En Norvège, au Danemark, en Finlande et en Suède, et bien que ces pays jouissent d’indicateurs socio-économiques globalement meilleurs qu’en Europe, les populismes de droite progressent aussi, portés par la peur du déclassement et le rejet d’un Autre aux usages culturels différents dans des sociétés peu métissées.
Dès le milieu des années 1970, la Norvège et le Danemark ont vu émerger des partis populistes de droite dont la dimension première était de protester contre l’État-Providence et le niveau confiscatoire des prélèvements obligatoires. Ce « poujadisme à la scandinave » s’est ensuite doté d’une dimension xénophobe qui a fait son succès électoral, sur fond de transformation des pays concernés (sauf l’Islande) en sociétés multiculturelles. Le parti des Démocrates suédois, qui vient de s’affirmer aux élections législatives du 9 septembre 2018, puise, lui, ses racines dans l’extrême droite néofasciste, voire néonazie, qui a surgi dans le Nord de l’Europe à la fin de la décennie 1980. Les Vrais Finlandais sont pour leur part une formation issue d’un populisme nationaliste et agrarien qui s’est radicalisé via la question de l’immigration. Au-delà de leurs spécificités, les populismes scandinaves de droite partagent une caractéristique : ils ont éclos dans des sociétés qui restent parmi les plus prospères d’Europe.
Norvège et Danemark : les débuts du phénomène
Lorsqu’au début des années 2000, nous avons émis l’hypothèse que le Parti de la liberté autrichien (FPÖ), l’Union démocratique du centre (UDC) suisse et la Ligue du Nord italienne étaient des « populismes de la prospérité », c’était avant tout en réponse à la théorie, émise par Herbert Kitschelt (1), liant la percée électorale de ce qu’on range habituellement sous le vocable d’extrême droite au sort des « perdants de la mondialisation ». Non pas pour l’infirmer, mais pour la compléter par ce constat : le statut social, loin d’être la stricte retranscription d’indicateurs tels que le revenu du foyer, la stabilité de l’emploi et l’appartenance à un groupe social, est aussi un ressenti et l’anticipation, à tort ou à raison, du déclassement, compte autant dans les choix électoraux que la position économique objective de l’individu. Ainsi, le Parti du Progrès norvégien (Fremskrittspartiet, FP) et le Parti du peuple danois (Dansk Folkeparti) – le premier appartenant à un gouvernement de centre-droit depuis 2013, le second détenant entre ses mains au Parlement le sort de la majorité elle aussi de centre-droit –, recueillent respectivement 15,3 % et 21 % des voix dans des pays où le taux de chômage est compris entre 4 % et 4,8 %. Les raisons de leur succès ne sont donc pas la conséquence d’une dépression économique.
Le cas norvégien est emblématique : le FP débute en 1973 en tant que mouvement anti-fiscal fondé par Anders Lange, un résistant au nazisme ayant des antécédents avant 1940 dans la droite anticommuniste la plus dure mais non fasciste. De 1978 à 2006, c’est un des députés du mouvement de Lange, Carl Ivar Hagen, qui a propulsé le FP vers le pouvoir. Venu du parti conservateur, libertarien en économie, Hagen, qui se reconnaît aujourd’hui dans le style et les idées de Donald Trump, a été le premier politicien norvégien à critiquer l’existence du fonds souverain que l’État norvégien a créé afin de placer les revenus des hydrocarbures, qui doivent servir à maintenir le niveau de vie et de protection sociale des générations à venir. Le FP, pour sa part, souhaite que ces revenus soient affectés immédiatement au budget national pour alléger la pression fiscale tout en finançant les services publics dont les infrastructures ont vieilli. Tout en étant de stricte orthodoxie libérale, comme l’a montré sa dirigeante Siv Jensen, au poste de ministre des Finances depuis 2013, le FP est en somme un défenseur du modèle scandinave de protection sociale, voire d’État-providence. C’est ainsi qu’il a pu, à partir de 2009, arriver en tête des intentions de vote parmi la classe ouvrière.
Mais c’est la politique de restriction de l’immigration non européenne, doublée d’une vive critique de l’islam et d’une volonté de mettre en œuvre une politique d’intégration tournant le dos au multiculturalisme, qui a permis de classer le FP parmi les partis populistes de la droite radicale (au sens anglo-saxon du terme Radical Right). Il ne faut toutefois pas se méprendre : la politique de restriction des flux migratoires proposée par le FP est plus proche de celle de l’UDC suisse (qui souhaite abolir l’accord passé avec l’UE sur la libre circulation des personnes) que des idées du Front National français, avec lequel le parti norvégien a toujours refusé d’entretenir des liens. Le FP, qui reste par ailleurs opposé à l’adhésion à l’Union européenne, traduit l’inquiétude d’une population restée à 87 % composée de nationaux sans ascendance étrangère, à plus de 70 % affiliée à l’Église luthérienne, qui a vu la proportion d’étrangers passer de 4 % en 1990 à 12 % en 2018 (2), et considère avec méfiance la présence de l’islam dans le paysage culturel local, tout en accusant les réfugiés et immigrés de choisir la Norvège pour des raisons liées au « tourisme social », c’est-à-dire au choix de s’installer dans un pays riche, offrant un niveau élevé de protection sociale.
Le Parti du Peuple danois (DF) a suivi les mêmes évolutions. Il est né en 1995 sur les cendres du Parti du Progrès (PP) fondé en 1972 par un tribun populiste, l’avocat Mogens Glistrup, et entré en fanfare au Parlement l’année suivante avec un programme de type poujadiste centré sur le refus de l’impôt sur le revenu et de l’État-providence. Dès la toute fin des années 1970 et bien davantage que son parti-frère norvégien, le PP avait pris un tournant franchement xénophobe et islamophobe, puisque son programme promettait un « pays sans islam », ne faisant aucune distinction entre la religion musulmane et l’islamisme en tant qu’idéologie politique. Le Parti du Peuple, mené de 1995 à 2012 par Pia Kjaersgaard, actuelle présidente de la Chambre des Députés, est devenu en 2001 une formation majeure de la vie politique, choisissant d’exercer son influence non pas au gouvernement mais au Parlement, en monnayant son appui à la coalition de centre-droit, dans une formule de soutien sans participation. Dès 2002, les premiers résultats de ce choix se sont fait sentir, avec le vote, grâce au soutien de DF, de lois très restrictives sur le droit au séjour des étrangers non communautaires. Cette tendance a perduré jusqu’à ce jour puisque le gouvernement a fait voter en 2018 un texte imposant des mesures spécialement destinées à favoriser l’assimilation, et non l’intégration, des enfants issus de l’immigration dans 25 quartiers urbains présentés comme des « ghettos ethniques ».
Bien que la population immigrée ne compte que pour 8 % de la population totale, l’islamophobie du DF est un élément-clé de sa progression électorale et ce depuis la première vague d’afflux massif de réfugiés au milieu des années 1980. Ainsi, la surreprésentation des ouvriers dans l’électorat du Parti du Progrès et de DF apparaît dès 1984. Et dès les législatives de 2001, la question du taux d’imposition n’est plus la première priorité des électeurs en général, de ceux de DF en particulier : les deux déterminants du vote sont, au Danemark comme en Norvège, l’immigration et le maintien du niveau de Welfare State. Dans ce contexte, la xénophobie apparaît être un corollaire du modèle social de flexisécurité : la partie la plus populaire de l’électorat danois accepte la flexibilité exceptionnelle du marché du travail (25 % des salariés travaille depuis moins d’un an dans la même entreprise) (3) non seulement parce que l’État garantit aux chômeurs une indemnisation qui peut aller jusqu’à 90 % du revenu sur deux ans, mais parce que le marché du travail est protégé de tout afflux massif de main-d’œuvre étrangère. Le Premier ministre Lars Loekke Rasmussen a ainsi souhaité, début 2018, que les 21 000 réfugiés syriens arrivés depuis 2011 repartent au plus tôt vers leur pays d’origine et le pays n’a pas accepté de réfugiés cette année sur les quotas établis par l’ONU. La plus grande réussite du DF n’est peut-être pas d’avoir convaincu la droite de lui céder sur les questions de migrations et d’intégration mais d’avoir fait évoluer les sociaux-démocrates qui ont présenté, en février 2018, un projet de loi destiné à tarir l’arrivée d’étrangers non occidentaux, à plafonner leur nombre pendant au moins un an et à réformer le système d’asile en installant des centres d’accueil à l’extérieur de l’Europe.
La Finlande : les Vrais Finnois au gouvernement
Le parti des Vrais Finlandais (PS), fondé en 1995, possède la particularité d’avoir pour origine la mutation d’un petit parti populiste, nationaliste et agrarien, le Parti Rural. Ce dernier a brièvement participé au gouvernement en 1983, puis s’est étiolé au fur et à mesure de l’émigration paysanne vers les villes, tandis que son agenda très anticommuniste, incluant la récupération de la Carélie annexée par l’URSS, devenait un non-sujet avec la chute du régime soviétique. Le PS a été fondé pour, à partir de ce petit socle, parler à l’ensemble de l’électorat touché par le chômage, légèrement plus élevé que dans les pays voisins (8,4 %), insatisfait de l’entrée du pays dans l’Union européenne (1995), en particulier du coût de la contribution finlandaise à l’UE, et inquiet de l’arrivée d’une immigration proportionnellement faible (4,5 % en 2017) (4) mais dont la composante musulmane, principalement irakienne et somalienne, a créé une réaction antimulticulturaliste.
Réellement devenu « grand » lors des élections législatives de 2011 (19 %), le PS, entré au gouvernement en 2015 avec des portefeuilles régaliens, notamment les Affaires étrangères pour son leader Timo Soini, s’est trouvé dans la situation compliquée de devoir faire des compromis, une fois au pouvoir, sur des points saillants de son programme : il doit être eurosceptique sans que le pays quitte l’Eurozone et l’UE ; défendre, sur la protection sociale et le rôle de l’État, des positions proches de celles de la gauche tout en étant fermement de droite sur les problèmes sociétaux ; incarner le « Finlandais de base », ce qui est la vraie traduction de son intitulé finnois, et faire partie d’élites qu’il décrie, rester respectable tout en voulant rogner les droits, non seulement des étrangers mais aussi de la minorité suédoise et de la minorité samie du Nord du pays. Cette position d’équilibre précaire s’est traduite en 2017 par une scission : les ministres PS et une vingtaine de députés ont formé le parti Réforme Bleue, tandis que le PS s’est donné pour leader l’eurodéputé Jussi Halla-aho, un ethno-différentialiste beaucoup plus radical que Soini et beaucoup moins marqué par les valeurs religieuses conservatrices, auxquelles il accorde moins d’importance qu’à l’origine ethnoculturelle.
Les Démocrates suédois, de la radicalité marginale aux portes du pouvoir
Aux élections législatives du 9 septembre 2018, les Démocrates suédois (SD), qui se situent à l’extrême droite du spectre politique, ont remporté 17,6 % des suffrages, soit 1,1 million de voix (avec un gain de 4,7 % par rapport à 2014). L’alliance électorale des sociaux-démocrates et des écologistes actuellement au pouvoir est de très peu en tête avec 40,6 %, devant la coalition des libéraux et des conservateurs qui a remporté 40,3 % des voix. Le résultat est un Parlement bloqué et des semaines de tractations avant qu’un nouveau gouvernement soit formé, dont la pérennité n’est pas assurée.
Le score des SD a été interprété comme une preuve supplémentaire de la montée en puissance de la droite extrême en Europe. Une montée à relativiser, car le parti anti-immigration, crédité d’au moins 20 % des suffrages dans les sondages avant le vote, a finalement progressé moins que prévu – peut-être parce que le vote SD a été vu comme peu utile, la gauche comme la droite ayant clairement dit qu’elles ne gouverneraient pas avec lui. Reste que plus de 100 000 électeurs ayant voté à gauche en 2014 ont cette fois choisi les nationalistes xénophobes et que le SD a idéologiquement imposé son agenda sur les questions relatives à l’immigration et au multiculturalisme. En outre, l’emprise des grandes familles idéologiques traditionnelles devient de plus en plus lâche dans une Suède qui passait pour avoir le paysage politique le plus stable du continent. On est de moins en moins attaché, de génération en génération, à un camp, à un parti. Et le SD, fondé en 1988 (ce qui en fait une formation toute nouvelle par rapport aux « dinosaures » des partis mainstream, figés depuis avant 1940), en profite, car il incarne une forme de nouveauté transgressive. De toutes les formations populistes xénophobes scandinaves, il est d’ailleurs la plus radicale, la seule à avoir été fondée à partir d’éléments néofascistes, voire néonazis, la Suède ayant vu naître dans les années 1980 une ultra-droite forte d’un millier de suprémacistes blancs dont une partie s’est engagée dans la voie terroriste. Cela a obligé les SD à opérer alors une refondation qui ressemble fort à la « normalisation » du FN français.
Nombre d’analystes ont attribué la percée du SD à la modification de la structure de la population suédoise, qui comprend actuellement 18 % de personnes d’origine étrangère contre 14 % en 2010 et 7 % en 1970. C’est effectivement un facteur et la percée électorale du SD, qui est toujours resté dans l’opposition, a durablement infléchi les termes du débat sur les questions d’immigration et d’intégration. La politique gouvernementale d’ouverture du pays aux réfugiés et aux migrants, qui date d’une loi de 1975 proposée par le défunt Premier ministre socialiste Olof Palme, était fondée sur le respect intégral des différences culturelles et religieuses, calquée sur le modèle anglo-saxon. La première vague de réfugiés venus d’Amérique latine, comme les Assyro-Chaldéens chrétiens arrivés d’abord pour le travail, ensuite pour fuir la situation en Irak, Turquie ou Syrie, avait suscité des réactions xénophobes modérées. Les réfugiés de l’ex-Yougoslavie arrivés au début des années 1990 ont trouvé un accueil déjà moins clément. Avec l’arrivée en 2015 d’un nombre record de 163 000 demandeurs d’asile, pour la plupart originaires du Machrek ou d’Afghanistan, le vent a tourné et, dès l’année suivante, les conditions de séjour ont été durcies : le regroupement familial, qui comptait pour un tiers des demandes d’entrées, a été limité à la famille nucléaire et rendu très compliqué pour les originaires de pays jugés « sûrs », dont l’Afghanistan. Comme au Danemark, le gouvernement de gauche avait aussi annoncé, avant les élections, son intention de limiter le nombre de permis de travail accordés à des ressortissants non européens, de manière à ce que ceux-ci ne soient admis à occuper que les emplois pour lesquels la main-d’œuvre suédoise manque.
Reste toutefois à expliquer comment et pourquoi les étrangers ne semblent plus les bienvenus dans un pays où le taux de chômage est faible (6,1 % en août 2018 selon l’OCDE) Là aussi, le concept de « populisme de prospérité » permet de comprendre. Les étrangers, dont plus de 16 % n’ont pas d’emploi (5), sont considérés comme une menace potentielle par les détenteurs d’un travail stable qui profitent d’un modèle social très protecteur. Cette crainte du déclassement est renforcée par un réel ressentiment vis-à-vis de l’accroissement des inégalités de revenus dans un pays de culture protestante où la trop grande richesse, comme la grande pauvreté, ne sont pas une norme moralement admise. Or, dès 2011, un rapport de l’OCDE (6) pointait l’accroissement de plus de 5 points du coefficient d’inégalité en Suède, une tendance qui semble à l’œuvre depuis les années 1990. La politique de résorption de la dette publique, ramenée de 80 % du PIB à 30 % entre 1995 et 2017, est sans doute pleine de sens pour le libéral orthodoxe, mais elle a eu pour conséquence de priver la classe moyenne, surtout moyenne inférieure, d’un certain nombre de filets de sécurité (accès aux soins, à l’aide aux personnes âgées, à l’emploi public). De même, l’abaissement à 57 % du taux marginal d’imposition sur les plus hauts revenus peut se justifier par le taux parfaitement confiscatoire de l’impôt dans les années 1970 (75 % et même jusqu’à 85 % pour les tranches les plus élevées) ; mais le financement des infrastructures et du modèle social repose alors davantage, là-encore, sur la classe moyenne. C’est elle qui, avec les ouvriers, cumulant la crainte de la précarisation et la confrontation avec une population arrivante dont les usages culturels sont différents des siens, a rendu possible le succès de l’extrême droite. Cette conclusion vaut pour la Suède et les pays scandinaves voisins, même si la diversité des contextes nationaux est plus grande que nous nous l’imaginons habituellement quand il est question du Nord de l’Europe.
Notes
(1) H. Kitschelt et A. J. McGann, The Radical Right in Western Europe, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1995.
(2) Sauf mention contraire, les chiffres sur les migrations et sur la situation économique proviennent des instituts nationaux de statistiques.
(3) Bernard Conter, « La flexicurité en chiffres et en débat », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2011/21 (no 2106-2107), p. 13.
(4) À ce pourcentage s’ajoutent 5046 réfugiés.
(5) Hors demandeurs d’asile/réfugiés.
(6) « An overview of growing income inequalities in OECD Countries » in OECD, Divided We Stand, décembre 2011.
Légende de la photo en première page : Photo de groupe du gouvernement de coalition de droite norvégien d’Erna Solberg, dont sept membres sont issus du Parti du Progrès (FP), la troisième force politique du pays. En mars 2018, Sylvi Listhaug (première à gauche sur la photo), ministre populiste de l’Immigration puis de la Justice, visée par une motion de défiance, a dû démissionner suite à des propos jugés offensants tenus sur Facebook, désamorçant ainsi une crise politique sans précédent dans le pays. (© Hans A. Rosbach)
Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg, Les droites extrêmes en Europe, Paris, Seuil, 2015, 320 p.