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Le Multidomain Command and Control (MDC2) : l’occasion de rénover notre C2

Après avoir engagé une réflexion sur les opérations multidomaines et le C2 associé, les États-Unis poursuivent désormais leurs travaux sur le JADCC (Joint All Domain Command and Control). À l’heure où la France, l’Allemagne et l’Espagne travaillent sur le système de combat aérien futur, le Commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes (CDAOA), référent du command and control pour l’armée de l’Air, s’interroge sur ce bouillonnement d’idées. Si ce n’est pas un effet de mode, l’engouement au sujet du multidomaine (1) offre sans doute une occasion de réfléchir à la façon dont l’armée de l’Air va planifier et conduire les opérations aériennes de demain. La conjoncture est en effet propice, caractérisée par les travaux sur le SCAF et les réflexions sur le combat aérien collaboratif.

Le questionnement porte à la fois sur les principes qui devraient régir le fonctionnement de ce C2 Air du futur, les gains que l’on est en droit d’attendre d’une telle évolution conceptuelle liée aux développements technologiques, les prérequis ou conséquences éventuelles et l’insertion de cette structure air dans le concert interarmées. Comme l’a très clairement énoncé le lieutenant-­colonel Pappalardo (2) dans un article paru récemment, les États-Unis entraînent une nouvelle fois dans leur sillage la réflexion stratégique de leurs alliés. Après les opérations basées sur les effets – Effect Based Operations (EBO) – et la révolution dans les affaires militaires – Revolution in military affairs (RMA) – qui ont marqué la maturation stratégique des plus anciens d’entre nous, les stratèges américains nous proposent une réflexion sur les opérations multidomaines et la structure de commandement et de contrôle qui l’accompagne.

La nécessité de s’intéresser au multidomaine

Les armées européennes, et l’armée française en tête, pourraient s’interroger sur la pertinence de s’emparer du sujet. En effet, les ambitions de leadership mondial des États-Unis sont évidemment très différentes de celles des nations du Vieux Continent, y compris de la France. Cette ambition et sa traduction militaire à travers la planète sont largement contestées et exposent les États-Unis à un certain nombre de menaces, y compris sur leur sol. La structure de commandement militaire américain a donc été conçue pour faire face à ces défis à l’échelle mondiale, et se traduit par une division géographique du monde et la mise en place de commandements ad hoc, auxquels s’ajoutent des commandements spécialisés (Air Force Global Strategic Command, Air Force Space Command, etc.). Dans le cadre des engagements modernes, la coordination de l’action des commandements régionaux et spécialisés des États-Unis motive pour partie, du point de vue de l’USAF, la nécessité de mettre en place une capacité de commandement globale.

Pour autant qu’il soit pertinent, ce besoin de coordination des actions militaires à l’échelle planétaire et en temps très contraint ne saurait justifier le besoin pour les pays européens de se pencher sur la question du multidomaine. En réalité, nous partageons d’autres constats qui doivent nous inciter à réfléchir à la question. L’émergence de milieux de confrontation nouveaux, favorisée par les développements technologiques, est une réalité que nous ne pouvons occulter : aux milieux physiques « traditionnels » terrestre, aérien et maritime s’ajoutent désormais l’espace exoatmosphérique et le cyberespace. Ces domaines font leur apparition dans un environnement géopolitique très tourmenté. Les confrontations armées localisées et le terrorisme ont en effet créé un environnement conflictuel nouveau. Non moins dangereux, il a porté de façon significative la menace à l’intérieur de nos frontières, ce que n’avait pas réussi à faire un demi-­siècle de confrontation Est-Ouest. Mais, depuis quelques années, à ce panorama qui a vu l’émergence d’un terrorisme protéiforme est venu s’ajouter le renouveau militaire de grandes puissances non occidentales, en particulier la Chine et la Fédération de Russie. Ce n’est sans doute pas un hasard au demeurant si ces deux États ont investi les nouveaux milieux évoqués, l’espace et le cyberespace. Ils s’en sont emparés à des fins offensives, et l’affichent clairement. Ce constat général incite donc à réfléchir aux opérations dans les cinq milieux et à la structure de commandement capable d’en optimiser la conception et la conduite.

Pour les aviateurs, la résurgence des nations puissances s’est accompagnée du durcissement des systèmes de défense surface-air de nos adversaires potentiels. Ceux-ci ont utilement tiré les leçons des engagements des vingt dernières années des nations occidentales pour concevoir des matériels et des organisations extrêmement robustes et efficaces (3). Connu actuellement sous le sigle A2/AD (4), le renforcement des systèmes de défense intégrés auxquels nous pourrions être confrontés dans le cadre non hypothétique d’un engagement entre États demande une évolution de nos modes de combat. Par ailleurs, la dissémination de certains matériels les plus modernes, russes notamment (SA‑22, S‑300), rend la menace bien réelle, même dans le cas, probable celui-là, d’engagement contre des pays tiers. Ainsi, si l’A2/AD n’est pas en soi un sujet nouveau, le niveau de technicité atteint par certains pays – États puissances ou non – impose une prise en compte conceptuelle et technologique innovante. L’acquisition de la supériorité aérienne sous ses différentes formes demeure indispensable pour garantir la liberté d’action des moyens de surface, terrestres ou maritimes. Elle est en général l’objet des premières missions d’une campagne aérienne qui, faut-il le rappeler, sont souvent le premier volet visible d’une opération militaire d’ampleur.

Parallèlement, notre propre capacité à nous opposer aux agressions multiformes en général et aériennes, en particulier sur notre territoire (5) ou lors de nos opérations, demeure perfectible. Ces menaces font appel à un très large panel de technologies, et demandent des réponses adaptées. Ainsi, si la mise en service d’armements hypervéloces annoncée par les Russes ou la Chine est confirmée, nous sommes dès à présent confrontés à une menace réelle d’une très haute technicité, bien qu’elle ne soit accessible qu’à très peu de nations. À l’autre extrémité du spectre technologique, serait-on tenté d’écrire, l’emploi de drones à des fins de destruction (attaque d’installations pétrolières saoudiennes d’Aramco en septembre 2019) ou pour perturber le trafic aérien constitue un mode d’action très efficace et beaucoup plus accessible. Nous devons donc réfléchir à notre propre A2/AD, de façon globale et en envisageant des actions dans les différents domaines évoqués.

Pour relever l’ensemble de ces défis, du point de vue interarmées et du point de vue de l’armée de l’Air, nous devons mener de front la réflexion sur les effecteurs et les structures de commandement qui vont façonner et orienter nos opérations. Il est à noter que les processus intellectuels mis en place dans ces structures pour les travaux de planification et de conduite répondent à une logique plus large que celle des seules opérations multidomaines. Les méthodes employées mêlent opportunément hard power et soft power, et cherchent à obtenir des effets grâce à des actions dans les champs matériels et immatériels. Au-delà des seuls aspects strictement militaires régulièrement mis en avant dans les travaux sur le multidomaine, l’approche globale développée par les structures de commandement fait appel à d’autres « domaines », tant dans l’analyse que dans la définition des modes d’action. Ainsi, s’il est un élément incontournable de la réflexion sur les structures de commandement de demain, le multidomaine n’en est toutefois pas l’alpha et l’oméga.

Les structures de commandement et de contrôle constituent un des facteurs de la supériorité opérationnelle du futur, qui reposera non plus sur la seule supériorité des matériels pris isolément, mais sur la capacité à les employer conjointement (y compris avec nos alliés) avec plus d’efficacité que nos adversaires. Il faudra décider plus vite et mieux que l’adversaire, quelle que soit sa typologie. C’est l’objet de la réflexion sur le combat collaboratif aérien connecté menée par l’armée de l’Air. Le SCAF – qui n’est pas uniquement un vecteur aérien, mais un ensemble d’effecteurs, de capteurs et de relais C2 (radars fixes ou aéroportés, systèmes de drones, moyens ISR, avions de combat, moyens surface-air, etc.) – est emblématique de la façon dont la France envisage ses outils de combat à moyen terme et la chaîne de commandement adéquate. Le SCAF est organisé en deux cercles concentriques, le premier regroupant les vecteurs au contact de la menace, le second soutenant l’action du premier.

Pour faire face aux défis géopolitiques et technologiques déjà énoncés, la structure de commandement des armées françaises est donc appelée à évoluer. Pour l’armée de l’Air en particulier, les principes de fonctionnement, l’agilité dans la conception et la diffusion des ordres, la plasticité pour s’adapter à l’environnement opérationnel sont autant d’aspects à envisager. Ces changements auront des conséquences sur les relations de commandement entre niveaux, la formalisation des liens opérationnels entre milieux de confrontation traditionnels – terre, air, mer – et nouveaux – espace et cyberespace – ou encore de la formation et de l’entraînement d’une population d’experts. Demain comme aujourd’hui, les unités de terrain continueront à mener des actions répondant à une intention, celle du chef. Dès lors, la réflexion sur le C2 suppose de s’intéresser en premier lieu aux fondamentaux qui doivent régir les processus de travail des niveaux de conception et de réalisation, car la question « que faut-il faire ? » doit précéder la question « comment le faire ? » Dans le cas particulier des aviateurs, l’ATO (6) est l’expression ultime de ce qu’il faut faire, du « quoi » voulu par le chef aviateur. Les unités de combat, les escadrons, détiennent l’expertise technique pour réaliser le « comment ».

L’enjeu du commandement

Aussi est-ce probablement dans les principes de commandement et de contrôle (7) des opérations aériennes que se situe l’un des enjeux du multidomaine. À ce jour, la logique des opérations aériennes veut que le commandement (8) et le contrôle (9) soient centralisés. L’exécution (10) est quant à elle est décentralisée. Cette approche, qui n’a guère évolué depuis la guerre froide, mérite sans doute d’être revisitée. Le caractère très polymorphe des engagements auxquels nous pouvons être confrontés, la résilience, la variété et la faculté d’adaptation de nos adversaires potentiels militent pour un C2 agile et adaptatif.

L’agilité

L’agilité passe tout d’abord par la rapidité dans la conception et la diffusion des ordres, comparée aux 72 heures que peut prendre actuellement le cycle de production de l’ATO dans le cadre d’un engagement massif. Les perspectives offertes par les développements technologiques en matière de maîtrise de la circulation de l’information, d’aide à l’analyse des données et d’aide à la décision, grâce à l’intelligence artificielle notamment, permettent d’envisager une réelle réduction des temps de conception des ordres, à commencer par l’énoncé par le chef aviateur de ses directives. Pour cela, il doit disposer au plus tôt des éléments d’appréciation pertinents sur les résultats des missions, l’assessment (11). La technologie nous permet d’envisager que certains effecteurs positionnés au plus près du combat pourront fournir une première analyse, et non plus seulement un compte rendu factuel, des résultats de leur mission, offrant d’emblée une véritable valeur ajoutée au centre de commandement. Pour l’armée de l’Air, les vecteurs du second, mais aussi du premier cercle du SCAF pourront contribuer à cette remontée d’informations enrichies. Une telle capacité d’analyse nécessite que les hommes ayant la charge de ces effecteurs – les équipages – disposent d’une connaissance et d’une compréhension exhaustive des attendus de l’ensemble des missions programmées et des objectifs du chef aviateur. Cette implication des effecteurs, qui constitue une évolution très sensible de nos principes de fonctionnement et des rapports de commandement entre les niveaux de conception et d’exécution, représente un premier palier de décentralisation.

Mais cette compréhension de l’ensemble des opérations par des niveaux d’exécution jusque-là cantonnés à des prises de décision très localisées et limitées (au niveau de la patrouille, du raid ou du dispositif) ouvre la perspective d’une délocalisation plus poussée de la fonction de « contrôle » exercée aujourd’hui par le JFAC HQ. À l’instar de ce qui est fait au niveau de l’exécution tactique par un mission commander qui peut localement donner des ordres aux vecteurs dont il a la responsabilité, on peut désormais imaginer un ou plusieurs acteurs disposant des moyens technologiques et de l’autorité pour influer sur les missions en cours à une échelle beaucoup plus large. Ce que fait actuellement le JFAC HQ dans sa fonction de « contrôle » – veiller au bon déroulement de l’ATO, prises de décisions à l’échelle du théâtre d’opérations – pourrait être décentralisé et confié à un ou plusieurs mission controlers évoluant au sein du premier ou du second cercle du SCAF.

Totalement imprégné des intentions du chef aviateur, il prendrait des décisions permettant un gain de temps très sensible. Une réflexion ciselée sur la décentralisation de la fonction contrôle exercée aujourd’hui par le JFAC HQ devrait permettre de très sensiblement raccourcir le cycle de l’ATO et de l’ACO (Airspace Coordination Order). En orientant, en ordonnant et en agissant plus rapidement, le MDC2 (Multidomain Command and Control) de demain sera plus efficace.

L’adaptativité

En revanche, il est souhaitable de conserver la logique d’une conception – qui est l’apanage du « Command » – centralisée. Cette approche permet d’assurer la cohérence d’une réflexion qui doit constamment rester en phase avec les intentions du chef aviateur, et d’optimiser l’emploi de ressources comptées et précieuses. Elle garantit également que les aménagements de moyen et de long terme à apporter en fonction des comptes rendus des missions (12) s’inscriront dans la logique qui a présidé à la conception du plan. Si d’aventure les aménagements sont tels que le plan doit être revu en profondeur – ce qui serait en soi un constat d’échec –, la centralisation favorise l’analyse des erreurs et leur correction. Ces différents aménagements peuvent concerner le plan lui-même, mais aussi la structure physique du C2. Cette capacité d’adaptation, cette plasticité, constitue une autre caractéristique du C2 Air de demain. Complétant l’évolution des principes de fonctionnement internes, la réflexion doit également se porter sur les relations avec les autres structures de commandement, en particulier celles des nouveaux milieux – cyber et espace –, sans négliger le volet des ressources humaines.

Dépasser la composante aérienne

Par essence, un C2 Air multidomaine doit être en mesure de concevoir des opérations aériennes dans une approche qui dépasse la seule composante aérienne, en intégrant les capacités militaires offertes par les autres milieux. L’intégration évoquée ici ne se limite pas à juxtaposer les actions menées par le milieu spatial, cyber ou les autres milieux physiques. Il s’agit de les penser comme un tout, comme un enchaînement dont la logique et l’intensité varient en fonction de l’objectif à atteindre. Aucun de ces milieux n’est une fin en soi, mais bien davantage l’ingrédient d’une alchimie sophistiquée. De fait, un JFAC HQ utilise déjà aujourd’hui les « produits » spatiaux dans la planification et la conduite de ses opérations. Mais il s’inscrit là dans un rôle de « client » qu’il convient de dépasser. L’enjeu désormais est de penser la manœuvre aérienne en synergie avec les manœuvres spatiales et/ou dans le cyberespace, sur terre ou en mer. En particulier, les liens avec les experts des milieux spatial et cyber doivent être développés, comme ils le sont avec l’armée de Terre ou la Marine, dans la perspective d’une utilisation opérationnelle mutuelle. Le CDAOA œuvre en ce sens avec le COMCYBER, l’enjeu étant de concevoir une opération aérienne en intégrant les effets que peut produire le cyberespace, mais également d’être en mesure de produire des effets permettant de répondre aux besoins du COMCYBER. Les premières réflexions montrent toute la pertinence de la démarche, même si des verrous restent à lever, essentiellement parce qu’il faut un peu de temps pour faire évoluer les cultures.

Ce qui est vrai pour le cyber l’est également pour l’espace. À ce jour, les planifications menées par le CDAOA intègrent le fait spatial dans la conception des opérations aériennes. Par ailleurs, l’espace est reconnu comme un milieu de confrontations ; des manœuvres dans l’espace seront donc conçues et conduites par le Commandement de l’espace afin d’y produire des effets. Mais au-delà des opérations « sur Terre » bénéficiant des services délivrés par les satellites, au-delà des opérations « dans l’espace pour l’espace », il faut également envisager des manœuvres dans l’espace pensées au bénéfice de la manœuvre aérienne. Tout comme il faut imaginer des opérations aériennes conçues pour produire des effets au profit de la manœuvre « dans l’espace ». Un C2 Air moderne doit donc être en mesure d’intégrer dans la conception de ses opérations les effets que peut générer le milieu spatial à son profit, au même titre que ceux du cyberespace et des deux autres armées. Toutefois, le fort tropisme stratégique actuel des effecteurs spatiaux et cyber demeure une réelle difficulté.

De façon évidente, la conception et la conduite d’opérations multidomaines résulteront d’une subtile alchimie, technologique et conceptuelle. Or la maîtrise de ce savoir-­faire requiert de disposer d’une méthodologie adaptée et maîtrisée par des opérateurs formés et entraînés. L’agilité et la plasticité attendues d’un C2 Air passent inévitablement par l’expérience des hommes et des femmes qui travailleront en son sein. Au-delà de la ressource existante et de son recrutement, la problématique est également organisationnelle. Il s’agit en particulier d’identifier un vivier et les prérequis pour en faire partie, de formaliser un parcours professionnel valorisant et attractif. Le volet relation humaines doit faire l’objet d’une politique d’armée audacieuse et, mais également imaginative, voire iconoclaste. Il est en effet probable que de nouveaux « métiers » seront présents dans les C2 (13) du futur, et il nous appartient de nous y préparer dès aujourd’hui, pour les identifier et les intégrer au mieux. La professionnalisation de la fonction d’opérateur dans un centre de commandement est désormais indispensable (14). Les efforts entrepris par l’armée de l’Air en ce sens méritent d’être salués et poursuivis.

L’approche décrite promeut une implication plus grande des niveaux tactiques dans l’intégration d’effets militaires. Concrètement, dans la prise en compte de la menace IADS (15) cette approche apparaît de plus en plus nécessaire pour une composante aérienne efficace, afin de pouvoir intégrer tout ce qui peut concourir à l’acquisition de la liberté d’action indispensable au succès. Mais la prise en compte – qui reste à formaliser – par le niveau tactique de tels effets, traditionnellement traités par le niveau opératif, reste en soi une évolution très sensible des relations entre les trois niveaux de commandement actuels. Ce changement de paradigme pourrait laisser craindre une diminution du champ de réflexion du niveau opératif, et donc remettre en question son existence même ; cette crainte se trouve amplifiée par le risque régulièrement évoqué d’écrasement des niveaux de commandement lié aux développements de la connectivité et de la numérisation.

L’articulation entre niveaux

Une telle crainte n’est pas réellement fondée. Certes, la mise en place de C2 multidomaines dotés des moyens technologiques (IA, communications, etc.) et humains (experts) adéquats va sans aucun doute rapprocher les niveaux tactiques du niveau opératif en renforçant par exemple le parallel planning (16). Inévitablement, ce rapprochement peut être dévoyé et se transformer en prédation par les individus eux-­mêmes. Mais objectivement, loin de constituer une faiblesse, cette cohérence d’approche ne peut que renforcer la pertinence des plans rédigés par le niveau opératif et accélérer la prise de décision en conduite. Il y a là une véritable occasion de dynamiser la conception et la prise de décision, de décider mieux et plus vite.

Par ailleurs, pour un théâtre d’opérations donné, c’est le niveau opératif qui définit « ce qu’il faut faire ». C’est dans le cadre prévu par ce « quoi » que doit s’inscrire la réflexion des niveaux tactiques, même si elle évolue pour prendre en compte l’intégration d’effets multidomaines. À l’échelle d’un théâtre d’opérations, qui est la dimension propre au niveau opératif, la réflexion se porte sur un environnement opérationnel plus large, plus global, que les seuls cinq domaines envisagés et prend par exemple en compte les aspects politique, économique, militaire, social, d’infrastructure et d’information (17). Les effets envisagés au niveau opératif dépassent de plus le champ matériel pour se porter également sur l’immatériel, l’influence, le ressenti, effets qui peuvent trouver leur origine dans des actions cinétiques ou non cinétiques.

Aussi, au niveau tactique, la prise en compte des opérations multidomaines par des centres de commandement et de conduite adaptés ne constitue qu’un volet d’une approche plus large, et ne devrait pas être perçue comme une menace pour le niveau opératif. Au contraire, ces C2 rodés au multidomaine (18) ne peuvent que renforcer l’efficacité de toute la chaîne de commandement. Compte tenu des réalités géopolitiques et technologiques qui serviront probablement de cadre à nos engaments futurs, il est nécessaire d’appréhender les opérations aériennes sous le prisme des cinq milieux de confrontation : terre, air, mer, espace, cyberespace.

L’extension de la décentralisation au contrôle et non plus à la seule exécution reste à explorer. La maîtrise d’un cycle plus rapide, plus agile et apte à faire face à tous les types de confrontations repose sur des personnels formés à la méthodologie de la conception des opérations et à la maîtrise d’outils performants. La professionnalisation, au moins partielle, de la fonction C2 est inhérente à la mise en place d’un C2 multidomaine. L’accès des composantes au MDC2 ne constitue pas pour autant une menace pour le niveau opératif qui n’a pas une approche exclusivement militaire, mais une approche plus large, plus globale. Cette nouvelle dimension accordée au niveau tactique ne peut que renforcer la structure de commandement nationale.

Notes

(1) Dans le reste du document, les domaines identifiés sont les trois domaines physiques traditionnels – terre, air et mer – ainsi que l’espace exoatmosphérique et le cyberespace.
(2) David Pappalardo, « Apporter de la tangibilité au concept du combat multidomaine. To buzz or not to buzz ? », DSI, hors-série no 70, février-mars 2020.
(3) Il semble que nous n’ayons pas eu le même recul, convaincus peut-être d’être protégés par les dividendes de la paix.
(4) Anti Access/Area Denial.
(5) Les attentats du 11 septembre 2001 en sont une dramatique illustration.
(6) Air Tasking Order.
(7) Au sens de Command and Control. Au terme Command est associé une forte responsabilité de conception, alors que le contrôle est davantage orienté vers la réalisation. Selon la DIA 3.0 « Commandement des engagements opérationnels hors territoire national » no 127/ARM/CICDE/NP du 17 juillet 2019, contrôler est s’assurer du respect des directives et des ordres, diriger l’exécution des actions militaires qui en découlent et en évaluer les résultats et les effets produits.
(8) Que l’on peut assimiler à la conception.
(9) Le suivi de la conformité du déroulement de l’ATO et éventuellement la prise de décision pour faire face aux imprévus.
(10) La réalisation concrète de l’ATO et le respect de l’ACO (Airspace Coordination Order) – les zones et couloirs aériens militaires mis en place pour favoriser l’action des aéronefs et éviter les tirs fratricides – par les vecteurs aériens.
(11) L’analyse du résultat des missions afin d’orienter les actions à venir.
(12) Qui, comme nous l’avons vu, pourraient faire d’une première analyse par des effecteurs « sachant » comme le mission controler.
(13) Selon Le Monde (9 février 2017), « 65 % des écoliers d’aujourd’hui exerceront des métiers qui n’existent pas encore ».
(14) Dans l’USAF, une spécialité – « 13 O » – a été créée et la première promotion de spécialistes – des commandants et des lieutenants-colonels pilotes, contrôleurs, spécialistes des SIC, etc. – a été formée.
(15) Integrated Air Defense System.
(16) En l’occurrence, il s’agit des échanges entre le niveau opératif et le niveau tactique lors de la phase de conception d’une opération.
(17) Approche PEMSII.
(18) Qui devrait voir disparaître l’appellation JFAC.

Légende de la photo en première page : Le C2 est un enjeu majeur pour les forces aériennes, qu’elles opèrent ou non en coalition. (© US Air Force)

Article paru dans la revue DSI n°147, « Guerre aérienne et opérations multidomaines », mai-juin 2020.
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