Après cinq ans de guerre, la défaite saoudienne est difficilement contestable. Bien que nous ayons affaire à un conflit en cours, il est tentant de mesurer l’ampleur de l’échec de la stratégie de Riyad, aussi bien à l’échelle du Yémen qu’à l’échelle régionale et internationale. La division entre le nord et le sud du pays est renforcée et échappe au gouvernement d’Abd Rabbu Mansour Hadi (depuis 2012) et à son parrain saoudien. Dans le nord, les Houthis contrôlent l’État et les tribus en s’appuyant sur une stratégie militaire efficace, un armement sophistiqué et l’adhésion d’une population soumise à une martyrologie inédite. Dans le sud, les séparatistes, soutenus par les Émirats arabes unis, dominent.
Dans ces conditions, les forces loyalistes soutenues par l’Arabie saoudite apparaissent comme les grandes perdantes d’une vaste opération militaire internationale lancée en mars 2015 afin de les réinstaller à Sanaa. En somme, le président Hadi se retrouve privé de la capitale comme d’Aden. Dans le but de ressouder la coalition saoudo-émiratie contre les Houthis, le royaume a encouragé un accord entre le gouvernement Hadi et les séparatistes du sud en novembre 2019. Mais cet accord – censé mettre fin aux hostilités dans le sud, relégitimer le président yéménite et associer les séparatistes au gouvernement – n’est pas respecté et semble difficilement applicable dans la mesure où les forces émiraties laissent leurs protégés du Conseil de transition du Sud (CTS) tenir tête à Hadi. Les forces de ce dernier, du fait de la présence en leur sein du parti Al-Islah, affilié aux Frères musulmans, sont régulièrement assimilées au terrorisme par Abou Dhabi et le CTS. Un argument tout trouvé pour justifier la posture de défiance face à Hadi. La situation dans le sud est ainsi relativement moins « stable » que dans le nord, où les Houthis rencontrent peu de concurrence.
Le durcissement de la stratégie belliqueuse saoudienne
Du point de vue de la géopolitique régionale, la prise de Sanaa par les Houthis en septembre 2014 et leur installation sont une victoire à peu de frais pour l’Iran, tandis que la domination des séparatistes à Aden satisfait les ambitions des Émirats arabes unis (1). L’Arabie saoudite se retrouve affaiblie, comme ailleurs dans la région, et la crise humanitaire infligée au Yémen ternit sa réputation sur la scène internationale, alors que le nouveau pouvoir incarné par le prince héritier, Mohamed ben Salman, met l’accent sur l’image. Sur ce point, l’action saoudienne est ambivalente : entre brutalité (au Yémen et vis-à-vis de l’opposition interne) et séduction (concessions superficielles en termes de libertés individuelles, lobbying croissant auprès des partenaires occidentaux).
Avec l’arrivée au pouvoir du roi Salman en janvier 2015 et de son fils Mohamed ben Salman, ministre de la Défense depuis 2015 et prince héritier depuis 2017, la stratégie saoudienne à l’égard du Yémen s’est considérablement durcie. Mohamed ben Salman a décidé de lancer l’ambitieuse opération « Tempête décisive » en mars 2015, formellement destinée à remettre au pouvoir le président Hadi, renversé par l’insurrection houthie. Très vite, un mois plus tard, lui a succédé la mission « Restaurer l’espoir », comme si la précédente avait réussi.
Pour ces opérations, dont le bilan politico-militaire est piètre (Aden est reprise par les loyalistes dès l’été 2015, mais finit entre les mains des séparatistes, tandis que les Houthis conservent Sanaa et la plupart des régions du nord) et le bilan humanitaire catastrophique, Riyad a mobilisé une large coalition internationale allant du Maroc à ses alliés des Émirats arabes unis, en passant notamment par l’Égypte, le Soudan, le Qatar (évincé en 2017) et Bahreïn. À ces pays s’ajoutent le soutien temporaire de la Turquie et l’appui logistique des États-Unis (aussi en matière de renseignement) et de quelques pays européens. En somme, pour endiguer l’Iran – soutien du mouvement houthi – et pour rétablir Hadi à Sanaa, l’Arabie saoudite a pu compter, du moins au début, sur un ample réseau de partenaires internationaux.
Ce recours à la force, à un hard power assumé, succède à une pratique autrement plus prudente sous la présidence d’Ali Abdallah Saleh (1978-2012) à Sanaa. Sultan ben Abdelaziz, prince héritier d’Arabie saoudite entre 2005 et 2011 et ministre de la Défense de 1962 à 2011, privilégiait la consolidation des relations bilatérales à travers un Conseil de coordination saoudo-yéménite (mis en place en 1975) et les largesses à l’égard des tribus yéménites afin de s’acheter leur loyauté (salaires versés aux chefs). À partir de 2011, année à la fois du soulèvement yéménite et de la mort de Sultan ben Abdelaziz – dont l’action fut un temps poursuivie par les services de renseignement saoudiens –, cette politique a été délaissée par Riyad, avec par exemple l’arrêt des versements d’argent aux dirigeants tribaux.
Le soulèvement révolutionnaire de 2011 – qui a conduit à l’éviction du président Saleh en 2012 –, la montée en puissance d’Al-Islah, la prise de Sanaa par les Houthis en septembre 2014 et l’arrivée au pouvoir à Riyad de Mohamed ben Salman en 2015 – qui annonçait pouvoir écraser la rébellion houthie en quelques semaines – sont autant de facteurs expliquant le durcissement de la stratégie saoudienne. Le royaume saoudien n’a pas complètement renoncé à la « puissance douce » à partir de 2015. Des sommes considérables ont été distribuées à divers acteurs politiques et tribaux, mais sans les succès d’antan. D’un côté, le bilan humanitaire de la guerre ne fait qu’exacerber le ressentiment à l’égard du puissant voisin soutenu par Washington. De l’autre, certains acteurs yéménites se sentent délaissés, voire méprisés, par Riyad. C’est le cas, par exemple, de Hamid al-Ahmar, ancien secrétaire général du Comité préparatoire de la conférence du dialogue national (2011-2013), et dont la famille est à la tête des Hachid, la principale confédération tribale du pays.
L’échec de l’Arabie saoudite au Yémen s’explique non seulement par les partis pris militaires et stratégiques de Riyad, mais aussi par la force grandissante de son adversaire houthi, ainsi que par les priorités diverses de ses principaux « alliés » dans cette guerre.
Les Houthis : rébellion, résistance nationale et martyrologie
Après leur retrait d’Aden en juillet 2015, les Houthis ont réussi à se maintenir à Sanaa et à consolider leur domination dans le nord – tout en conservant un discours unioniste. Face aux opérations saoudiennes, ils se sont imposés aux yeux des populations sous leur contrôle comme une force de résistance nationale contre un envahisseur étranger. Les attaques saoudiennes ont ainsi transformé le statut des Houthis : d’une insurrection locale (guerre de Saada en juin 2004) à un mouvement national qui revendique le contrôle de l’État central. C’est la position confirmée par Mohamed Abdessalam, porte-parole des Houthis. Son discours – inclusif et minimisant les divergences internes – est celui d’un représentant d’un État malmené par des puissances extérieures. C’est d’ailleurs ainsi qu’il justifie les soutiens extérieurs (allusion à l’Iran) : si la souveraineté yéménite est menacée par une coalition internationale, toute aide étrangère est la bienvenue.
Comme leur ancien allié de circonstance, l’ex-président Ali Abdallah Saleh (qui fut finalement assassiné le 4 décembre 2017), les Houthis savent bien manipuler le tribalisme. En mars 2019, ils ont fait signer aux chefs tribaux amis ou sous leur emprise un document sur l’« honneur tribal » qui souligne les devoirs et les prérogatives des tribus en accord avec le pouvoir politique (en l’occurrence, les Houthis) (2). Concernant les ennemis et leurs complices, le document prévoit à la fois des sanctions judiciaires et des sanctions internes au cadre tribal. Par ailleurs, les tribus sont invitées à défendre leurs propres territoires et les frontières du pays tout entier. Enfin, tant que le conflit perdure, les tribus sont invitées à mettre de côté leurs différends pour se concentrer sur l’ennemi extérieur. On a affaire ici à une volonté à la fois d’assujettir et de mobiliser les tribus, de les mettre au service de l’État. L’écrasante majorité des tribus du nord (notamment la confédération des Hachid, à laquelle appartenait le président Saleh et dirigée par Sadeq al-Ahmar, frère aîné de Hamid al-Ahmar) est de leur côté.
Sur le plan militaire, ce conflit asymétrique semble tourner à l’avantage des Houthis, dont les armes sont de plus en plus sophistiquées (missiles balistiques, drones transformés, défense antiaérienne) et menaçantes pour les intérêts saoudiens (les installations de la compagnie d’hydrocarbures Saudi Aramco, par exemple). Au-delà des armes – issues de l’armée yéménite, du marché noir ou de manufactures locales appuyées par une expertise étrangère –, les Houthis ont réussi à mobiliser la population contre l’agression saoudienne de façon assez comparable aux Hached al-Chaabi (Unités de mobilisation populaire) en Irak ou au Hezbollah libanais – qui représente pour Israël ce que les Houthis incarnent pour l’Arabie saoudite.
La comparaison concerne l’idée de mobilisation populaire (impliquant une militarisation d’une partie de la société), mais aussi certains symboles religieux. Dans un pays où les chiites zaïdites cohabitent avec les sunnites chaféites et où une identité musulmane globale semblait primer, les Houthis mettent en avant un chiisme politique jusque-là marginal au Yémen (3). Politiquement, cela passe par une proximité revendiquée avec l’Iran et le Hezbollah libanais. Religieusement, cela passe par la réappropriation de fêtes chiites (Achoura, par exemple). En plus des rites spécifiquement chiites, notons la multiplication de cérémonies célébrant les « martyrs » de la guerre contre l’Arabie saoudite auxquelles participent les sunnites. Parmi ces « martyrs », citons Saleh Ali al-Sammad, président du Conseil politique suprême (le pouvoir exécutif contrôlé par les Houthis à Sanaa) entre 2016 et 2018, tué par une attaque de la coalition le 19 avril 2018 et immortalisé par un tombeau régulièrement visité, notamment par les chefs tribaux.
Les Houthis entendent ainsi réconcilier les tribus avec l’identité zaïdite, mais aussi installer un esprit de vengeance contre l’envahisseur saoudien. En effet, selon l’auteur yéménite Mohamed-Mohsen al-Zahiri, la vengeance est l’un des quatre éléments fondamentaux du système tribal (avec l’arbitrage, la culture guerrière et l’ascendance) et les tribus ont précisément sacrifié beaucoup d’hommes dans ce conflit. Cet esprit de vengeance est nourri par les punitions collectives – destinées, en vain, à couper le lien entre les Houthis et la population – infligées par les Saoudiens aux Yéménites (notamment le blocus, les massacres de civils et la destruction d’infrastructures).
Un paysage politique défavorable aux intérêts saoudiens
En termes de contrôle territorial, les loyalistes soutenus par l’Arabie saoudite sont dans une situation délicate. Dans le nord, les Houthis poursuivent leur expansion (ils ont conquis, le 1er mars 2020, le gouvernorat d’Al-Jawf, frontalier de l’Arabie saoudite, et de l’Hadramaout, qui abrite d’importantes réserves de pétrole et de gaz), et menacent la province de Marib (dernier gouvernorat du nord qui échappe aux Houthis, contrôlé par les forces d’Al-Islah). Dans le sud, les séparatistes soutenus par Abou Dhabi contrôlent Aden et une partie des régions voisines.
Dans le nord comme dans le sud du pays, l’Arabie saoudite est confrontée à des « alliés » turbulents et difficilement compatibles : les forces d’Al-Islah, qui considèrent de moins en moins les Houthis comme la principale menace pour le pays ; les séparatistes du sud, qui, tout en affichant leur loyauté à la coalition antihouthie, veulent avant tout le rétablissement d’un Yémen du Sud indépendant. Ils sont utilisés par Abou Dhabi pour contrer Al-Islah, érigé en menace prioritaire au même titre que les divers groupes islamistes. Le discours des séparatistes est volontairement ambigu sur l’Arabie saoudite et le camp loyaliste : ils ne veulent pas de Hadi à Aden et invoquent l’autodétermination, mais ils ne souhaitent pas non plus rompre officiellement avec la coalition et dialoguer directement avec les Houthis. À ces groupes s’ajoutent la plupart des tribus de Shabwa et de l’Hadramaout qui rejettent le séparatisme sudiste tout en se méfiant du camp loyaliste.
Les deux partis politiques traditionnels sont dans une situation de relative fragmentation. Le Congrès général du peuple (CGP), parti du président Hadi, abrite trois grandes tendances : celle que l’on retrouve dans le gouvernement et qui est soutenue par l’Arabie saoudite ; celle qui participe au pouvoir exécutif des Houthis à Sanaa ; celle menée par le fils et le neveu de l’ancien président Saleh, dans le camp loyaliste mais parrainée par les Émirats arabes unis, au même titre que les séparatistes du sud.
Al-Islah connaît, quant à lui, deux sensibilités : une loyaliste (que l’on retrouve dans le gouvernement Hadi et dans le gouvernorat de Marib, menacé par les Houthis) et une plus « réaliste », soutenue par les principaux parrains des Frères musulmans (la Turquie et le Qatar). Elle est représentée par un certain nombre d’intellectuels indépendants (de la Prix Nobel de la paix 2011, Tawakkol Karman, à l’écrivain Marwan al-Ghafouri), conscients de l’ampleur de la victoire houthie et hostiles à l’action de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.
L’ancien président Saleh a un jour confié au journaliste palestinien Abdel Bari Atwan à propos du conflit de 1994 : « Quand j’ai su que les Saoudiens soutenaient mes adversaires sécessionnistes, j’ai compris que j’allais gagner parce que l’Arabie saoudite est toujours du côté des perdants. » Il faut bien reconnaître que c’est encore le cas.
Sur sa relation avec Al-Islah, Riyad est confrontée à des contradictions internes (diabolisation des Frères musulmans parallèlement à une alliance avec eux au Yémen), à l’existence d’une aile qui lui est hostile dans le parti et à la guerre menée contre lui (et incidemment contre le gouvernement Hadi auquel il participe) par les Émirats arabes unis et leurs protégés au nom de la lutte antiterroriste. Sur le plan territorial, elle doit faire face à un partage entre les Houthis (au nord) et les séparatistes (au sud). Malgré cette configuration et alors que le président Hadi qu’ils soutiennent est incapable de revenir sur le sol yéménite, les Saoudiens répètent à l’envi qu’ils ont libéré 85 % du territoire.
Un échec à l’échelle régionale
À l’échelle de la géopolitique régionale, les Saoudiens se retrouvent laminés par leurs ennemis iraniens qui auront réussi une victoire à peu de frais (investissements limités et pas d’intervention directe) et floués par leurs alliés émiratis. Sa grande coalition internationale, lancée en 2015, s’est réduite comme une peau de chagrin : du retrait de plusieurs membres de la coalition au départ des alliés émiratis. Réactiver l’alliance antihouthie semble difficile : pour les Émirats arabes unis et le CTS, Al-Islah (et le gouvernement Hadi en général) est une menace plus urgente que les Houthis ; pour Al-Islah et une partie du CGP, le séparatisme sudiste est aussi plus dangereux que les Houthis.
Dans ces conditions, les hypothèses plausibles ne vont pas dans le sens des intérêts saoudiens. Dans les négociations futures, les Houthis arriveront probablement en position de force. Une convergence entre les Houthis et les séparatistes du sud est possible (des canaux existent déjà grâce au Hezbollah et à d’anciens dirigeants du Yémen du Sud), notamment en cas de rapprochement irano-émirati. A priori, les Houthis n’ont pas intérêt à s’attaquer au sud, où ils ne disposent pas d’une base populaire et les Émirats arabes unis n’ont pas intérêt à provoquer une escalade avec l’Iran. La Russie, qui entretient de bonnes relations avec les Houthis comme avec le CTS, avec Téhéran comme avec Abou Dhabi, pourrait offrir ses services de puissance médiatrice.
Un conflit entre les Houthis et les séparatistes, moins probable, n’est toutefois pas à exclure. Dans ce cas, une convergence entre les Houthis et Al-Islah serait envisageable, et l’Arabie saoudite aurait une occasion de convaincre ses alliés émiratis de reprendre la guerre. D’autres questions se posent : elles concernent l’avenir politique (quel partage du pouvoir ?) et territorial (un découpage fédéral ? Une séparation ? Une confédération pour consoler les séparatistes sans leur offrir la sécession ?).
L’Arabie saoudite de Mohamed ben Salman aura finalement perdu au Yémen, comme à peu près partout dans la région, en dépit de moyens démesurés. En Irak, son poids est désormais négligeable. En Syrie, les groupes islamistes qu’elle a soutenus ont été vaincus. Au Liban, sa campagne anti-Hezbollah a échoué. À l’échelle du Conseil de coopération du Golfe (CCG), sa tentative de « domestication » du Qatar n’a rien donné. Entre la guerre contre l’Iran et celle contre les Frères musulmans, contrairement à l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ont choisi leur priorité : lutter contre l’islam politique avant tout, et dans le cadre d’une politique étrangère distincte (normalisation avec le pouvoir en Syrie, ambitions maritimes au Yémen). À l’échelle mondiale, le bilan catastrophique de cette guerre – sur le plan politique comme sur le plan humanitaire – et son impopularité dissuaderont probablement Washington (alors que l’élection présidentielle est en novembre 2020) et ses alliés européens de la soutenir indéfiniment.
Notes
(1) Jean-Paul Burdy, « Socotra, centre d’un “collier de perles” de l’impérialisme des Émirats arabes unis ? », in Moyen-Orient no 42, avril-juin 2019, p. 80-85.
(2) Ce document a été publié par quelques médias hostiles aux Houthis, comme sur le site du journal saoudien Al-Riyadh : www.alriyadh.com/1742913#
(3) Laurent Bonnefoy, « Les identités religieuses contemporaines au Yémen : convergence, résistance et instrumentalisations », in Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée no 121-122, 2008, p. 201-213 ; Laurent Bonnefoy, « Retour des chiites sur la scène yéménite », in Le Monde diplomatique, novembre 2014, p. 4.
Légende de la photo en première page : Image de destruction dans une rue de Taez : le Yémen traverse une guerre sans précédent depuis 2015. © Shutterstock/Anasalhajj