Magazine Moyen-Orient

Yéménites en exil : déplacés et bloqués au Caire

Du fait de son internationalisation et des flux tant militaires que financiers et humains qu’elle produit, la guerre impose de penser le Yémen dans ses articulations avec le monde. L’extraversion du Yémen n’est pas nouvelle : historiens, anthropologues et politistes ont souligné combien les mobilités et les échanges étaient caractéristiques d’une société marquée depuis longtemps par les passages, contacts et conquêtes, du fait de sa position stratégique entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe (1). Paradoxalement, la situation de guerre a à la fois enfermé le Yémen (avec le blocus imposé par l’Arabie saoudite et ses alliés) et multiplié ses connexions (migrations, financements extérieurs, flux d’armes et de combattants, etc.).

Avec le conflit armé, le nombre de déplacés internes a explosé (3,65 millions en janvier 2020, d’après les Nations unies), tout comme celui de Yéménites à l’étranger. D’après certaines estimations, ils seraient entre 6 et 8 millions, dont 2 millions en Arabie saoudite. Ces déplacements contraints ont visé des régions où existaient déjà des diasporas historiques : Golfe, Asie du Sud-Est, Corne de l’Afrique, États-Unis, Royaume-Uni. C’est le cas de l’Égypte, avec laquelle les Yéménites entretiennent depuis longtemps des liens étroits. Le pays a accueilli en exil les opposants à l’imamat zaïdite avant de soutenir militairement la révolution républicaine de 1962 au Yémen du Nord, et financé simultanément le Front pour la libération du Yémen du Sud occupé, dans le Sud contrôlé par les Britanniques. Bien plus, l’Égypte a formé des centaines de milliers d’étudiants et soigné des contingents tout aussi importants de malades et de blessés bien avant l’engagement du conflit armé. Le Caire, en particulier, est historiquement une destination privilégiée par les Yéménites, et la guerre a amplifié son attractivité.

Selon un employé de l’ambassade yéménite au Caire (janvier 2020), la population yéménite en Égypte serait passée de 100 000 à plus de 500 000 personnes entre 2014-2015 et aujourd’hui. Si ces chiffres doivent être maniés avec précaution (certains parlent de 800 000 personnes), le nombre de Yéménites n’a cessé de croître depuis le début de la guerre, principalement au Caire et, dans une moindre mesure, à Alexandrie. Ce mouvement a été accéléré par les restrictions des possibilités de mobilité des Yéménites au Liban et en Jordanie, deux pays qui leur étaient jusqu’alors restés relativement ouverts (2). Alors que la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite imposait un triple embargo terrestre, maritime et aérien, que les ambassades fermaient à Sanaa et que des conditions (notamment financières) prohibitives à l’obtention de visas se généralisaient, les autorités égyptiennes ont maintenu une politique favorable aux Yéménites. Le régime d’Abdel ­Fattah al-Sissi (depuis 2014), qui soutient l’intervention militaire de la coalition arabe, est l’un des derniers à leur offrir en effet des facilités d’entrée et de visa (entrée sur présentation d’un certificat médical, renouvellement du visa tous les six mois) ainsi que la scolarisation des enfants dans les écoles publiques.

Au-delà du coût réduit de la vie et de la proximité avec le Yémen (vols réguliers pour Aden et Seyoun), nombre de Yéménites expliquent trouver au Caire un environnement social et culturel « convenable ». Ils sont familiers de la société locale, certains ont séjourné en Égypte avant la guerre, y ont fait une partie de leurs études, et peuvent s’appuyer sur un réseau de connaissances installées antérieurement.

Organisation communautaire et solidarités

Comme ailleurs, en Malaisie, en Jordanie ou aux États-Unis, la « communauté » s’est historiquement structurée autour des services de l’ambassade du Yémen au Caire, ainsi que des syndicats étudiants et organisations de jeunesse, dont les activités se confondaient parfois avec les réseaux du parti au pouvoir, le Congrès populaire général (CPG). Avec la guerre, de nouvelles organisations ont vu le jour afin d’accompagner le nombre toujours plus important de personnes venant y chercher des soins ou s’y installer temporairement. Certaines offrent leurs services pour accompagner les blessés et malades ou publient des informations pour aider les Yéménites dans leurs démarches auprès de l’administration égyptienne (le site www​.yemenisinegypt​.com par exemple).

D’autres structures, comme le Majlis al-Ayan, formalisent des réseaux d’hommes d’affaires ayant développé leurs investissements dans l’industrie alimentaire, le secteur du textile, la restauration ou encore l’immobilier. D’après le site d’information NewsYemen, pas moins de 4,5 milliards de dollars auraient ainsi été investis par les Yéménites dans le domaine immobilier au Caire et à Gizeh entre 2014 et 2019. L’argent circule et les élites économiques ont trouvé dans l’Égypte d’Al-Sissi un nouveau marché à investir. Si ces derniers réussissent à y redéployer une partie au moins de leurs activités et à en tirer des revenus réguliers, la plupart des déplacés yéménites survivent difficilement en Égypte.

Parmi les groupes récemment arrivés au Caire, très peu sont ceux qui réussissent à intégrer le marché de l’emploi. Étudiants, journalistes et commerçants au chômage technique voient leurs économies s’épuiser rapidement, et dépendent de la solidarité et de l’entraide, parfois de leurs proches résidant encore à Sanaa… Les journalistes, écrivains, intellectuels, activistes des Droits de l’homme, chercheurs et universitaires qui ont fui le Yémen en guerre après avoir été menacés ou attaqués physiquement trouvent temporairement en Égypte un espace refuge où ils expliquent pouvoir « respirer » un peu. Mais après quelques mois, nombreux sont ceux qui décident finalement de rentrer au pays. Ils n’ont en effet pas les moyens de s’installer en Égypte ni d’y trouver du travail.

La perception des risques encourus au Yémen et des opportunités d’y reprendre ses activités ou affaires évolue avec le temps : plus la guerre s’enlise, plus certains ont l’impression qu’il ne sert à rien d’attendre de meilleurs lendemains pour rentrer. La relative stabilisation des lignes de front pousse certains à envisager ce retour comme une occasion de reprendre leurs activités abandonnées au début de la guerre, avec de nouveaux financements extérieurs. Encore faut-il avoir les moyens de rentrer, le billet vers Aden coûtant aujourd’hui environ 1 000 dollars… Pour le plus grand nombre, l’espace refuge se prolonge ainsi en « zone d’attente » indéfinie, leur donnant le sentiment d’être « bloqués » dans la capitale égyptienne, sentiment aggravé par un climat autoritaire particulièrement lourd.

Dans ce contexte, il est important de souligner le très faible nombre de demandes d’enregistrement auprès du Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) des Nations unies. Seulement 9 240 Yéménites étaient enregistrés comme réfugiés ou demandeurs d’asile auprès du HCR à l’été 2019 (contre 130 000 Syriens) (3). Ces chiffres étonnent. Ils n’illustrent ni un attachement au pays ni un désir de retour qui seraient spécifiques aux Yéménites, mais rappellent davantage le fait que leur reconnaissance et protection à l’international est quasi inexistante. L’accès au statut de réfugié pour les Yéménites relève de l’exception en Égypte, comme ailleurs…

Espaces de vie et de sociabilité

La présence yéménite au Caire se structure autour de plusieurs espaces : Dokki et Fayçal ; les nouvelles villes ; le centre-ville. Le quartier de Dokki, et dans une moindre mesure Manial, sont historiquement marqués par la présence des communautés yéménites : au sud de l’hôpital Qasr al-Ayni à Manial, autour de l’université du Caire et de l’ambassade près de la place Mesaha ainsi que des nombreux restaurants des rues Dokki et Iran à Dokki. Les Yéménites y sont aujourd’hui très visibles, se distinguant par leurs dialectes (qui tranchent avec les parlers égyptiens), leurs tenues vestimentaires (robes ou jupes, châles brodés pour les hommes, burqa pour les femmes) ainsi que par leur physique. Les corps sont en effet marqués par la guerre et il est courant de croiser des individus se déplaçant en fauteuil roulant ou à l’aide de béquilles, avec des perfusions, de grands bandages et des visages défigurés. À Dokki, le nombre de commodités (restaurants et épiceries fines) a fortement augmenté avec l’expansion du « marché » yéménite. Entre décembre 2017 et novembre 2019, pas moins de dix restaurants ont été ouverts dans un rayon d’un kilomètre.

Si le quartier de Dokki reste un lieu privilégié de sociabilité, la dévaluation de la livre égyptienne et la hausse des loyers ont poussé nombre de Yéménites à déménager à Fayçal et à Al-Haram, quartiers situés à quelques arrêts de métro où l’hébergement est plus accessible. Plusieurs restaurants, épiceries et boulangeries y ont aussi fleuri. Les autres lieux d’installation privilégiés se trouvent ensuite en dehors du grand centre-ville, dans les nouvelles villes de Cheikh Zayed, du 6 Octobre ou de New Cairo. Ces quartiers éloignés sont la marque d’une distinction sociale et soulignent l’important capital économique de leurs habitants, à l’inverse de ceux des quartiers plus pauvres et délabrés du vieux Caire ou de Dar al-Salam.

Dans le centre-ville, plusieurs lieux de sociabilité structurent la présence yéménite : les bars et les cafés de rue. Tous les jours, une vingtaine de personnes se retrouvent au « Jardin », du nom du café, pour jouer aux dominos. En l’absence de qat, difficile à trouver et extrêmement onéreux, les dominos ont restructuré une partie des sociabilités yéménites au quotidien. Cette pratique n’est pas nouvelle, elle existe depuis des décennies, au Yémen et dans les diasporas yéménites, notamment en Arabie saoudite. Certains se rappellent y avoir déjà joué au Caire quand ils étaient jeunes, dans les années 1980, mais depuis, le jeu a pris une place importante dans leur quotidien. Entre 16 et 21 heures, on y trouve ainsi deux ou trois tables, rassemblant une à deux douzaines de joueurs, quel que soit le jour de la semaine. On y croise intellectuels, artistes, étudiants, activistes et militants de tous bords, ainsi qu’hommes d’affaires, employés de l’ambassade et membres du gouvernement d’Abd Rabbu Mansour Hadi (depuis 2012) de passage au Caire. On y joue des heures, en équipe, en fumant la chicha et en buvant des thés. Ces hommes ne se connaissaient souvent pas personnellement avant leur arrivée en Égypte et sont originaires de l’ensemble du pays.

Si la guerre est toujours présente, et se manifeste notamment par les nombreux appels qui interrompent parfois la partie, les échanges d’informations sur le nombre de morts ici ou là, on n’entend presque jamais débattre des positions politiques défendues par chacun. C’est comme si l’exil interdisait aux divergences idéologiques de s’exprimer, et avait soudé les hommes dans une communauté de nostalgie et de deuil. Si les expressions politiques resurgissent, c’est sur le registre de l’humour et du jeu. La métaphore du domino, où se font et se défont les alliances, où la « victoire décisive et historique » est suivie d’un « massacre », où les ennemis sont « encerclés » et les « tricheurs » expulsés, permet de rejouer, en les tournant en dérision, les antagonismes de la guerre.

Au cœur d’une nouvelle géographie politique du Yémen à l’international

Depuis 2015, Le Caire s’est transformé en un « hub politique » pour le Yémen et les diplomates étrangers. L’Égypte se trouve en effet au cœur d’une nouvelle géographie politique du Yémen à l’international, marquée par les mobilités et les circulations. En dehors de Riyad, centre politique du gouvernement reconnu comme légitime par la communauté internationale (et dans une moindre mesure Djeddah), on y trouve ainsi Le Caire, Abou Dhabi, Mascate, Beyrouth ou encore Amman et Istanbul (4). Chacun de ces espaces se spécifie par des orientations politiques dominantes – les islamistes sont plus nombreux à Istanbul, et les fidèles à l’ancien président Ali Abdallah Saleh (1978-2012) aux Émirats arabes unis, où réside son fils Ahmed –, des hiérarchies socio-économiques (vivre à Riyad demande plus de capital économique qu’au Caire) et des activités différenciées (Amman est, par exemple, le lieu privilégié des rencontres avec les Nations unies et les bailleurs internationaux).

Cette géographie réfléchit à l’échelle régionale la fragmentation du territoire national, divisé autour de fronts relativement stables entre zones d’influence pro-Houthis et pro-Hadi, zones elles-mêmes fortement polarisées par la présence saoudienne et/ou émiratie, ainsi que par le poids variable d’acteurs hétéroclites (séparatistes sudistes, islamistes modérés, milices salafistes ou encore groupes armés fidèles à Saleh).

En Égypte, l’action politique est formellement interdite par les autorités, mais on y rencontre des représentants de l’ensemble des courants politiques : membres du CPG, militants ou sympathisants socialistes, islamistes, nationalistes, baasistes, séparatistes sudistes ; dans une moindre mesure, personnalités réputées proches des Houthis. Les acteurs politiques yéménites jouissent d’une relative liberté d’action, tant que leurs activités restent discrètes (pas de bureau de parti ou d’activité organisationnelle formelle des partis politiques). C’est le cas de ministres, diplomates, députés, employés de la haute fonction publique qui y mènent une part croissante de leur activité notamment diplomatique. Ou encore de certains médias fortement marqués politiquement, comme la chaîne satellitaire Yemen Today, proche d’Ali Abdallah Saleh, dont les activités ont repris et se développent au Caire depuis l’exécution de l’ancien président en décembre 2017.

Notes
(1) Laurent Bonnefoy, Yemen and the World : Beyond Insecurity, Hurst & Co. Publishers, 2018.
(2) Afrah Nasser, « Yemenis in Cairo. A life of despair », in MadaMasr, 19 août 2018.
(3) Emma Scolding, « Yemenis fleeing the “Forgotten War” Find Themselves Forgotten in Cairo », in Egyptian Streets, 8 juillet 2019.
(4) Christian Testot, « Diplomatie nomade autour du Yémen », Éditoriaux de l’IFRI, 4 octobre 2017.

Légende de la photo en première page : Le Caire, pont du 6 Octobre : la capitale égyptienne a connu un accroissement important de la population yéménite depuis le début de la guerre. © Marine Poirier

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°46, « Yémen : Vivre dans la guerre », avril-juin 2020.

À propos de l'auteur

Marine Poirier

Chercheuse au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) du Caire (Égypte) ; auteure de Yémen : Le tournant révolutionnaire (dir. avec Laurent Bonnefoy et Franck Mermier, Karthala/CEFAS, 2012).

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