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Réfugié syrien : un autre regard sur l’exil

Les réfugiés sont souvent présentés comme des victimes de déplacements forcés, n’ayant aucune prise sur leurs projets migratoires. En s’intéressant aux mobilités des habitants d’un village syrien exilés en Jordanie, cet article propose au contraire de mettre en avant leur capacité d’action, tout en soulignant l’influence des migrations antérieures au conflit sur leurs choix de destination.

Deir Mqaren est un village syrien dont la majorité des habitants vit du colportage de denrées alimentaires. Les personnes originaires de cette bourgade exilées en Jordanie situent les prémices de cette activité à l’époque ottomane, lorsque leurs ancêtres cultivaient des fruits qu’ils faisaient sécher en automne, puis qu’ils revendaient au Liban, en Palestine et en Transjordanie durant l’hiver. Mais à la suite du conflit israélo-arabe de 1948, les autorités israéliennes ont interdit l’entrée sur leur territoire aux Syriens, empêchant les colporteurs d’accéder à une partie importante de leur clientèle.

Dans les années 1980, l’augmentation des besoins en eau de la capitale provoqua un tarissement de la rivière Barada, une catastrophe écologique qui sonna le glas de l’activité agricole dans le village. Les marchands de Deir Mqaren se sont alors tournés vers des grossistes damascènes afin de se procurer des fruits à coque et des fruits séchés. En revendant cette marchandise en Jordanie, ils ont acquis une position de quasi-monopole dans un secteur d’activité délaissé par les nationaux. Avant 2011, leurs séjours ne duraient que quelques semaines : une fois leurs stocks écoulés, ils reprenaient la direction de Deir Mqaren, où ils passaient plusieurs semaines auprès de leurs familles restées au village, jusqu’à ce que l’insurrection vienne entraver leurs circulations.

<strong>Début du parcours de Yasmin entre Deir Mqaren et Amman, d’octobre à décembre 2014</strong>

La vente ambulante comme seul moyen de survie

Dès le début des manifestations, la plupart des vendeurs sont victimes de rackets aux barrages dressés en Syrie par les troupes loyalistes. Cette situation incite une partie des colporteurs à s’installer dans les villes où ils n’avaient l’habitude de séjourner que de manière temporaire auparavant. Afin de poursuivre leur commerce, ils s’approvisionnent désormais auprès de grossistes jordaniens. L’enlisement du conflit engendre par ailleurs une multiplication des licenciements. Pour les quelques habitants du village qui perdent leur emploi en Syrie, la vente ambulante à l’étranger apparaît à ce moment-là comme la seule option envisageable pour continuer à percevoir un revenu.

Avant 2013, les personnes qui partent de Deir Mqaren sont essentiellement des hommes, qui entrent en Jordanie par le poste-frontière de ­Nassib/Jaber. Avec l’intensification du conflit vient le temps des regroupements familiaux. Les candidats au départ deviennent principalement des femmes et des enfants, qui rejoignent les colporteurs partis au cours des mois précédents. Toutefois, l’augmentation continue du nombre d’exilés amène les autorités jordaniennes à fermer les postes-frontières officiels, en vue de ­limiter les nouvelles entrées. Cette mesure force les réfugiés à emprunter des routes détournées, contrôlées par les combattants de l’opposition qui coordonnent les passages et les orientent vers des lieux de rassemblement situés de l’autre côté de la frontière. De là, les autorités jordaniennes conduisent les nouveaux arrivants jusqu’au camp de Zaatari. En mobilisant l’aide de leurs clients jordaniens, les marchands de Deir Mqaren réussissent toutefois à faire sortir leurs proches quelques heures après leur arrivée sur place.

« Refaire sa vie » en exil, loin de son village d’origine

Au début de l’été 2013, quelque 500 000 Syriens sont enregistrés auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en Jordanie, dont les autorités verrouillent les frontières. Seuls deux points de passage, situés à l’est, en direction de l’Irak, restent entrouverts aux Syriens désireux d’entrer dans le royaume. Alors que les combats s’intensifient près de Deir Mqaren, le nombre de candidats au départ continue d’augmenter. Pour atteindre la Jordanie, ces derniers sont contraints de s’engager dans de périlleux voyages, les obligeant à recourir aux services de Bédouins qui les aident à traverser le désert de Syrie pour rejoindre le campement de déplacés de Hadalat, situé dans le no man’s land séparant les deux pays. Les entrées s’effectuent au compte-gouttes ; certains, à l’instar de Yasmin (cf. carte), se voient obligés de patienter pendant près de deux mois sur place, dans des conditions déplorables, avant de pouvoir pénétrer dans le royaume. De là, ils sont dirigés vers le camp d’Azraq, situé en plein désert, dans le nord de la Jordanie, un lieu que les exilés ne sont pas autorisés à quitter pour aller s’installer ailleurs dans le pays. Mais les relations nouées de longue date entre les colporteurs et leurs clients jordaniens leur permettent de tirer leurs proches de cette impasse.

Dans la cartographie de l’exil au départ de Deir Mqaren, Amman, la capitale jordanienne, apparaît comme l’un des principaux espaces d’installation. Les quartiers populaires de la capitale concentrent des logements au loyer modéré, ainsi qu’une clientèle en demande de produits bon marché proposés par les colporteurs. Néanmoins, depuis 2014, la multiplication des contrôles envers les « travailleurs informels » et les personnes ayant quitté les camps sans autorisation officielle incite des membres de cette communauté villageoise en exil à partir de Jordanie (troisième pays d’accueil de réfugiés syriens à l’été 2019, avec 660 330 personnes, après la Turquie et le Liban) pour rejoindre « clandestinement » des destinations plus pérennes, à l’image de l’Allemagne, où des familles tentent de reconstruire leur vie, loin de Deir Mqaren.

<strong>Réseaux de l’accès aux ressources de Yasmin</strong>

Légende de la photo ci-dessus : Camp de réfugiés syriens de Zaatari, en Jordanie. © Shutterstock/Ehab Othman

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°44, « Tunisie : un destin démocratique ? », novembre-décembre 2019.
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