagement multifacettes (2) dans la région, le Japon est aujourd’hui considéré par les leaders d’opinion sud-est asiatiques comme le pays le plus digne de confiance.

Au-delà de son voisinage asiatique, le Japon apparaît aujourd’hui comme un partenaire important pour soutenir le système multilatéral et faire adopter des normes libérales dans le contexte de rivalité sino-américaine. L’importance croissante du partenariat entre l’Union européenne (UE) et le Japon ces dernières années symbolise bien la montée en puissance diplomatique japonaise. Des accords de partenariats économiques et stratégiques ont été signés en 2018 et en septembre 2019, un « partenariat pour la connectivité durable et des infrastructures de qualité » a été signé. Le Japon et l’UE se sont par ailleurs accordés pour faire circuler librement leurs données numériques, créant le plus grand espace de flux de données sécurisé au monde (janvier 2019).

Pour autant, on peut arguer que l’influence du Japon est limitée par la persistance des différends territoriaux et historiques avec ses voisins immédiats. Ces pommes de discorde sont régulièrement instrumentalisées par les élites politiques pour tendre les relations, comme l’illustre la forte dégradation des relations entre le Japon et la Corée du Sud ces derniers mois [voir p. 74].

La politique étrangère du Japon s’articule-t-elle essentiellement autour de la montée en puissance de la Chine, synonyme de perte d’influence pour Tokyo en Asie ?

Faire face à la montée en puissance de la Chine est en effet une priorité nationale, structurante, qui conditionne l’ensemble de la diplomatie japonaise, sans compter sa politique de défense. Cette émergence de la Chine (et notamment son expansion maritime) pose en réalité deux types de risques pour le Japon : un risque direct pour sa sécurité et un risque systémique.

Depuis 2012, la Chine effectue des incursions maritimes et aériennes fréquentes autour des îles Senkaku (voir carte), en mer de Chine orientale, revendiquées par Pékin et Taipei depuis 1970. C’est une situation particulièrement difficile, car ces incursions ne sont pas conduites par les forces armées chinoises, mais par les gardes-côtes, une stratégie de guerre hybride qui est délicate à gérer sans provoquer d’escalade militaire. En réponse, le Japon a renforcé sa posture de dissuasion militaire en accroissant ses capacités de surveillance et d’intervention aériennes et maritimes sur son flanc sud-ouest, en modernisant ses équipements et en approfondissant son alliance avec Washington.

Le second risque que fait peser l’ascension de la Chine pour le Japon est de nature systémique. Tokyo considère Pékin comme une puissance révisionniste remettant en cause l’ordre mondial libéral d’après 1945. Le projet des nouvelles routes de la soie est pour Tokyo une parfaite illustration de cette ambition chinoise : ce grand projet géostratégique, dont la finalité pourrait être le rétablissement d’un système tributaire sous couvert de financement aux infrastructures, est un moyen d’étendre les normes et institutions chinoises à la région, voire au monde.

Face à ce risque systémique que pose la Chine, le Japon oppose une stratégie de contrepoids, en renforçant son alliance avec Washington, en diversifiant ses partenaires internationaux et en proposant une grande vision alternative pour l’Asie, basée sur la défense des valeurs libérales, l’Indo-Pacifique libre et ouvert [voir p. 91]. Tokyo prend toutefois garde à ne pas endommager sa relation commerciale avec son premier partenaire économique.

L’annulation de la visite d’État du président chinois — initialement prévue en avril 2020 et finalement reportée sine die en raison de la pandémie de coronavirus — est-elle dommageable à la relation entre Pékin et Tokyo ?

Le réchauffement actuel, engagé dès 2018, n’est que circonstancié et largement lié à l’attitude conciliante de Pékin, en difficulté face aux pressions américaines. En octobre 2018, lors d’un sommet à Pékin, Xi Jinping et Shinzo Abe avaient ainsi proclamé une « nouvelle ère » pour les relations bilatérales, s’appuyant notamment sur la coopération économique dans des pays tiers (3). La visite d’État de Xi Jinping, initialement prévue pour avril 2020, aurait dû constituer le point d’orgue de ce réchauffement, avec l’adoption d’une nouvelle feuille de route bilatérale pour les dix prochaines années. La crise du coronavirus a repoussé la venue du dirigeant chinois. En tout état de cause, cette rencontre n’aurait en réalité pas constitué de tournant fondamental dans la relation : aucun des problèmes de fond qui opposent les deux pays — questions mémorielles, différend territorial, rivalité stratégique — n’est réglé. Bien au contraire, 2019 a été une année record en termes d’incursions chinoises dans les eaux territoriales japonaises autour des Senkaku. Il n’y a donc pas de naïveté côté japonais, où une stratégie de dissuasion, contrepoids et engagement conditionnée vis-à-vis de la Chine se poursuit.

Shinzo Abe est parfois considéré comme le meilleur allié de Donald Trump sur la scène internationale. Est-ce la réalité et est-ce réciproque ?

nippo-américaine est l’assurance-vie de Tokyo. Il est donc vital pour les autorités japonaises de s’entendre avec le locataire de la Maison-Blanche, quel qu’il soit. Shinzo Abe a ainsi fait ce qu’il fallait pour s’attirer les bonnes grâces de Donald Trump : il l’a flatté, lui a consacré de nombreuses parties de golf, et lui a donné des signes de bonne volonté (par exemple, en confirmant un achat massif de chasseurs F-35 pour une somme mirobolante).

Ces démarches ont globalement porté leurs fruits sur le plan sécuritaire, Donald Trump ayant réaffirmé que le traité de sécurité bilatéral restait la pierre angulaire de la paix en Asie, et qu’il s’appliquait bien aux îles Senkaku, revendiquées par Pékin. Sur le plan commercial toutefois, Tokyo s’est trouvé davantage en difficulté. Au printemps 2018, Washington impose des taxes sur les exportations d’acier et aluminium, sans faire bénéficier le Japon du régime d’exemption accordé aux alliés. Tokyo finit, à contrecœur, par accepter l’ouverture de négociations pour un accord commercial bilatéral (un premier document centré sur l’agriculture a été signé en septembre 2019). Sur le dossier nord-coréen, Tokyo s’est également retrouvé en porte-à-faux avec Washington après la volte-face de Donald Trump en faveur d’un dialogue avec Pyongyang. Enfin, le président américain continue à critiquer le coût de ses alliances et pourrait accentuer la pression sur Tokyo lors des prochaines renégociations de la contribution financière nippone à la présence militaire américaine dans l’archipel.

Quel est le bilan de la visite de quatre jours du président américain au Japon en mai 2019 ?

La visite d’État de Donald Trump au Japon en mai 2019, durant laquelle il a notamment rencontré le nouvel empereur Naruhito, a été l’occasion d’aborder l’ensemble de ces sujets délicats entre alliés. Shinzo Abe a mis en avant la contribution du Japon à l’économie américaine (45 000 emplois dépendent des investissements directs nippons), quand Trump a minimisé la gravité des lancements de missiles à courte portée effectués par Pyongyang (et menaçant directement l’archipel).

En regard de cette stratégie « America First », le Japon est entré dans une stratégie de hedging [minimisation des risques] qui doit lui permettre de faire face à un éventuel retrait stratégique américain et en minimiser les risques : il multiplie les partenaires dans la région, et au-delà, notamment avec l’Europe. Sur le plan militaire, Tokyo est toutefois toujours dépendant de Washington [voir p. 87].

Parallèlement, la Corée du Nord fait figure pour le Japon de pire ennemi et réciproquement, alors que Pyongyang a qualifié le Japon « d’ennemi juré » à l’été 2019 dans un contexte de tension diplomatique entre Séoul et Tokyo. Pourtant, nous assistons à une marginalisation du Japon depuis l’offensive diplomatique initiée par Pyongyang en 2018, alors même que les intérêts de Tokyo dans le dossier nord-coréen sont directs. Comment expliquer cette situation ? Quelle est la position et la stratégie de Tokyo vis-à-vis de la Corée du Nord ?

Plutôt que comme « pire ennemi », le Japon considère la Corée du Nord comme la menace de sécurité la plus grave et la plus immédiate. L’archipel est en effet à la portée de l’ensemble des missiles nord-coréens (depuis 2016, plus de huit missiles nord-coréens sont tombés dans la zone économique exclusive du Japon et deux ont survolé l’archipel).

L’accalmie et le retour à la diplomatie dans la foulée des Jeux olympiques de Pyeongchang ont ouvert une période d’incertitude plutôt défavorable au Japon. Tokyo s’est retrouvé marginalisé quand le président Trump s’est tourné vers une diplomatie des sommets avec son homologue nord-coréen. De fait, le Japon n’est pas un acteur central du règlement de la question nord-coréenne. Tokyo reste attaché au démantèlement « complet, vérifiable et irréversible » de l’arsenal nucléaire nord-coréen et s’inquiète des implications d’une possible « dénucléarisation de la péninsule coréenne » pour l’alliance américano-coréenne.

Shinzo Abe cherche, a minima, à faire entendre les intérêts japonais pour un moratoire sur les tirs de missiles à courte et moyenne portée par exemple, mais surtout pour la réouverture du dossier des kidnappés (au moins 17 citoyens japonais ont été kidnappés par Pyongyang dans les années 1970 et 1980). Dans cette optique, il a cherché à entrer en contact avec Kim Jong-un, sans succès pour le moment.

Alors que Tokyo entretient des relations compliquées avec ses principaux voisins, le pays multiplie le développement de partenariats stratégiques, notamment dans le cadre de sa stratégie pour l’Indo-Pacifique. Quels sont aujourd’hui les principaux partenaires du Japon sur la scène internationale ?

Depuis le milieu des années 2000, le Japon se rapproche de pays aux vues similaires en mettant en place des partenariats stratégiques. Ces relations privilégiées lui permettent de renforcer sa légitimité à l’international, de contrebalancer la Chine et d’encourager son allié américain à rester engagé en Asie.

Le Japon poursuit la diversification de ses partenariats de sécurité et de défense dans le cadre de son approche indo-pacifique. L’Australie et l’Inde sont des partenaires prioritaires depuis le premier mandat d’Abe (2006-2007). Démocraties asiatiques, ces pays partagent les inquiétudes japonaises face à la Chine et un intérêt commun pour la promotion de la démocratie, de la liberté de navigation et du multilatéralisme. Tokyo a donc mis en place des consultations diplomatico-militaires fréquentes, des manœuvres militaires régulières en format bilatéral, ou trilatéral avec les États-Unis. En novembre 2017, Tokyo soutient la réactivation du Dialogue stratégique quadrilatéral, dit « Quad », qui réunit les quatre partenaires pour se coordonner sur les questions de sécurité maritime et de financement aux infrastructures. Une première version du Quad, en 2007, avait périclité après que Pékin l’ait dénoncé comme l’émergence d’une « OTAN asiatique ».

En Asie du Sud-Est, Tokyo renforce également ses liens en maintenant des niveaux importants d’investissements publics et privés. Le Japon contribue par ailleurs au renforcement des capacités maritimes des pays de la zone (notamment les Philippines, le Vietnam et l’Indonésie) par la formation de leurs gardes-côtes et le transfert de navires de patrouille. Il est aujourd’hui considéré par les pays d’Asie du Sud-Est comme un partenaire de confiance et un pourvoyeur de sécurité.

Tokyo se rapproche enfin des pays européens, notamment en approfondissant sa coopération de sécurité avec la France et le Royaume-Uni pour faire respecter l’État de droit et la liberté de navigation dans l’Indo-Pacifique. Le partenariat d’exception avec la France s’appuie notamment sur un dialogue annuel entre les ministres de la Défense et des Affaires étrangères qui se tient depuis 2014, un accord sur le développement et le transfert d’équipements et de technologies de défense (2016) et la mise en place d’exercices militaires communs de plus en plus ambitieux.

Alors que le Japon est fortement dépendant de son approvisionnement en ressources énergétiques, quid de la diplomatie japonaise à l’égard du Moyen-Orient ?

La sécurité énergétique du Japon dépend en très grande partie du Moyen-Orient [voir p. 48]. Il y a donc déployé, depuis les années 1970 et les chocs pétroliers, une « diplomatie des ressources » particulière, qui vise à sécuriser ses approvisionnements, malgré les fluctuations géopolitiques de la zone.

Ainsi, le Japon s’est distancé de la position américaine et s’est attaché à entretenir des relations cordiales avec les pays arabes et l’Iran. On peut même dire qu’il a entretenu une relation spéciale avec Téhéran, n’appliquant pas de sanctions après la révolution de 1979 par exemple, et appelant à maintenir le dialogue plutôt qu’une attitude de confrontation quand le régime a développé son programme nucléaire. 

C’est pourquoi Shinzo Abe a estimé que le Japon, allié des Américains et ami des Iraniens, avait une carte à jouer pour apaiser la crise entre les deux pays et a tenté une médiation en juin 2019. Le Japon a également un intérêt direct à apaiser les relations entre les États-Unis et l’Iran : en effet, un blocus du détroit d’Ormuz dans le cadre d’un potentiel conflit aurait des conséquences désastreuses pour son économie en stoppant ses approvisionnements d’hydrocarbures. Il a ainsi décidé fin 2019 de conduire une mission de surveillance maritime et de recueil d’information dans le golfe d’Oman, la mer d’Arabie et le golfe d’Aden. Il ménage ainsi ses deux partenaires : il répond aux demandes américaines d’accroître la présence de patrouilleurs dans la région sans pour autant rejoindre la coalition américaine, ni patrouiller dans le détroit d’Ormuz, au contact de l’Iran.

Au fil des années, la présence du Japon en Afrique se fait de plus en plus intense. Si la Chine et l’Inde sont nettement en avance, les richesses et la croissance de l’Afrique aiguisent les appétits. Quelle est concrètement la stratégie de Tokyo vis-à-vis de l’Afrique aujourd’hui ?

En Afrique, le Japon cherche à passer progressivement d’une politique centrée sur l’aide au développement à une approche basée sur les investissements privés. Le Japon consacre 15 % de son aide à l’Afrique. Si cette part reste stable, le budget d’aide au développement (APD) nippon est en diminution. Ainsi, si l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA) est un acteur clé qui peut revendiquer un vaste réseau et un potentiel de financement important, Tokyo cherche ces dernières années à mobiliser le secteur privé nippon. La coopération Japon-Afrique est organisée autour de la TICAD (Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique). Organisé depuis 1993, le sommet s’est tenu pour la première fois en 2016 sur le continent africain, à Nairobi, marquant le fort intérêt politique du Japon pour y renforcer sa présence.

Pour autant, l’Afrique reste un continent lointain et mal connu des Japonais. En particulier, les entreprises nippones restent encore réticentes à s’y engager pleinement. Le nombre des entreprises japonaises sur le continent reste encore très modeste (moins de 700) et la perception négative qu’elles ont des conditions économiques et sécuritaires en Afrique pèse sur leur volonté de s’y engager. Pour surmonter ces hésitations, le Japon favorise les partenariats avec des entreprises indiennes (en Afrique de l’Est) ou françaises (en Afrique de l’Ouest).

Enfin, sur le plan stratégique, c’est à Nairobi en 2016 que Shinzo Abe a annoncé sa stratégie d’un Indo-Pacifique libre et ouvert, incluant donc clairement l’Afrique dans la grande vision diplomatique du Japon. Par ailleurs, Tokyo dispose d’une base logistique à Djibouti depuis 2011 en soutien à ses activités de lutte antipiraterie dans le golfe d’Aden.

Le Japon a longtemps eu la réputation de mener une « diplomatie du chéquier ». Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’expression « diplomatie du chéquier » désignait un recours systématique aux moyens économiques, alors qu’aujourd’hui, au contraire, on assiste au déploiement d’un éventail d’outils pour exister sur la scène internationale : l’influence politique, la diplomatie de défense. La normalisation militaire du Japon, accélérée sous Shinzo Abe, lui donne aujourd’hui des outils pour contribuer davantage à la sécurité et la paix internationales.

Avec la loi sur la sécurité de 2015, les Forces d’autodéfense (FAD) voient leur champ d’action géographique et opérationnel s’élargir encore : elles interviennent en principe désormais sur l’ensemble du globe, y compris sur des terrains risqués, et utilisent la force pour mener à bien leur mission et protéger leurs alliés lorsqu’ils sont menacés ou attaqués [voir p. 82]. Ces réformes de défense visaient à doter le pays des moyens pour mieux se défendre, mais aussi pour agir sur la scène internationale, afin d’apparaître comme un véritable acteur responsable — le Japon est candidat à un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies.

Pour autant, les FAD interviennent peu à l’international (voir carte). Par exemple, la participation des FAD à des opérations internationales et notamment aux opérations de maintien de la paix (OMP) de l’ONU est aujourd’hui quasi nulle. Le dernier déploiement substantiel (350 hommes) a été retiré de la MINUSS (Sud-Soudan) en 2017. Les OMP sont aujourd’hui trop risquées pour des forces armées qui n’ont pas pris part au combat depuis leur création. L’opinion publique japonaise reste par ailleurs marquée par le sentiment pacifiste. Elle reste hostile au projet du Premier ministre Abe de procéder à une révision de l’article 9 de la Constitution, qui interdit au Japon le droit de faire la guerre et de maintenir des forces armées régulières.

Propos recueillis par Thomas Delage le 25 mars 2020.

<strong>Senkaku/Diaoyu : l’archipel de la discorde</strong>
<strong>Les déploiements des FAD depuis leur création en 1954</strong>

Notes
(1) Lowy Institute, « Asia Power Index » (https://​power​.lowyinstitute​.org/​c​o​u​n​t​r​i​e​s​?​p​r​o​f​i​l​e​=JP).
(2) Céline Pajon, « Japan in South East Asia : Looking for a Balanced Indo-Pacific », ISPI, 11 décembre 2019 (https://​www​.ispionline​.it/​e​n​/​p​u​b​b​l​i​c​a​z​i​o​n​e​/​j​a​p​a​n​-​s​o​u​t​h​-​e​a​s​t​-​a​s​i​a​-​l​o​o​k​i​n​g​-​b​a​l​a​n​c​e​d​-​i​n​d​o​-​p​a​c​i​f​i​c​-​2​4​578).
(3) Shunsuke Shigeta, « Xi and Abe pledge ‘new era’ of cooperation », Nikkei Asian Review, 27 octobre 2018.

Légende de la photo en première page : Le 27 juin 2019, le Premier ministre japonais Shinzo Abe, assis entre Donald Trump et Xi Jinping, s’apprête à prononcer un discours aux chefs d’État et de gouvernement des membres du G20, dont le Japon est le pays hôte. Depuis qu’il est arrivé au pouvoir en décembre 2012, Shinzo Abe a effectué 160 visites à l’étranger dans 78 pays et régions. En parallèle, 131 chefs d’États lui ont rendu visite depuis son arrivée au pouvoir. (© White House/Shealah Craighead)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°56, « Géopolitique du Japon », Mai-Juin 2020.
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