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Quelles leçons après l’engagement de Wagram ?

Si la France est rapidement présente au Levant afin de lutter contre l’État islamique (EI) avec son aviation, mais aussi des actions de formation (Task Force Narvik), elle engage également une task force d’artilleurs, Wagram, dès août 2016. Le mode d’action, rare, montre cependant une réelle pertinence.

La pertinence est d’abord stratégique : dans la lutte contre l’EI, les forces en première ligne sont locales, qu’il s’agisse des Kurdes, des Irakiens et, dans une moindre mesure, des Syriens. Connaissant le terrain, elles sont également plus légitimes et disposent d’une masse que les forces occidentales ne peuvent pas engager. En revanche, ces dernières disposent d’avantages technologiques comparatifs qui ne sont pas disponibles dans les forces locales. La rationalité est donc celle du « combat couplé ». Concrètement, l’engagement de l’artillerie française a donc une incidence tactique, au mieux opérative, avec quatre CAESAR. L’engin est bien connu : un canon de 155 mm/52 Cal. à chargement manuel positionné sur un châssis 6 × 6, avec une capacité de 18 coups prêts à l’emploi et une cadence de tir maximale de 6 coups/min. Surtout, l’engagement offre une bonne complémentarité avec l’armée de l’Air, dont l’action peut être limitée par les conditions du théâtre – en particulier des tempêtes de sable ne permettant pas de mener des frappes avec des munitions à guidage laser. Comparativement, l’artillerie n’est pas soumise aux mêmes contraintes.

Avec quatre puis trois obusiers, l’engagement français peut sembler a priori léger. Cependant, le sous-groupement artillerie (S/GTA) a connu huit mandats et a vu passer plus de 1 100 artilleurs – soit plus de 135 par mandat – qui ont mené 2 500 missions de feux – soit à peu près autant que le nombre de frappes conduites par l’armée de l’Air – et tiré environ 18 000 obus. Les moyens ont donc été utilisés intensivement, tout en restant modestes et justifiant une intégration dans la strike cell de la Combined Joint Task Force (CJTF), sous commandement américain. La mesure permet ainsi une intégration optimale non seulement avec les forces américaines – qui engagent également leur artillerie –, mais aussi avec les forces irakiennes. Il s’agit également de gérer les feux indirects au sein d’une Fire Support Coordination Cell (FSCC) offrant, à différents niveaux, l’optimisation des moyens suivant les contraintes météorologiques ou d’environnement, celles liées à l’ennemi ou encore à la disponibilité des batteries et des unités engagées.

La bataille de Hajin

Les premiers engagements de la TF Wagram se sont rapidement succédé. D’abord dans une série de batailles en appui des forces irakiennes, participant à la reprise de Mossoul et de Tal Afar. Ce sont ensuite les opérations dans la vallée de l’Euphrate, notamment à Rawa et à Al-Qaïm, permettant de monter vers la frontière avec la Syrie. En l’occurrence, il s’agit d’opérer cette fois sur le sol syrien, toujours dans le cadre de la coalition, mais en appui des Forces démocratiques syriennes (FDS), majoritairement composées de Kurdes, dès la fin du printemps 2018. L’objectif est la poche de Hajin – une zone d’une longueur d’environ 40 km – où se sont retranchées des forces de l’EI, dans le cadre de l’opération « Talon Spear ». En réalité, celle-ci est plus complexe qu’un seul engagement de l’artillerie. Elle nécessite également le déploiement de forces spéciales coalisées (la Special Operations Joint Task Force – SOJTF) aux côtés des FDS, mais également une forte couverture ISR et d’aviation.

En septembre 2018, alors que la bataille pour la poche de Hajin se profile, les FDS sont elles-mêmes positionnées en défensive au nord et à l’est de la ville et subissent des attaques de l’EI à plusieurs reprises : six entre fin novembre et début décembre. L’organisation profite alors de plusieurs épisodes de conditions météo dégradées, augmentant sa sûreté du fait de la réduction des activités aériennes coalisées.

Concrètement, les attaques de l’EI placent les FDS dans une position délicate. Elles sont menées avec professionnalisme et bénéficient d’un rapport de forces favorable comparativement aux Kurdes. Lors de ces attaques successives sont ainsi mis en œuvre jusqu’à 40 véhicules simultanément, appuyés par des tirs indirects de mortier et/ou de roquettes de 122 mm (1). Fin octobre 2018, une action de l’EI oblige les FDS à se repositionner plus au nord, l’artillerie coalisée étant encore hors de portée pour un soutien efficace. Un mois plus tard, la donne a cependant changé et une attaque de l’EI sur les positions des FDS à l’est de la poche avec une dizaine de véhicules est contrée par le tir, en trois heures, de 122 obus français et de 80 américains, par des M‑777. Le groupe attaquant ennemi est anéanti, permettant aux FDS de tenir leur position.

Comme le note un acteur des actions de l’époque, «  le commandant interarmes a été confronté à des problèmes tactiques simples, mais terriblement d’actualité. Face à un ennemi regroupé dans une zone urbaine et disposant de capacités de destruction élevées (VBIED, tirs indirects), par quel moyen regagner de la liberté d’action alors que le dispositif ami est étendu et que le volume de forces est limité ? Comment concentrer l’effort sur l’objectif principal d’Hajin sans risquer un effondrement des lignes de défense ? ». L’usage de l’artillerie, de ce point de vue, a été un facteur d’accroissement de liberté de manœuvre pour la coalition et les FDS. Qu’il s’agisse de tirs d’interdiction ou de cloisonnement sur l’EI, les artilleurs n’ont pas uniquement fourni un appui aux FDS en les couvrant et en les protégeant – les préservant ainsi pour les phases offensives –, mais ont « formé » la zone de bataille.

L’artillerie a ainsi modelé, en quelque sorte, le positionnement des forces ennemies, réduisant leur liberté de manœuvre en canalisant leurs mouvements. À ce premier effet, il faut en ajouter un autre, à la fois plus classique et plus précis : l’attrition des forces adverses par leur destruction. La combinaison de ces deux types d’action a ainsi permis plusieurs fois d’amener les forces là où on le désirait, de manière à les détruire de la manière la plus efficace. Cette logique n’était pas la seule. À plusieurs reprises, des tirs permettant de « former » le terrain ont pu être suivis de frappes aériennes. De tels engagements combinés ont également pu être menés dans les villes. Si l’obus explosif a été la munition la plus fréquemment utilisée contre l’EI, des obus guidés BONUS (voir encadré) ont également été mis en œuvre lors des opérations. Si le BONUS avait été conçu dans l’optique d’un combat antichar – sa conception renvoie à l’inertie programmatique post-­guerre froide –, il s’est également avéré pertinent dans les opérations contre les technicals et autres blindés de fortune de l’EI.

L’usage des deux types de munitions a permis de bloquer cinq des six attaques de l’EI avant qu’elles n’atteignent les lignes des FDS. Les forces estiment ainsi que ces tirs ont permis de détruire plus de 40 véhicules et de neutraliser 200 combattants. Engagée sur 15 jours, la task force tirera 800 obus explosifs et 15 BONUS, permettant d’éliminer 10 % des capacités de l’EI. L’emploi de l’artillerie a également eu des conséquences directes sur le moral des combattants de l’EI, qui se battront certes pour Hajin, mais avec bien moins d’efficacité et de ténacité qu’ils pouvaient le faire durant leurs contre-­offensives. Mi-décembre, la ville était reprise. In fine, la TF Wagram quittera le théâtre en mai 2019.

Quelles leçons ?

L’engagement de la TF Wagram est un cas de figure particulièrement intéressant d’emploi de l’artillerie, qui est porteur de leçons sur plusieurs plans. Tactiquement, d’abord, en montrant que les fonctions de l’artillerie ne se limitent pas au classique tandem « fixation-destruction ». Comme l’aviation, elle peut également participer à la modélisation de la zone de bataille. À bien des égards, la logique est celle d’une « artillerie des stratagèmes (2) ». Opérativement ensuite. Nonobstant la cinglante critique adressée en son temps à la stratégie française par le colonel Légrier (3), le faible volume des forces françaises engagées au Levant a été particulièrement bien rentabilisé et a produit des effets militaires concrets, y compris face à un adversaire dont la maîtrise tactique était bien réelle, tout comme ses capacités d’innovation matérielles. Sur le plan stratégique, la logique retenue, couplant artillerie, forces spéciales, formation et actions aériennes/aéronavales, a permis à la France de conserver son rang. S’il est exact qu’elle n’a contribué qu’à hauteur de 5 % des frappes, la France a cependant été le deuxième contributeur de l’opération « Inherent Resolve » et la seule, avec les États-Unis, à déployer de l’artillerie au sol.

D’autres leçons sont à tirer et/ou à conserver précieusement. La première touche à la question de la coordination. D’une part, dès lors que l’engagement se produit en coalition, mais aussi en « couplage » avec des forces irrégulières, des tirs fratricides ou une utilisation gabegique des moyens sont possibles et ne peuvent être évités que par la meilleure intégration possible. D’autre part, elle a également des ramifications en termes de ciblage. Tirer à plus de 30 km en cherchant à rester précis impose de disposer d’yeux. Or les combattants en première ligne et d’éventuels officiers de liaison ou, comme ce fut le cas ici, des représentants des FDS auprès des cellules de feu constituent autant de capteurs. Ils ne sont pas les seuls. La campagne contre l’EI a vu un usage intensif de drones… américains. Dès l’annonce du retrait américain de Syrie s’est ainsi posée la question des flux d’information. L’affaire montre donc à quel point les drones SDT Patroller, remplaçants des SDTI Sperwer, seront essentiels.

Mais se pose aussi celle de la masse : le 61e régiment d’artillerie devrait ne recevoir que 14 exemplaires de l’appareil et six stations au sol. Si la machine a une endurance maximale de 20 h, reste à voir combien d’orbites simultanées pourront être tenues par l’armée de Terre… qui, logiquement, ne les utilisera pas uniquement au profit de l’artillerie. Reste également à voir si un autre type de drone – qui serait réellement tactique, là où le Patroller est un « mini-MALE » – ne serait pas nécessaire… Incidemment, un autre aspect de la coordination, y compris dans ses rapports à l’ISR, est lié aux communications, à la numérisation et à leur sécurité. Si la Russie a pu utiliser la guerre électronique face à la Turquie, les troupes coalisées ont opéré dans un confort informationnel. Ce ne sera probablement plus le cas à l’avenir.

La coordination a également des implications en termes de déconfliction des espaces aériens. De facto, la trajectoire balistique des obus implique de pouvoir croiser la route de drones, d’hélicoptères ou d’appareils de combat. De ce point de vue, l’expérience de Wagram tend à montrer que cet aspect était l’un des plus chronophages dans la préparation des feux, mais qu’il a aussi contraint la manœuvre.

Pratiquement, les tirs ont le plus souvent possible été effectués de manière rasante afin de réduire les apogées des obus, nécessitant des charges de poudre élevées (4). De même, toujours afin de rester au plus bas, les obusiers ont dû être rapprochés le plus possible de leurs cibles. In fine, on devine donc le besoin de logiciels et de systèmes permettant une meilleure gestion des espaces aériens. Cela ne va pas de soi au vu des évolutions possibles des aéronefs : là où la trajectoire d’un obus est prévisible, ce l’était déjà moins pour les hélicoptères. Du point de vue « 3D », si la guerre contre l’EI a pu être complexe étant donné le nombre d’intervenants, elle n’est pas non plus à considérer comme la moins simple à gérer : la supériorité aérienne n’a pas été disputée (ni depuis la terre ni depuis les airs) et les acteurs ont globalement respecté les mesures de sauvegarde qu’ils avaient négociées, tout en opérant depuis des zones d’action relativement bien délimitées. Or il n’est absolument pas dit que ce sera encore le cas dans un conflit futur de haute intensité. Autrement dit, les systèmes de déconfliction des espaces vont devenir un des garants de l’engagement de task forces d’artillerie sur le modèle de Wagram, et donc un facteur d’accroissement de la liberté de manœuvre tactique… mais aussi stratégique.

Derrière ces leçons se pose également la question des perspectives des conflits futurs. L’expérience de la TF Wagram est intéressante à bien des égards, mais elle doit aussi être évaluée à sa juste valeur. Si l’EI est un ennemi redoutable, il ne dispose pas de capacités susceptibles de réduire les avantages comparatifs dont la coalition – et son artillerie – a bénéficié. C’est le cas en matière d’ISR/contre-­ISR ou encore de communications ; et plus largement de capacités cinétiques adaptées. Si l’EI disposait bel et bien d’une artillerie, il n’avait pas réellement de capacité de contre-­batterie menaçante pour l’artillerie coalisée qui, elle, a en revanche bénéficié de cette capacité. Or nombre d’adversaires étatiques potentiels disposent de radars de contre-­batteries et de systèmes permettant de fluidifier les remontées d’informations. En d’autres termes, Wagram a opéré dans un confort opératif certes relatif du fait de l’environnement et des élongations logistiques, mais qui pourrait ne plus se représenter par la suite…

<strong>BONUS, l'obus à sous-munitions guidé regagne en pertinence</strong>
Conçu par la France et la Suède, l’obus BONUS (BOFOR Nutating Shell) a fait l’objet d’un programme lancé en 1993 afin de disposer d’une munition antichar utilisable par l’artillerie, dans la profondeur du dispositif adverse. Entré en service dans ces deux pays, il a également été commandé par la Finlande, la Norvège et l’Arabie saoudite. Plus récemment, les États-Unis en ont également acheté, pour l’heure en deux lots (en octobre 2018 et mars 2020). Cet obus de 155 mm se présente comme un conteneur à culot exsudant de 47 kg qui peut éjecter deux charges guidées. Le moment de l’éjection – de manière qu’elle se produise dans la zone d’action la plus pertinente – est programmé avant le tir. Les deux charges déploient alors de petites ailettes et descendent en effectuant des rotations sur elles-­mêmes, permettant à leurs capteurs IR (qui travaillent sur plusieurs longueurs d’onde) de pouvoir détecter une cible, avec une fauchée pouvant atteindre 32 000 m². Les deux sous-­munitions travaillent indépendamment l’une de l’autre. À distance pertinente, la charge explosive EFP (Explosively Formed Penetrator) se déclenche, formant un pénétrateur qui frappera la cible par le toit, soit là où elle est la plus vulnérable.

Notes
(1) Ce type d’action complexe classe ainsi clairement l’EI dans la catégorie des forces hybrides. Voir Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014.
(2) Olivier Fort, L’artillerie des stratagèmes, coll. « Guerres et opinions », Economica, Paris, 2016.
(3) Régis Légrier, « La bataille d’Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? », Revue Défense Nationale, no 817, février 2019.
(4) Avec, en retour, des contraintes logistiques (le transport des gargousses), mais aussi sur les canons eux-­mêmes : l’énergie au départ du coup est plus importante, exerçant des forces supérieures dans le tube. À voir cependant si cela a eu une influence sur le vieillissement des matériels.

Légende de la photo en première page : Un des CAESAR de la Task Force Wagram. Durant les opérations, le cycle complet a pu être réduit à moins de 10 minutes. (© DoD)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°72, « Numéro spécial : opérations terrestres  », juin-juillet 2020.
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