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La révolte libanaise, arc tendu vers un horizon post-identitaire

Le 4 août à 17h10, une double explosion très violente a secoué le secteur du port de Beyrouth, faisant au moins 100 morts (bilan provisoire) et des milliers de blessés, ravageant la ville et saturant ses hôpitaux déjà confrontés à la pandémie de COVID-19. Le stockage de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium (engrais chimique et également composant d’explosif) dans un entrepôt, sans précaution, en plein cœur de l’agglomération serait à l’origine du drame ; à J+1, les explications des autorités libanaises restent floues. Alors que le pays du Cèdre, exsangue, en appelle à l’aide internationale, l’analyse rédigée par Rayan Haddad au printemps 2020 permet de comprendre le contexte national de crise politique, de faillite financière et économique, d’ébullition sociale dans lequel est survenue cette catastrophe.

Le Liban est à un moment critique de son histoire après avoir été le théâtre d’un soulèvement populaire sans précédent, transcendant les appartenances religieuses, régionales et sociales, dans un contraste saisissant avec l’anomie qui avait régné lors des années de guerre civile (1975-1990). Enclenchée le 17 octobre 2019, cette « révolution » (thawra), fruit de l’agrégation — par la magie des réseaux sociaux — de stratégies individuelles d’acteurs portant en étendard les valeurs d’une citoyenneté libérée des ornières identitaires, réclame le départ de l’intégralité de la classe politique accusée de conduire le pays du Cèdre vers le flétrissement, la décomposition et l’effondrement économique. La corruption, l’incompétence, l’incurie, l’accaparement du pouvoir, la dilapidation des biens publics et les graves atteintes à l’environnement sont les principaux chefs d’accusation lancés contre la classe dirigeante, composée de seigneurs de guerre et d’hommes d’affaires reconvertis en politique, qui a fait très peu de cas du principe selon lequel il n’y a point de légitimité durable sans efficacité (1), vu l’état de déliquescence dans lequel se trouvent les infrastructures et les services publics depuis des décennies.

La formation en janvier 2020 d’un gouvernement monochrome, sous l’égide du Hezbollah et de ses alliés, à la suite de la démission du Premier ministre, Saad Hariri, après treize jours de mobilisation, n’a pas répondu aux aspirations des indignés qui réclamaient un cabinet transitoire composé d’experts indépendants, à même de relever le défi du redressement économique (la dette publique s’élève à 92 milliards de dollars, soit 176 % du PIB), d’assurer l’indépendance de la justice et les conditions de mise en œuvre de la reddition de comptes. La colère s’est même étendue à la dénonciation des banques qui, en situation de quasi-faillite, ont instauré des restrictions sévères sur les retraits en dollars et les transferts, alors que des informations insistantes font état de transferts massifs d’argent vers l’étranger de la part de membres de la nomenklatura. En latence depuis le mois de mars 2020, cette effervescence a rejailli, parfois violemment, avant même la fin des mesures prises pour endiguer la propagation de la Covid-19, sur fond d’une forte dépréciation de la livre libanaise et d’une inflation galopante.

Si soudaine puisse-t-elle sembler, la grande fronde libanaise vient de loin. Elle sanctionne sans conteste, à notre sens, l’impasse du confessionnalisme politique en vigueur depuis les moments fondateurs de l’État et le modèle de l’économie rentière adopté à la fin de la guerre civile, tout en s’inscrivant dans une conjoncture mondiale marquée par une intolérance croissante envers la gabegie et le creusement des inégalités sociales. Elle représente aussi un formidable saut dans l’inconnu compte tenu des capacités du « système » (personnifié par une demi-douzaine de leaders aux forces inégales, empruntant le même logiciel confessionnaliste et les mêmes pratiques clientélistes, quelles que soient par ailleurs les relations d’alliance ou de rivalité qui se nouent entre eux) à préserver des acquis et à obtenir des appuis internationaux. Ce n’est pas là le moindre des défis que les révoltés auront à relever dans leur tentative de réappropriation d’une destinée trop souvent confisquée par les jeux de puissance à l’échelle régionale.

Anatomie de la « thawra »

La révolte dénote de la part de larges pans de l’opinion publique libanaise une prise de conscience profonde du caractère dysfonctionnel de la gouvernance confessionnelle. Une corrélation s’est en effet établie dans les esprits entre ce type de gouvernance, clientélisme et corruption. Les tares du communautarisme politique sont devenues plus évidentes, notamment aux yeux des jeunes générations qui constituent le fer de lance du mouvement de contestation, et qui, durement frappées par le chômage, voient bien que ce système est plus voué à la répartition du pouvoir sur une base confessionnelle et à la captation des richesses par une oligarchie qu’à la définition de politiques publiques efficaces (notamment en matière d’emploi). La répartition communautaire érigée en système paralyse aussi, à l’évidence, la capacité décisionnelle de l’État, ouvrant la voie aux ingérences étrangères. Enfin, de nombreux Libanais entendent désormais que la gouvernance confessionnelle sape les fondements de la confiance sociale, en ce qu’elle incite les leaders communautaires à instrumentaliser la peur de l’autre en vue de renforcer leur capital de légitimité identitaire. La remarquable résilience de la société libanaise face aux chocs aurait pu permettre d’éviter le point de rupture si la classe politique ne s’en était pas servi comme « excuse au dysfonctionnement et à l’adoption d’une attitude de laisser-faire (2) ». C’est ainsi que rien n’a été fait pour gagner la confiance des bailleurs de fonds internationaux, qui avaient pourtant exprimé leur disposition — à l’occasion de la conférence économique pour le développement, par les réformes et avec les entreprises (CEDRE) qui s’est tenue à Paris le 6 avril 2018 — à accorder près de 11 milliards de dollars (en prêts essentiellement) aux autorités libanaises afin de financer des projets d’infrastructure, pour peu que celles-ci mettent en place les mesures d’assainissement des finances publiques nécessaires au déblocage de ces aides. Pour n’évoquer qu’un exemple, il suffit de rappeler que près de 40 % de la dette publique accumulée depuis 1992 peuvent être attribués, selon la Banque mondiale, aux transferts du Trésor libanais vers la compagnie nationale Électricité du Liban, dont les dysfonctionnements sont notoirement le produit de la corruption de la classe politique (3). Au lieu donc d’entreprendre, au préalable, ces réformes structurelles afin de remédier au problème de la dette, le gouvernement Hariri (qui regroupait la quasi-totalité des forces politiques libanaises) jugea préférable d’imposer des mesures d’austérité à une population déjà largement appauvrie, en dehors de toute considération de justice fiscale.

L’annonce d’une taxe sur les appels WhatsApp a été l’élément déclencheur de la révolte, dont le combat sous-jacent porte en définitive sur la question de savoir qui, des « cartels communautaires (4) » ou des classes moyennes et défavorisées, allait payer le prix des échecs de l’élite ayant mené le pays à la faillite. Mais la contestation populaire a des racines plus anciennes. Elle est fille des années 1990 : au sortir de la guerre, la configuration modelée par l’hégémonie syrienne favorisa l’impunité des entrepreneurs de violence faisant montre d’allégeance et valida derechef l’équation identitaire (legs à la fois de la « Question d’Orient » [particulièrement à partir de 1861] et du mandat français [1920-1943]). Parallèlement, sous la houlette de Rafik Hariri, Premier ministre de l’époque, le Liban, soucieux d’attirer les capitaux du Golfe et ceux de la diaspora, mit en place une politique monétaire à taux d’intérêt élevés permettant aux déposants de générer de juteux profits et favorisant la financiarisation de l’économie aux dépens des secteurs productifs, tandis que les « barons du système confessionnel », qui finançaient les dépenses par des « emprunts à taux prohibitifs, contractés auprès de banques dans lesquelles beaucoup d’entre eux ont des parts », se partageaient le fromage de la reconstruction (5), et que la tutelle damascène prédatrice ne se privait pas d’extorquer des fonds jusqu’à son retrait forcé du Liban en 2005. C’est en 2011 que le système commence à se gripper, avec le déclenchement de la guerre en Syrie, date à partir de laquelle le taux de croissance enregistre un déclin continu (alors qu’il était de l’ordre de 8 % en 2010). L’accueil de près d’un million et demi de réfugiés syriens (faisant du Liban le pays qui reçoit le plus de réfugiés au monde au regard de sa population) pèse sur les infrastructures déjà vétustes malgré des aides internationales significatives. Or leur retour en masse à la mère patrie paraît improbable tant qu’ils y resteront exposés au risque de détention arbitraire. Mais, contrairement à certains discours populistes qui les désignent comme boucs émissaires, c’est le ralentissement des flux commerciaux régionaux et des secteurs du tourisme et de l’immobilier qui affecte le plus l’économie libanaise, même si celle-ci attire davantage de capitaux privés syriens. Entre-temps, les jeunes Libanais qualifiés, habituellement contraints à l’exil pour échapper au chômage, éprouvent des difficultés croissantes à trouver des débouchés à l’étranger. Ils grossiront les rangs de la mobilisation citoyenne contre la crise des ordures en 2015 (résultante de dérives affairistes et mafieuses) qui préfigure la révolte actuelle. Quant aux expatriés, leurs transferts de fonds vers le Liban vont baisser graduellement (ainsi que les investissements originaires du Golfe en conséquence du contre-choc pétrolier) jusqu’à réduire comme une peau de chagrin en 2019, alors que leurs dépôts bancaires jouent un rôle crucial dans le paiement des services de la dette publique. Le désintérêt saoudien à l’égard d’un pays progressivement entraîné dans le giron iranien et les sanctions américaines contre l’Iran et le Hezbollah achèveront de tarir les ressources dont dispose la classe politique pour entretenir ses réseaux clientélistes, faisant basculer une part importante des milieux populaires dans la contestation.

À l’échelle globale, on ne peut manquer de voir que la révolte libanaise entre en résonance immédiate avec la seconde vague des révolutions arabes en quête de gouvernance vertueuse en Irak, au Soudan et en Algérie (avec des singularités propres à chaque pays), et avec les agitations sociales que l’on peut plus généralement observer dans l’espace mondial, comme au Chili.

Vers un dépassement du paradigme identitaire ?

Alors qu’ils s’apprêtent à commémorer en septembre 2020 le centenaire de la proclamation du Grand Liban, l’instant paraît opportun pour les Libanais de décider s’ils souhaitent que leur pays demeure la « dernière relique du système ottoman des millets [communautés confessionnelles] (6) ». Cependant, l’urgence est au redressement économique du Liban, qui aurait besoin d’un soutien du FMI à hauteur de 10 milliards de dollars d’ici à 2024, auxquels s’ajouteraient les fonds promis dans le cadre de la conférence CEDRE (7), afin d’assurer les conditions de la paix sociale et d’éviter le départ de ce qui reste de la classe moyenne vers des cieux plus cléments (près de 48 % de la population est passée sous le seuil de pauvreté depuis l’automne (8)). L’urgence est aussi de contenir la propagation de la Covid-19 et d’éviter la saturation d’un système de santé en difficulté. Une diffusion de la pandémie — sous contrôle jusqu’à présent — dans les quartiers miséreux et surpeuplés, ainsi que dans les camps palestiniens et les bidonvilles dans lesquels vivent de nombreux réfugiés syriens, ferait passer le parcours de certains de ces infortunés, retracé dans le film Capharnaüm (2018) réalisé par Nadine Labaki, pour un conte de fées.

Dans ce temps politique suspendu qui va précéder les prochaines élections législatives, prévues en 2022, l’avenir du mouvement de contestation va dépendre de sa capacité à renforcer ses réseaux d’entraide sociale, à faire prévaloir son caractère pacifique, à définir collectivement ce vers quoi il veut aller et à se structurer politiquement en vue de constituer des listes communes. Il n’est pas illusoire de penser que l’élection d’un nombre important de députés qui portent des revendications transcendant les intérêts particularistes laissera déjà en soi présager une profonde remise en cause du communautarisme politique et donnera à voir en tout cas que celui-ci ne constitue pas l’horizon indépassable du Liban, avec le risque néanmoins d’observer « les phénomènes morbides les plus variés » pendant cet interrègne gramscien où le vieux monde se meurt tandis que le nouveau ne peut pas naître (9).

Le cerbère du système confronté au risque d’un désenchantement chiite

Il ne fait guère de doute que le Hezbollah représente actuellement le cerbère du système confessionnaliste. Celui-ci sert, notamment à travers son alliance avec le Courant patriotique libre du président de la République Michel Aoun et le mouvement Amal du chef du Parlement Nabih Berri, de paravent à sa vocation paramilitaire qui constitue l’une des pièces maîtresses du dispositif de dissuasion iranien face à Israël. Mais le Hezbollah n’est pas simplement le gardien intraitable de la mécanique de corruption au Liban ; il en est l’un des rouages importants. Il suffit de garder à l’esprit qu’il monopolise les activités de contrebande des deux côtés de la frontière libano-syrienne, au détriment du Trésor libanais (10). Rien d’étrange, dès lors, à ce qu’il se sente visé par le slogan dégagiste « Tous, cela veut dire tous », et qu’il laisse les coudées franches à ses sbires et à ceux d’Amal afin de contrer les révoltés — au plus fort des manifestations — en recourant à des actes d’intimidation et de violence. L’armée — qui bénéficie d’aides américaines substantielles — chemine quant à elle sur une ligne de crête, avec le souci affiché d’assurer la protection des protestataires et de veiller au respect des institutions décriées.

Le Hezbollah a pour le moment réussi, bien mieux que les partis traditionnels, à conserver le soutien de sa (vaste) base sociale, et sans doute est-ce là la raison principale de la survie précaire de la classe politique dans son ensemble face à la déferlante populaire. Néanmoins, des fissures commencent à apparaître dans l’édifice patiemment construit par celui-ci depuis sa fondation. En effet, le discours tribunitien, porté ex professo par son secrétaire général Hassan Nasrallah, qui met habituellement l’accent sur la défense des déshérités contre l’injustice, entre désormais en dissonance avec la réalité. En effet, alors que le parti occupe une position dominante sur l’échiquier politique, il peine à répondre aux attentes sociales de son électorat — qui ne sont pas bien différentes de celles des révoltés, notamment en matière de lutte contre la corruption et le déclassement. Cette concordance des attentes explique d’ailleurs la participation inédite de citoyens chiites à la fronde, au diapason avec leurs confrères sunnites, chrétiens et druzes, y compris dans des fiefs du Hezbollah et d’Amal. Si leurs orateurs les plus verveux se trouvent parmi les milieux de gauche, les acteurs de la société civile, les partisans de feu l’ayatollah Mohammad Hussein Fadlallah et les dissidents du Hezbollah, il est difficile de croire que leur hardiesse d’expression laissera longtemps indifférents les sympathisants de ce dernier souffrant des mêmes maux et d’ores et déjà conscients que la culture doloriste ne suffira pas à y remédier.

La situation est d’autant plus sensible pour le parti — dont les responsables sont loin d’inspirer la révérence dévolue à son leader — qu’il n’a sans doute jamais fait face à autant de questions embarrassantes émanant de son corps social, demeurées sans réponses convaincantes. C’est ainsi que la mort d’au moins douze de ses combattants dans la province d’Idlib en février 2020, à la suite des représailles d’Ankara contre l’armée syrienne et ses supplétifs, a relancé les questionnements latents sur le bien-fondé de son implication persistante dans la guerre en Syrie. Ces interrogations concernent aussi le sort de ses alliances avec des partis accusés de vénalité par la vox populi — ce qui aiguiserait notamment les craintes de Nabih Berri de faire les frais, à terme, d’une opération « Mains propres » orchestrée par le Hezbollah pour redorer son blason (11). Les dénégations du Hezbollah, selon lesquelles il n’était aucunement impliqué dans le marchandage, ni même informé de celui-ci, avec Washington ayant mené le 16 mars 2020 à la libération du Libano-Américain Amer Fakhoury, ancien haut-gradé de l’Armée du Liban Sud — milice supplétive d’Israël, aujourd’hui dissoute — et tortionnaire de la prison de Khiam, nourrissent un scepticisme difficile à dissiper, y compris dans ses rangs. De même, l’impact du coronavirus au Liban pourrait ne pas être sans effet sur la réputation du Hezbollah aux yeux de ses fidèles. Celui-ci porte en effet une responsabilité patente dans le retard pris par Beyrouth à suspendre les vols en provenance d’Iran et par ailleurs dans le rapatriement de milliers d’expatriés dans des conditions loin d’être optimales, contribuant ainsi à l’importation de la pandémie. La crise sanitaire pourrait, de surcroît, provoquer l’explosion d’une bombe sociale — dont les émeutes qui ont eu pour épicentre la ville nordiste de Tripoli fin avril pourraient être les prémices — dans les milieux les plus démunis sous l’effet des mesures de confinement. Sur le plan régional, la rébellion d’un grand nombre d’Irakiens chiites contre l’hégémonie iranienne n’est pas réconfortante pour le Hezbollah, non pas parce qu’elle risque de donner lieu à une émulation mécanique au sein des milieux chiites libanais, mais parce qu’elle offre une illustration instantanée de la contingence des alliances identitaires.

Le pays du Cèdre suspendu à la variable internationale

L’irruption du soulèvement populaire au Liban sonne comme un formidable pied de nez aux desseins visant à son enfermement dans un rôle de caisse de résonance des conflits régionaux ou à sa réduction à un rôle de vassal de Téhéran ou de Washington. Certains slogans sur les murs de Beyrouth en témoignent, comme celui-ci : « Ni américaine, ni iranienne, notre thawra est civile. » Toutefois, même si ses tenants se sont imposés comme acteurs incontournables du champ politique, les rênes du pouvoir leur échappent encore, et force est de reconnaître que le sort du Liban reste intimement tributaire de la variable internationale. Premièrement, parce que le gouvernement libanais, qui a annoncé le premier défaut de paiement de l’histoire du pays en mars dernier, s’est décidé — malgré les réticences initiales du Hezbollah — à solliciter l’aide du FMI après avoir adopté un plan de redressement fin avril. Or cela nécessitera pour le moins un consentement américain (surtout après l’entrée en récession de l’économie mondiale), laissant entrevoir toutes sortes de bras de fer ou de marchandages entre Washington et Téhéran, sur lesquels les acteurs étatiques et sociaux libanais n’auront vraisemblablement que peu de prise. La France ne s’y est d’ailleurs pas trompée en déclarant par la voix de son ministre de l’Économie et des Finances, à l’issue d’une réunion des responsables du G20 à Riyad, qu’elle ne voulait pas « mélanger la question du rétablissement économique du Liban […] et la question de l’Iran (12) ». Deuxièmement, il est probable que la poursuite par l’administration Trump de la campagne de « pression maximale » contre l’Iran et le refus opiniâtre de Téhéran de renégocier l’accord nucléaire aboutiront au gel de la situation actuelle jusqu’à la prochaine élection présidentielle américaine. Cependant, on ne peut pas totalement exclure — au moment où le régime iranien est fragilisé par la crise de la Covid-19 — que la dynamique de confrontation entre l’Iran et les États-Unis s’exacerbe (que ce soit du fait d’un aventurisme militaire américain, d’une fuite en avant de l’Iran dans son voisinage arabe ou son programme nucléaire, ou encore d’une erreur de calcul de la part d’Israël ou du Hezbollah), ce qui contribuerait à accroître les risques de répercussions négatives pour le Liban.

Face à une telle volatilité régionale, le fatalisme n’est certes pas de mise, les porteurs de nouveaux imaginaires au Liban pouvant embrasser la maxime de Machiavel dans laquelle il juge « qu’il peut être vrai que la fortune soit l’arbitre de la moitié de nos actions, mais qu’elle nous en laisse aussi gouverner l’autre moitié, ou à peu près (13) ».

Notes
(1) Voir Seymour Martin Lipset, Political Man : The Social Bases of Politics, New York, Doubleday, 1960, p. 82.
(2) « Lebanon’s Self-Defeating Survival Strategies », Middle East Report no 160, International Crisis Group, 20 juillet 2015.
(3) Voir Benjamin Barthe, « Au Liban, la mauvaise fée électricité », Le Monde, 16 novembre 2019. Le Liban occupe la 137e place mondiale sur 180 au classement de l’indice de perception de la corruption 2019 publié par l’ONG Transparency International.
(4) Voir Benjamin Barthe, « “Une grande partie de notre élite est accro à la corruption” : Au Liban, dans les rouages de l’économie de l’ombre », Le Monde (en ligne), 22 novembre 2019.
(5Ibid.
(6) Clifford Geertz, « The Integrative Revolution. Primordial Sentiments and Civil Politics in the New States » in Clifford Geertz (dir.), Old Societies and New States. The Quest for Modernity in Africa and Asia, Londres, The Free Press, 1963, p. 143.
(7) Voir Sahar Al-Attar, « Le douloureux sauvetage de l’économie libanaise », Le Commerce du Levant, 30 avril 2020.
(8Ibid.
(9) Voir Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1996, p. 282-283.
(10) Voir Mazen Ezzi, « Lebanese Hezbollah’s Experience in Syria », Research Project report, MEDirections, European University Institute, 13 mars 2020, p. 10-12.
(11) Voir Ali Al-Amine, « Hal tatahawwal “al-thunaʾiyya al-shiʿiyya” ila “ahadiyya mutawahhisha” ? », Nida Al-Watan, 3 février 2020.
(12) « La France prête à aider le Liban, dit Le Maire à Ryad », Reuters, 23 février 2020.
(13) Nicolas Machiavel, Le Prince, Paris, Librairie Générale Française, 2000, p. 159.

Légende de la photo en première page : Manifestations contre le gouvernement libanais sur la place Riad El Solh, au centre de Beyrouth, le 19 octobre 2019. Freiné par le confinement dû à la pandémie, le mouvement contestataire entamé à l’automne 2019, à la suite de l’annonce d’une taxe sur les appels effectués via l’application WhatsApp, a repris fin avril 2020 avec plus de virulence, les manifestants continuant de réclamer le départ de la classe politique en fonction, qu’ils accusent de corruption et de népotisme, dans un contexte d’appauvrissement du pays. (© Hiba Al Kallas/Shutterstock)

Article paru dans la revue Diplomatie n°104, « Ces guerres que l’Amérique ne gagne plus… », juin-juillet 2020.

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