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De la bataille aux opérations multidomaines : se préparer pour la guerre du futur

Après une période de guerres contre-insurrectionnelles, l’armée américaine est confrontée à la montée en puissance de la Chine et de la Russie. Elle a donc développé le concept de Multi-Domain Battle (bataille multidomaine), puis, depuis peu, celui de Multi-Domain Operations, plus large et englobant. L’objectif : être prête pour la guerre de demain face à des ennemis étatiques de force quasi équivalente.

D’une certaine manière, le Multi-Domain Battle (MDB) est une réaction à une décennie de contre-insurrection (COIN) et de ses effets pervers sur les forces, c’est-à-dire, la perte, pour l’armée, de la capacité à mener de véritables opérations dites conventionnelles. Car les opérations contre-insurrectionnelles menées en Irak ou en Afghanistan ont érodé les compétences des soldats face à des adversaires équivalents ou quasi équivalents étatiques.

Pour une « contre-révolution » militaire

Le penseur français David Galula l’avait très bien compris. Commandant durant les années 1950 en Algérie, il avait observé avec une grande attention les guerres civiles dans ce pays, mais aussi en Grèce et en Chine. Il avait alors établi le rapport entre terrorisme et guerre en mettant en lumière le concept d’insurrection. De ses travaux est né un traité, Contre-insurrection. Théorie et pratique. Bien qu’il soit longtemps resté méconnu en France, les Américains se sont très vite intéressés à cet auteur qualifié par le général Petraeus de « grand penseur du XXe siècle ». Galula avait justement rappelé l’incompatibilité entre les compétences pour mener une guérilla et celles nécessaires pour une guerre conventionnelle. Les tenants du MDB insistent sur le fait que les changements en cours dans la guerre imposent un environnement très dangereux auquel l’armée américaine n’est pas préparée. D’ailleurs, la perspective d’une nouvelle doctrine axée sur des guerres conventionnelles rassure l’armée qui abhorre, sinon méprise, les opérations de type COIN. Pour certains hauts gradés de l’US Army, il s’agit, après les errements de la Revolution in Military Affairs (RMA) des années 1990 et la période des guerres contre-insurrectionnelles, de mener une véritable contre-révolution militaire.

Le Multi-Domain Battle est un concept qui permet à l’armée de regarder au-delà du combat terrestre, de se préparer à un champ de bataille plus complexe et imprévisible. C’est tout le travail du Training and Doctrine Command (TRADOC). Si les menaces actuelles se matérialisent avec Daech ou la guérilla en Ukraine, l’armée doit se préparer à des combats dans tous les domaines, toutes les dimensions, d’une manière plus conventionnelle. Les Américains ont d’ailleurs regardé avec beaucoup d’intérêt la Russie et son utilisation du cyber et des UAV (unmanned aerial vehicles) pour faciliter le ciblage de l’artillerie contre des forces adverses au sol. On a également pu voir en Ukraine des séparatistes acquérir la supériorité aérienne sans faire décoller un seul avion, mais en utilisant leurs capacités au sol. Le champ de bataille évolue. D’où l’idée de maîtriser le Multi-Domain Battle, c’est-à-dire d’avoir cette capacité à opérer dans tous les domaines et en coordination avec tous les services concernés. L’armée sera en mesure, par exemple, d’appuyer l’Air Force face au déni d’accès A2/AD en utilisant les forces au sol pour muscler la défense aérienne. L’idée directrice est de faire en sorte que tous les branches et services travaillent ensemble, simultanément, de manière plus efficace, dans un environnement complexe et contre un ennemi commun. Il s’agit d’un tout, plus important que la somme de ses différentes parties.

Modernisation et guerre du futur

Le Multi-Domain Operations va plus loin. Plus large, englobant, plus complet, il ne se résume pas seulement aux armes offensives, létales, à long rayon d’action, mais intègre également les réseaux sociaux, le piratage des systèmes, le cyber, la guerre électromagnétique. Le spectre est élargi et ne se concentre plus seulement sur les aspects tactiques, mais prend aussi en compte l’opérationnel et le stratégique. Il imagine de nouvelles dimensions aux attaques intégrées à terre, dans les airs, sur les mers, mais aussi sous les mers.

Il décrit la manière dont l’armée, comme partie intégrante des Joint Forces (forces combinées), aériennes, terrestres, navales et corps des Marines, peut contrer puis battre un ennemi de force équivalente dans tous les domaines, toutes les dimensions (air, terre, mer, espace et cyber), dans un conflit armé, mais aussi dans une course à la concurrence qui pourrait déboucher sur une guerre. L’objectif est d’atteindre cette capacité à l’horizon 2025-2050. Tels sont les objectifs réunis dans la dernière version du concept MDO : The US Army in Multi-Domain Operations 2028 (MDO 2028).

Les opérations seront simultanées ou séquentielles, utiliseront la surprise et intégreront rapidement toutes les capacités dans toutes les dimensions. Le but est d’imposer de multiples choix difficiles à l’ennemi et de gagner un avantage physique et psychologique pour influencer son environnement opérationnel. Comme le soulignait Clausewitz, dans la guerre, on ne contrôle presque rien ; un belligérant dicte les actions de son adversaire et vice versa. Avec le MDO, l’US Army souhaite maximiser les effets de ses actions sur son adversaire, tout en réduisant au minimum sa dépendance aux actions de ce dernier.

D’une manière plus prégnante encore que pour le MDB, le MDO part du constat qu’un affrontement avec la Chine ou la Russie pourrait tourner au désavantage des États-Unis. Ces deux pays ont en effet développé des bulles A2/AD très sophistiquées, capables de détruire les capacités aériennes américaines, d’empêcher les forces américaines d’être en position de force dans une région du monde. Le MDO doit donner les moyens à l’armée américaine de battre son ennemi ou de le contraindre à ne pas entrer dans un conflit qui serait trop coûteux pour lui.

Le MDO permettra enfin de gérer la « zone grise », qui se situe entre coopération, rivalité et guerre ouverte. La concurrence entre deux États amène des tensions qui, exacerbées, peuvent muter en conflit ouvert. L’objectif du MDO est de dissuader le rival de prendre le chemin de la guerre ou, dès que la guerre devient inévitable, de mettre en œuvre les moyens de prendre rapidement le dessus. L’armée s’engage dans le conflit, pénètre les défenses ennemies, les désintègre, exploite le point faible résultant et consolide ses gains afin de contraindre l’adversaire à retourner dans un système de concurrence, mais dont les termes seront dès lors bien plus favorables aux États-Unis. Toutes ces opérations peuvent donc être simultanées en plusieurs points du monde et dans toutes les dimensions.
MDO 2028 doit produire certains effets du concept d’Air Land Battle, développé dans les années 1970-1980 pour contrer la puissance conventionnelle soviétique en Europe. Comme au début des années 1970, l’armée et les forces combinées chercheront à détruire les capacités multiniveaux offensives comme défensives de grandes puissances comme la Russie. Dans ce contexte, le MDO pourrait être la solution.

Wargames, réseau et « Combat Cloud »

L’US Army Futures Command, qui existe depuis 2018 et est chargé de la modernisation de l’US Army, a mis sur pied deux unités MDO en Europe et dans le Pacifique, destinées à mettre en synergie plusieurs sphères offensives (air, terre, mer). Bien sûr, ce n’est pas un hasard si l’Army a choisi ces deux régions du globe. La Chine et la Russie sont des concurrents directs et la raison d’être du MDO 2028. L’objectif est de créer des systèmes d’attaques capables de coordonner en temps réel et sur de vastes distances le traitement d’une ou de plusieurs cibles dans plusieurs dimensions, le tout dans un laps de temps extrêmement court.

Pour préparer l’US Army à cette mutation militaire, le commandement organise de nombreux wargames. Ces exercices nécessitent d’exploiter des données cartographiques et des informations issues des services de renseignement, et de tenir compte de facteurs géographiques, mais aussi humains, comme les populations civiles susceptibles d’être touchées par les combats. L’évaluation des pertes militaires doit permettre au commandement de gérer l’ordre de bataille en temps réel, de trouver les meilleures options en cas d’attrition. Les wargames sont destinés à prendre en compte un spectre très large de données : culturelles, géographiques, économiques, etc. Tous les milieux naturels sont concernés (Arctique, zones désertiques, zones tempérées, etc.). Le théâtre d’opérations du Pacifique, fluide, impose un champ de bataille dominé par la « tyrannie des distances » alors que l’Europe, solide, est constituée de vastes réseaux de communication, mais aussi de reliefs, de plaines où de grandes formations militaires peuvent s’affronter. Dans ce contexte très complexe, l’objectif des officiers est de travailler autant sur les capacités de l’ennemi que sur ses intentions.

Alors que les troupes au sol sont beaucoup plus vulnérables aux missiles à long rayon d’action, aux frappes de drones ou aux armes guidées capables de frapper à partir de très hautes altitudes, le concept multidomaine utilise l’information comme une arme à part entière. Au niveau tactique, l’information fait intervenir des matériels aériens utilisés comme des « centres nerveux » intégrés dans un système de combat plus large, sol-air-mer. Ces systèmes seront capables de neutraliser des défenses aériennes ennemies à partir de tirs terrestres tout en localisant des cibles au sol à partir de vols à très haute altitude et à long rayon d’action.

Bien sûr, l’armée et l’Air Force ont déjà mené avec succès des opérations intégrées, incluant la coordination air-sol, en Irak et en Afghanistan. Les forces spéciales, l’Air Force Special Tactics Squadron et les Joint Tactical Air Controllers identifient depuis longtemps les cibles au sol pour des frappes aériennes, souvent en utilisant des lasers à partir du sol pour les chasseurs et bombardiers. Mais un réseau interservices, interarmes et multidomaine sera, pour l’ennemi, très difficile à contrer.

Ce concept, qui fait de l’information un tissu indispensable de la guerre multidomaine connectée, se retrouve dans le « Combat Cloud ». Ce dernier inverse le paradigme de combats combinés, faisant de l’information un point focal et non un simple ressort opérationnel. L’information d’un élément (avion, navire, satellite, etc.) est réacheminée en temps réel à tous les autres. Le « Combat Cloud » peut utiliser des matériels aériens à long rayon d’action dispersés comme plates-formes composées de capteurs qui opèrent en synergie avec des armes terrestres et navales.

L’US Army travaille sur le développement d’armes de précision à long rayon d’action capables de détruire une cible à plus de 500 kilomètres. Il s’agit là d’un bon exemple d’arme terrestre bénéficiant de données précises sur une cible grâce à une plate-forme aérienne en réseau. Dans ce contexte, le programme Loyal Wingman de Boeing (voir DefTech no 04) permettra aux chasseurs F-35 d’utiliser leurs drones pour collecter des informations sur des cibles hors de leur portée, mais pouvant être détruites par des armes de précision à long rayon d’action au sol.

Les écueils

En théorie, cette nouvelle doctrine doit répondre convenablement aux nouvelles menaces d’aujourd’hui, et peut-être de demain. Mais ce concept se heurte à des problèmes aussi bien techniques que doctrinaux ou organisationnels avec, en premier lieu, celui de relier les réseaux de communication et d’information des différents services. C’est bien l’architecture de la communication, ce réseau qui prendra en charge tous les réseaux, autrement dit un système de systèmes, qu’il est très difficile d’établir.

L’autre problème, de taille, est la question budgétaire. La guerre contre le terrorisme, donc dans sa forme contre-insurrectionnelle, a lourdement grevé le budget de la Défense américaine. L’US Army subit encore les effets pervers du « technologisme » des années 2000. La « doctrine Rumsfeld » qui a fait suite à la RMA et qui était axée sur le « tout technologique » pour compenser la réduction des armées a été une impasse au coût exorbitant.

Enfin, l’armée devra recruter et former des personnels aux exigences qu’un tel système imposera avec, notamment, une véritable pensée multidomaine.

Pour ces raisons, l’US Army a décidé d’avancer par étapes avec une première version du MDO dite 1.5. Le général Townsend, du TRADOC, explique : « Comme concept, ce n’est pas la réponse finale. Mais il s’agit d’une évolution d’un effet plus large, plus global, pour réviser et développer la pensée militaire et dépasser une série d’impasses dans un schéma de rivalité, mais aussi dans celui de conflits armés avec des adversaires de force équivalente. »

Une version 2.0 est prévue pour l’automne 2019.

Légende de la photo en première page : Les opérations multidomaines seront menées dans toutes les dimensions : terre, air, mer, cyber, espace. Tous les éléments seront connectés pour alimenter les flux d’informations en temps réel. (© US Army)

Article paru dans la revue DefTech n°05, « Technologies & guerres du futur », septembre-octobre 2019.

À propos de l'auteur

Boris Laurent

Manager Défense & Sécurité chez Sopra Steria Next, historien spécialiste en relations internationales et en histoire militaire et officier de réserve au sein de la Marine nationale

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