Il existerait près de 3 millions de Hazaras en Afghanistan (entre 7 et 9 % des 35,53 millions d’habitants en 2017) et presque autant vivant en dehors du pays, principalement en Iran et au Pakistan, mais également en Europe. Cette incertitude quant à leur nombre exact s’explique par le fait qu’établir une cartographie ethnique précise de l’Afghanistan est un sujet sensible puisqu’elle motiverait des demandes de meilleur partage des pouvoirs au sein de l’administration et du Parlement. Minorité ostracisée pour ses différences, notamment religieuse, les Hazaras sont peu à peu intégrés depuis la chute des talibans en 2011, mais non sans violence.
Les Hazaras ont des origines ethniques débattues qui tranchent avec celles plus acceptées des Pachtounes, Tadjiks ou Ouzbeks. En effet, leurs racines sont assez mystérieuses, leurs liens supposés avec les hordes de Gengis Khan (1162-1227) sont ténus et relèvent plus de la légende que d’études scientifiques sérieuses (1). D’ailleurs, le terme « hazara » – en persan, la racine du mot désigne « un millier » – a été utilisé pour décrire plusieurs peuples montagnards, ce qui complique les recherches anthropologiques. Certaines théories affirment que les Hazaras sont un groupe ethnique séparé. Nonobstant ce flou autour de leurs origines, ils constituent actuellement, par leur nombre, la troisième communauté d’Afghanistan, et sont généralement décrits comme faisant partie des peuples « turco-mongols », bien qu’ils ne soient pas assimilés aux Ouzbeks qui bénéficient, eux, d’une image sociale plus flatteuse.
Une identité géographique, religieuse et linguistique
Les Hazaras ont longtemps été cantonnés au Hazarajat, une zone montagneuse d’approximativement 200 000 kilomètres carrés au centre de l’Afghanistan regroupant les provinces de Bamiyan, Ghowr et Daikondi. Cette zone reculée et difficile d’accès a exacerbé leur isolement par rapport à Kaboul et aux autres grandes villes, généralement dominées par une ethnie spécifique (Tadjiks à Hérat et à Mazar-e Charif, Pachtounes et Ouzbeks à Koundouz, Pachtounes à Kandahar). Cet isolement a rendu plus facile l’ostracisation économique et sociale des Hazaras.
Les Hazaras parlent le persan. Bien qu’ils ne soient pas la seule minorité en Afghanistan à le faire, ils ne connaissent pas le pachto et ne peuvent en aucun cas se marier avec des Pachtounes. Par conséquent, la discrimination qu’ils subissent en Afghanistan, notamment par les Pachtounes, est plus sévère que le dédain réservé aux Tadjiks et Ouzbeks. Les diasporas hazaras se font également remarquer dans les pays persanophones, puisque leur dialecte est facilement reconnaissable et souvent moqué par les Iraniens qui pratiquent, selon eux, un persan « pur ».
Les Hazaras sont majoritairement chiites duodécimains. Cette différence religieuse majeure avec les autres communautés d’Afghanistan, qui sont essentiellement sunnites, a servi de prétexte tout au long des XIXe et XXe siècles aux dirigeants de Kaboul, généralement pachtounes, pour monter des expéditions au Hazarajat afin de vaincre ces « hérétiques » et accessoirement s’emparer de leurs biens agricoles ou leur imposer des taxes supplémentaires normalement réservées aux communautés non musulmanes. Ainsi, en 1893, l’émir Abdur Rahman Khan (1840-1901), qui a régné entre 1880 et 1901, lança une campagne punitive contre les Hazaras qui avaient osé se rebeller contre la politique de taxation et de prise d’otages de Kaboul – les Hazaras furent massacrés alors qu’ils représentaient la majorité ethnique au XIXe siècle en Afghanistan (près des deux tiers de la population).
Sociologiquement, les Hazaras sont des bergers et non des guerriers – les spoliations de leurs biens ont été facilement organisées périodiquement par Kaboul par le passé. Des expéditions au Hazarajat par des gouverneurs et autres courtisans pachtounes de la cour royale en manque de reconnaissance étaient quasi annuelles au XIXe siècle (2). Ces opérations, sous couverture de tentatives de collecte d’impôts ou de « pacification », permettaient en réalité aux seigneurs pachtounes de s’approprier du bétail, des réserves de céréales ainsi que de l’or, afin de pouvoir ensuite les distribuer à la cour royale et auprès de leurs clients et vassaux. L’explorateur et écrivain britannique James Lewis (1800-1853), connu sous le nom de Charles Masson, décrit de manière précise les turpitudes et tactiques malhonnêtes de ces seigneurs pachtounes pour forcer les chefs hazaras locaux à s’associer aux expéditions en tant que miliciens qui seront à leur tour spoliés de leurs biens. Il est également nécessaire de noter que l’esclavage est une pratique répandue encore de nos jours en Afghanistan sous diverses formes (afin de rembourser des dettes notamment) et les Hazaras font partie des communautés les plus vulnérables à ces pratiques.
Une minorité manipulée par les puissances régionales
Les Hazaras ont été en contact avec l’Iran notamment grâce au commerce et aux villes frontalières telles que Mazar-e Charif et Hérat. En effet, bien qu’ils aient été minoritaires dans ces villes, la proximité religieuse et linguistique des Hazaras avec l’Iran a fait que quelques familles ont pu nouer des liens commerciaux forts, notamment avec les villes de Machhad, de Kerman et, dans une moindre mesure, d’Ispahan dès le début du XIXe siècle. Ces relations se sont ajoutées aux liens religieux plus anciens (pèlerinages pour visiter les lieux chiites d’importance en Irak et en Iran et études dans les centres chiites d’excellence) bien que seule une petite élite hazara ait traditionnellement pu effectuer ce type de voyage.
L’afflux de migrants et de réfugiés hazaras en Iran a renforcé les liens entre Téhéran et cette communauté. Actuellement, on estime leur nombre à 500 000. Cependant, il est en réalité beaucoup plus élevé et fluctuant (3). En effet, les migrants économiques hazaras, non comptabilisés par les agences onusiennes, traversent régulièrement la frontière pour trouver du travail comme main-d’œuvre bon marché sur les chantiers (BTP) iraniens. Les vagues de réfugiés et de migrants hazaras – et d’Afghans en général – ont eu une forte répercussion sur la politique intérieure iranienne lors de la guerre contre l’URSS (1979-1989). Outre le coût associé à l’accueil de ces migrants et les conséquences sur ses infrastructures (éducation, santé, marché de l’emploi), déjà affaiblies par le conflit avec l’Irak (1980-1988), et à l’instabilité politique liée à la révolution de 1979, l’Iran a également dû modifier en conséquence sa relation avec l’Union soviétique pour tenir compte de l’accueil sur son territoire et dans les villes frontalières de combattants et résistants afghans.
La République islamique d’Iran a été sélective dans son soutien aux Hazaras pour ne financer que les partis politiques qui s’étaient ralliés à l’idéologie de Rouhollah Khomeyni (1902-1989), le premier Guide suprême (1979-1989). Les Hazaras ont eu un rôle non négligeable dans la guerre afghano-soviétique, et des partis politiques hazaras ont marqué cette période. Cependant, les autorités iraniennes ont souhaité privilégier un appui financier (et parfois paramilitaire) aux mouvements hazaras épousant les doctrines khomeynistes. En effet, la résistance hazara était divisée en trois groupes : les « radicaux », alignés sur la doctrine du wilayat al-faqih de Khomeyni (légitimant la participation du clergé à la vie politique), les socialistes, et les nationalistes (tendance « traditionaliste ») (4). Téhéran a donc soutenu des pro-Iraniens regroupés sous l’ombrelle du « Hezb-e Wahdat », contre la Shura-e Etifaqi Islami.
Par conséquent, les Hazaras ont été vus par les régimes d’après-guerre comme étant la « cinquième colonne » de Téhéran. Ainsi, le 11 février 1993, ils ont subi de lourdes pertes infligées par le Jamiat-e Islami du président Burhanuddin Rabbani (1992-2001) et son commandant militaire, Ahmad Shah Massoud (1953-2001), dans le quartier Afchar de Kaboul. Les troupes de Massoud se sont livrées au pillage, aux meurtres et aux viols des civils – cet épisode est encore douloureux pour la minorité hazara. Pendant l’époque talibane (1996-2001), les Hazaras ont été ciblés et massacrés, notamment en 1998 à Mazar-e Charif et en 2000 au col du Robatak, entre les provinces du Baghlan et de Samangan. Le Hezb-e Wahdat fut considérablement affaibli pendant cette période et rejoignit la coalition anti-talibane Shura-ye-Ali-ye Difa, sous le commandement de l’Ouzbek Abdul Rachid Dostom (né en 1954). Pour rappel, ce dernier fut tour à tour allié puis concurrent de Massoud durant la décennie 1990 et sa participation aux gouvernements successifs post-2001 a été fortement commentée, notamment en raison de son comportement : des accusations d’intimidation et d’agressions sexuelles envers ses adversaires politiques l’ont forcé à fuir en Turquie en mai 2017 bien qu’il fût vice-président d’Afghanistan en fonction.
Une discrimination constante malgré des efforts d’intégration
Les gouvernements post-talibans ont tenté, sous la pression de la communauté internationale, de faire de la lutte contre la discrimination un axe de leur politique de reconstruction. Ainsi, la Constitution de 2004 prévoit à l’article 2 que, nonobstant le fait que l’islam soit la religion de la République islamique d’Afghanistan, les croyants d’autres religions auront le droit de vivre librement leurs croyances. L’article 45 prévoit l’enseignement d’autres cultures islamiques au sein des écoles publiques. Les chiites sont donc des citoyens à part entière, et leur accès aux postes administratifs, politiques et gouvernementaux n’est nullement entravé en théorie. L’adoption de la Constitution de 2004 a été initialement vécue de manière positive par la communauté hazara. D’ailleurs, plusieurs Hazaras ont occupé des postes ministériels dans les gouvernements successifs du président Hamid Karzaï (2001-2014) : Karim Khalili fut deuxième vice-président d’Afghanistan de 2004 à 2014, Sayed Hussein Anwari occupa également des fonctions importantes (ministre de l’Agriculture de 2002 à 2004, gouverneur de la province de Hérat entre 2005 et 2009), tout comme Razaman Bashardost (ministre du Plan entre 2004-2005). Élu en 2014, Ashraf Ghani a également tenté d’incorporer des Hazaras : Muhammad Sarwar Danish est ainsi vice-président et Najibullah Kuaja Omari est ministre de l’Éducation supérieure, entre autres personnalités.
Les Hazaras ont été l’une des minorités bénéficiaires de ces efforts et ont vu leur situation mieux prise en compte par Kaboul. Que cela soit à travers une meilleure représentation au niveau parlementaire (la Chambre des députés – « wolesi jirga » – accueille une trentaine d’élus hazaras sur 250) ou à l’échelle locale, ou bien une plus grande visibilité auprès de la communauté internationale présente en Afghanistan, la minorité a vu sa situation s’améliorer en apparence (les Hazaras ont bénéficié d’une médiatisation post-2001 et donc d’aides publiques internationales en conséquence). Il est néanmoins nécessaire de souligner que toute publicité autour des Hazaras n’est pas toujours bienvenue – ils constituent par exemple une des principales filières de recrutement de l’Iran pour ses campagnes militaires en Syrie.
Pour autant, l’Afghanistan (et sa classe politique) reste figé dans une structure sociale et ethnique ancienne – les Hazaras subissent encore des discriminations liées à leur statut traditionnel de serviteur. Leurs représentants politiques ne se voient pas confier de lourdes responsabilités au sein de l’appareil étatique. Celui-ci est encore dominé par les Pachtounes et, dans une moindre mesure, par les Tadjiks et les Ouzbeks. Les postes de ministres de la Défense, des Affaires étrangères, de l’Intérieur n’ont pas été attribués à des Hazaras. Les accusations de favoritisme ethnique sont quotidiennes en Afghanistan, et ont pu gagner en crédibilité lors d’une fuite, en septembre 2017, d’un document officiel détaillant la volonté du gouvernement de préserver la mainmise des Pachtounes sur les postes stratégiques dans les secteurs militaires et civils de l’administration. Malgré ces discriminations, des Hazaras ont pu occuper des postes administratifs locaux importants en reconnaissance de leur rôle de résistants tant pendant l’occupation soviétique que sous l’ère talibane. Pour faire face à ce manque de reconnaissance sociale généralisé, la communauté hazara mise sur l’éducation de ses générations futures – les régions hazaras sont celles qui affichent des taux de scolarisation parmi les plus élevés en Afghanistan (garçons et filles) et les étudiants hazaras sont très bien représentés dans les universités afghanes.
La communauté chiite est également victime d’attaques ciblées lors de fêtes religieuses, tantôt revendiquées par les talibans, tantôt attribuées à l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech), présente en Afghanistan depuis fin 2014. Certains attentats à Kaboul ont été particulièrement meurtriers : ainsi, en juillet 2016, une centaine de Hazaras ont été tués. Ces attaques sont d’autant plus faciles à perpétrer que les Hazaras vivent en communauté, comme dans le quartier de Dascht-e Barchi, à l’ouest de Kaboul, qui compte près de 1,5 million d’habitants, et que les mosquées et fêtes chiites sont facilement identifiables (5). Ces attaques fréquentes ont exacerbé les vagues de migrations hazaras et nourrissent un sentiment d’impuissance du gouvernement au sein la communauté.
Une communauté internationale impuissante
L’Afghanistan est dominé par un cloisonnement ethnico-social rigide. Le phénomène de manque de représentativité des Hazaras est semblable à celui subi par les Baloutches (6), bien que des différences subsistent. Pour les seconds, cette discrimination est transfrontalière, puisque le Pakistan tout comme l’Iran mènent des politiques dures au nom du maintien de la sécurité des provinces et d’une homogénéisation culturelle à l’échelle nationale. Pour autant, les Baloutches sont tour à tour courtisés puis réprimés par plusieurs pays, car ils vivent dans une zone frontalière – ces dynamiques rendent malgré tout les Baloutches beaucoup plus convoités et précieux pour les puissances régionales. De plus, les Baloutches jouissent d’une réputation plus guerrière que les Hazaras – par conséquent, bien que des attaques talibanes et de l’EI aient été observées contre des communautés baloutches, celles-ci sont plus rares et plus « risquées » pour leurs commanditaires que celles contre les Hazaras.
Nonobstant une forte diaspora hazara dans le monde, cette communauté n’est pas prioritaire pour la grande majorité des pays impliqués en Afghanistan. En Occident, bien qu’elle soit présente, elle peine à faire entendre sa voix, comme en Allemagne, où se regroupe d’ailleurs la grande majorité des migrants et réfugiés afghans d’Europe. Pour rappel, les Afghans constituent depuis plusieurs années la deuxième minorité parmi les migrants et réfugiés d’Europe, derrière la communauté syrienne. Or, si le conflit en Syrie fait régulièrement l’objet de débats publics, la guerre et l’instabilité chronique afghanes sont moins commentées en Europe, notamment en raison d’une lassitude des pouvoirs publics ainsi que de la société civile envers les questions afghanes. Par conséquent, les Hazaras, qui peinent déjà à faire entendre leur voix à l’étranger parmi les communautés exilées afghanes (la communauté pachtoune est beaucoup plus visible, au risque de monopoliser les débats), ont encore plus de difficultés à se rendre visibles dans un contexte de désintéressement général.
En Afghanistan, le travail de rehaussement du statut des minorités ne pourra commencer qu’une fois les fondamentaux de l’État établis. Force est de constater que les priorités des principaux pays engagés en Afghanistan sont (à juste titre) le rétablissement de la sécurité (avec pour pendant la lutte contre le terrorisme), la lutte contre la production et le trafic de drogue (également source de revenus pour différents groupes armés, dont les talibans) et la mise en place d’une politique coordonnée contre les migrations illégales. Mais, si elles correspondent aux missions fondamentales de tout pouvoir régalien qui respecte la vision wébérienne de l’État, elles passent nécessairement après la sécurisation du pays. Par ailleurs, si la stabilisation sécuritaire et politique de l’Afghanistan est une mission qui peut être menée conjointement par les forces internationales et afghanes, le changement des mentalités et la lutte contre le communautarisme est un travail avant tout du gouvernement national – l’imposition d’un changement de mœurs ne produira un résultat que si elle provient des autorités afghanes.
Notes
(1) Elizabeth E. Bacon, « The Inquiry into the History of the Hazara Mongols of Afghanistan », in Southwestern Journal of Anthropology, vol. 7, no 3, automne 1951, p. 230-247.
(2) Charles Masson, Narrative of Various Journeys in Balochistan, Afghanistan, the Panjab, & Kalat, during a Residence in Those Countries, 4 volumes, Richard Bentley, 1844.
(3) Alessandro Monsutti, « Migration as a Rite of Passage : Young Afghans Building Masculinity and Adulthood in Iran », in Iranian Studies, vol. 40, no 2, avril 2007, p. 167-185.
(4) Emadi Hafizullah, « Exporting Iran’s Revolution : The Radicalization of the Shiite Movement in Afghanistan », in Middle Eastern Studies, vol. 31, no 1, janvier 1995, p. 1-12 ; Naimatullah Ibrahimi, « The Failure of a Clerical Proto-State : Hazarajat, 1979-1984 », Working Paper no 6, Crisis States Research Centre, septembre 2006.
(5) Immigration and Refugee Board of Canada, « Afghanistan : Situation of Hazara people living in Kabul City », 20 avril 2016.
(6) Stéphane A. Dudoignon, « Les Baloutches, d’une zone tribale au culte de l’iranité », in Moyen-Orient no 32, octobre-décembre 2016, p. 56-61.
Légende de la photo en première page : Assimilés à Gengis Khan, chiites et persanophones, les Hazaras conservent des origines mystérieuses. © François Fleury