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Penser la stratégie : quelle place pour la culture générale en stratégie ?

« Pour pouvoir un peu, écrivait Foch, il faut savoir beaucoup et bien. » Assertion qui semble d’autant plus vraie aujourd’hui que les conflits armés modernes paraissent forcément « plus complexes » que par le passé. Pour certains, le « beaucoup » de Foch ne suffirait d’ailleurs plus : au XXIe siècle, les acteurs de la scène mondiale se multipliant dans le cadre d’une société internationale polyarchique et les données opérationnelles étant collectées par des capteurs toujours plus nombreux et interconnectés, il faudrait savoir énormément pour espérer prendre des décisions appropriées aux nouvelles situations opératives ou stratégiques.

La nécessité de savoir explique l’obsession apparente des spécialistes contemporains de la planification comme de la conduite d’accumuler une masse critique de données rafraîchies en permanence, susceptibles de permettre la transmutation d’informations innombrables en connaissances sélectionnées, immédiatement disponibles et surtout efficacement exploitables sur le plan stratégique. Face à cette mutation d’ordre quantitatif, appuyée par des prothèses machiniques de plus en plus intuitives (IA), quelle place la stratégie peut-elle encore réserver au jugement qualitatif ? Et à quoi peut bien servir ce dernier dans le cadre des méthodes de raisonnement militaires modernes, fondées pour la plupart sur une démarche analytique qui tente de répondre à la complexité d’un problème par une étude spécialisée des variables qui le constituent ?

Poser cette question c’est, en grande partie, soulever la problématique de la place de la culture générale dans le raisonnement stratégique, et de son utilité pour les décideurs civils ou militaires au moment de trancher. La citation bien connue de Charles de Gaulle : « La culture générale est la véritable école du commandement » a beaucoup servi, en l’occurrence. Le mot se trouve inséré dans une conférence prononcée devant l’École supérieure de guerre en 1927. Qu’entendait au juste par culture générale ce jeune capitaine ambitieux et hautain, au moment où il intervenait devant ses pairs et supérieurs – d’ailleurs passablement dubitatifs ? Il le précise lui-même dans son texte : une capacité pour la pensée « […] de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, […] de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances  ». L’idéal dépeint ici ne promeut nullement une pensée arborescente tenant compte de l’infinité des variables constitutives d’un problème stratégique. L’auteur semble au contraire faire l’éloge d’une capacité à transcender ces mêmes variables – à les dominer – pour saisir ce qui donne un sens politique et humain à une situation conflictuelle particulière.

Pour un officier, quelles sont les approches intellectuelles qui permettent une telle prise de hauteur synthétique ? Au moment où de Gaulle prononce sa conférence, l’acception de la culture générale correspond au savoir philosophique, littéraire, artistique et historique. La maîtrise des humanités vise moins à l’accumulation d’informations brutes qu’à la compréhension intime des motifs intemporels qui sous-­tendent les actions des hommes. Nous vivons néanmoins à une tout autre époque que celle de ces conférences de 1927. À l’heure des guerres hybrides, cette vision classique conforme à la paideia grecque ne serait-elle pas dépassée ? On peut tenter de répondre à cette question en revenant à la notion de contexte, si centrale pour les études stratégiques. Dans un ouvrage relativement ancien, paru en 1994, mais peu commenté en France, Gary Goertz tente de réfléchir à ce qu’induit la contextualisation dans les relations internationales, particulièrement en période de conflit. Il y remarque qu’à mesure du triomphe des raisonnements analytiques fondés sur la quantité d’informations traitées, la guerre, régulière ou irrégulière, a tendance à devenir pour certains responsables, civils comme militaires, une équation qu’il s’agit de résoudre, davantage qu’une tragédie qu’il faut affronter. Cette réification peut déboucher sur des opérations militaires qui s’enferrent, comme l’écrit l’auteur, dans « […] des modèles de guerre multi-critères ne présentant que des indicateurs décontextualisés (1) ». Il en conclut que la signification de la notion de contexte ne peut rester prisonnière de cette voie algorithmique. Un changement de contexte est en effet, d’abord, un changement de sens (« context as changing meaning »), plus qu’un changement causal interprété dans une acception étroite, que l’on modéliserait sous la forme de régressions linéaires (2). Et cette dimension du sens explique pourquoi la culture générale demeure indispensable au chef militaire d’aujourd’hui, peut-­être plus encore que dans les années 1930.

Certains se demandent ainsi à quoi peut bien servir d’évoquer Thucydide dans les écoles de guerre en 2020. C’est que le fait que les contextes ne se répètent jamais parfaitement n’empêche nullement les méditations anciennes d’enrichir décisivement l’interprétation des problématiques les plus contemporaines (3). Thucydide a qualifié sa Guerre du Péloponnèse de « ktèma eis aei ». Un trésor « pour toujours ». Et non un trésor « pour tout ». Il faut donc distinguer. Ses aperçus sur les meilleures tactiques en matière de combat naval entre trirèmes au Ve siècle av. J.‑C. nous sont certes de peu d’utilité pour penser les opérations à l’heure de la géolocalisation satellitaire et des cyberattaques ; en revanche, ses réflexions synthétiques sur l’impérialisme, les équilibres de puissance ou la fonction politique de la guerre conservent bien une valeur intemporelle. La culture générale, et en particulier l’histoire, offre toujours un stimulant irremplaçable à une « imagination opérationnelle (4) » capable de faire face aux développements aléatoires de tout conflit armé.

Notes

(1) Gary Goertz, Contexts of International Politics, Cambridge University Press, Cambridge, 1994, p. 37.
(2Ibid., p. 47.
(3) Voir Hans J. Morgenthau, « Remarks on the Validity of Historical Analogies », Social Research, vol. 39, 1972, p. 360-364.
(4) Voir LCL Jordan, « Pour une imagination opérationnelle fondée sur l’histoire, les principes et non sur l’illusion technologique », Armée de terre/DELPAT, novembre 2016.

Légende de la photo ci-dessus : La statue du général de Gaulle en face du Grand Palais. La culture générale, école du commandement. (© Olrat/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI n°149, « Contre-terrorisme : Les armées du G5 Sahel », septembre-octobre 2020.
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