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Les espèces sauvages : un trafic qui bat des records

Ces dernières années, le trafic d’espèces sauvages — et le braconnage — s’accélèreraient à une cadence alarmante. Pourtant, l’opinion publique semble plus sensibilisée que jamais à l’enjeu de la protection de ces espèces. Comment expliquer cette augmentation du trafic d’espèces sauvages ? Et quelles sont les tendances ?

C. Sissler-Bienvenu : Il est vrai que l’opinion publique est sensibilisée à cette question en raison d’une importante couverture médiatique, mais le braconnage, et le trafic qui en résulte, n’en demeurent pas moins en progression à l’échelle internationale. S’il est très difficile d’avoir des tendances précises pour ce trafic, certains produits comme l’ivoire d’éléphant ou la corne de rhinocéros concentrent l’attention et servent en quelque sorte d’indicateurs de son évolution. Il est également possible de suivre les tendances à partir des saisies de spécimens sauvages opérées à travers le monde : l’opération « Blizzard » d’Europol a permis la saisie, en Europe, de près de 1500 serpents, lézards et geckos en mai dernier alors qu’en juin les autorités vietnamiennes saisissaient 3,5 tonnes d’ivoire et 4 tonnes d’écailles de pangolins. La tendance globale n’est pas au ralentissement. La pression sur les spécimens sauvages reste importante notamment dans les pays du Sud, pour alimenter des pays consommateurs qui se trouvent aussi bien dans l’hémisphère Nord qu’en Asie du Sud-Est.
Il faut néanmoins nuancer cette tendance. En effet, en Afrique du Sud, les mesures prises par le gouvernement sud-africain semblent porter leurs fruits : le nombre de rhinocéros braconnés est en diminution, même s’il reste encore trop élevé pour garantir la survie de l’espèce. Au Kenya, nous observons également une réduction du nombre d’éléphants braconnés. La situation s’améliore donc dans les pays où la prise de conscience existe sur cette problématique et où des investissements spécifiques sont faits pour lutter contre le trafic et le braconnage.
Ce n’est malheureusement pas le cas partout : en Afrique centrale, on observe une diminution importante des éléphants de forêt. Dans cette région, à l’exception de quelques pays comme le Gabon, voire le Tchad, la volonté politique et les moyens ne sont pas suffisants pour protéger les espèces menacées.

Quelle est concrètement l’ampleur de ce trafic ?
Nous assistons à un pillage méthodique des ressources naturelles d’une ampleur industrielle. Par exemple, toutes les espèces couvertes par la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (1)), à savoir quelque 5800 espèces animales et 30 000 espèces végétales, sont susceptibles de faire l’objet d’une surexploitation illégale pour alimenter une demande mondiale croissante. Or, elles ne sont pas les seules à être ciblées. Si ce trafic est d’une telle ampleur, c’est parce qu’il est de nature transnationale.

Combien rapporte le trafic d’espèces sauvages ?
Comme pour tout marché noir, il est difficile d’avoir des chiffres fiables. Mais selon Interpol, cette industrie brasserait environ 20 milliards de dollars chaque année. Ce chiffre ne tient compte que des espèces animales. Si l’on ajoute les produits forestiers, on peut atteindre près de 100 milliards de dollars par an.

Quelles sont les espèces qui font le plus l’objet de trafics et pourquoi ?
Sur les milliers d’espèces qui peuvent faire l’objet d’un trafic, certaines sont bien sûr plus ciblées que d’autres [voir encadré ci-contre], en fonction de l’appétence des consommateurs ou de la culture associée à cette appétence.
Parmi les espèces les plus menacées par le trafic, il y a bien sûr les reptiles — en particulier les tortues — et les oiseaux — notamment le perroquet gris du Gabon, dont le commerce international est totalement interdit depuis 2016 —, qui entrent dans la catégorie des « nouveaux animaux de compagnie » (NAC), souvent destinés à des collectionneurs ou des particuliers à la recherche d’un animal de compagnie « exotique ».
Mais il y a aussi les produits dérivés d’animaux, tels que la corne de rhinocéros ou l’ivoire d’éléphant. Les cornes de rhinocéros sont essentiellement destinées au Vietnam où elles peuvent être consommées réduites en poudre car la pharmacopée traditionnelle asiatique leur prête des vertus prétendument curatives contre le cancer, les rhumatismes, etc. Mais la corne de rhinocéros, tout comme l’ivoire, est aussi un produit d’investissement prisé des spéculateurs en raison de la raréfaction de l’animal. L’ivoire d’éléphant est dans une situation un peu différente depuis l’interdiction de son commerce en Chine en 2018. Il reste convoité mais la pression du braconnage sur les éléphants semble ralentir en raison de l’effondrement des prix de l’ivoire sur le marché noir. Néanmoins, il faut rester vigilant, car les pays limitrophes de la Chine deviennent les nouvelles destinations de l’ivoire illicite, de même que le Japon. Par ailleurs, alors que l’ivoire était essentiellement travaillé en Chine dans des structures dédiées, on observe une délocalisation de ce travail en Afrique, au plus près de la matière brute.
Enfin, d’autres espèces sont également recherchées, telles que le pangolin, le tigre ou les requins.

<strong>Les principales espèces ciblées par les trafics</strong>

Pourquoi l’Asie est-elle la principale destination de ce trafic ?
En Asie, le statut social est associé à l’acquisition et à la consommation de certains spécimens sauvages. L’émergence de la classe moyenne dans cette région a entraîné une augmentation du nombre de consommateurs potentiels désireux d’obtenir des produits considérés comme rares et « réservés » à une certaine élite. Cette catégorie de personnes peut être informée et comprendre l’impact de sa consommation sur la disparition des animaux en amont. En revanche, la catégorie des spéculateurs qui investissent sur ces produits parce que l’espèce se raréfie et que les produits liés voient leur valeur s’accroître, n’est pas réceptive aux campagnes d’information ou de sensibilisation qui sont menées. En effet, ces consommateurs-là ont pleinement conscience de ce qu’ils font et attendent l’extinction de l’espèce.

La Chine, qui serait la destination no 1 du trafic d’espèces sauvages, a interdit le commerce de l’ivoire sur son territoire depuis le 1er janvier 2018. Mais certains observateurs pensent que cela devrait entraîner une recrudescence du marché noir qui relie l’Afrique de l’Est à l’Asie, où Hong Kong constituerait l’une des plaques tournantes du trafic. Qu’en pensez-vous ?
Hong Kong a toujours été une plaque tournante de ce type de trafic. Il est possible que l’interdiction du commerce de l’ivoire en Chine lui octroie une plus grande importance qu’avant, notamment dans l’itinéraire d’approvisionnement à destination de la Chine. Cette décision chinoise pourrait-elle entraîner une recrudescence du trafic ? Ce n’est pas sûr du tout, mais elle conduit les trafiquants à modifier leurs itinéraires de contrebande, lesquels incluent des pays qui n’étaient pas traditionnellement destinataires ou transitaires de ce type de produits. En dépit de la fermeture de son marché, la Chine continue d’être une destination pour l’ivoire mais les autorités s’efforcent de faire appliquer et respecter cette interdiction du commerce de l’ivoire, y compris sur Internet. Cela va prendre du temps. Mais ce qui entretient ce trafic, c’est aussi le rôle que jouent les diasporas asiatiques en Afrique, car celles-ci sont au contact direct des animaux sauvages ciblés. Les matières brutes sont alors travaillées in situ avant d’être réexpédiées. Il faut donc surveiller ce changement de pratique qui pourrait remettre en question le ralentissement de la pression de braconnage observée à l’échelle globale sur certaines espèces.

Dans quelle mesure ce trafic profite-t-il aux organisations criminelles et aux mafias, qui selon vous en constituent un rouage essentiel aujourd’hui ?
Les réseaux criminels organisés sont aujourd’hui les principaux acteurs de ce trafic. Ils se sont positionnés sur cette criminalité environnementale dont la spécificité est d’avoir un profit élevé et un risque réduit. En effet, lutter contre le trafic d’espèces sauvages n’a jamais été une priorité pour les gouvernements et autorités des pays. Ces derniers privilégient la lutte contre le trafic de stupéfiants ou d’armes par exemple, ce qui a généré une faille importante dans laquelle se sont engouffrés les réseaux criminels organisés qui engrangent chaque mois des centaines de milliers de dollars. Le trafic d’espèces sauvages réunit de nombreux acteurs : les réseaux criminels opportunistes tels celui des Rathkeale Rovers qui vont mêler ce trafic au trafic de drogue, d’êtres humains, etc., ou des réseaux spécialisés dans cette activité ayant à la fois leurs relais locaux pour collecter le produit et des intermédiaires à l’international pour assurer son transit vers sa destination finale. Il y a également des cas, à l’image de certaines triades chinoises par exemple, où le trafic se fait en « circuit-fermé » bien qu’il soit toujours nécessaire d’avoir au moins un relais local. En effet pour obtenir le « produit », il faut savoir pister, piéger ou chasser les animaux recherchés.

Le trafic d’espèces protégées servirait également à financer certains conflits en Afrique. Pouvez-vous nous expliquer cela ?
En Afrique, certains groupes rebelles armés ou groupes terroristes régionaux sont en effet actifs dans ce type de trafic. On peut citer les Janjawids, dont nous avons documenté le massacre de plusieurs centaines d’éléphants commis dans un parc du Nord-Cameroun en 2012. Il y a aussi la LRA (l’Armée de Résistance du Seigneur), active surtout en République démocratique du Congo et en Centrafrique : l’argent récolté grâce au trafic d’ivoire notamment, lui permet de financer le recrutement de nouveaux soldats, de payer leur solde, d’acheter des armes, des munitions, des vivres. Aujourd’hui, et dans une proportion que nous ne connaissons pas, le trafic d’espèces sauvages participe au financement ou à l’action de certains groupes armés, et donc à certains conflits régionaux.

Internet serait de plus en plus l’un des principaux vecteurs de développement du trafic d’espèces aujourd’hui. Pourquoi ?
Internet est tout d’abord un vaste supermarché ouvert 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, sans frontières, sans réglementation contraignante et pour lequel les forces de l’ordre chargées de surveiller ce qu’il s’y passe ont des moyens limités. Surtout, Internet apporte la garantie d’un anonymat particulièrement intéressant pour les criminels.
Par ailleurs, la multiplicité des sites sur Internet permet de nombreux points d’accès entre l’offre et la demande. Si nous disposons de peu de données sur l’ampleur du trafic en ligne, nous avons pu constater au cours des dernières années que de plus en plus de spécimens sauvages protégés — vivants ou non — sont à disposition sur Internet.
Enfin, un nouveau phénomène est en train d’apparaître : le web devient une plateforme de commande de la part de certains acheteurs pour des produits spécifiques, ce qui stimule la collecte illégale en amont.

Qu’est-ce qui est fait aujourd’hui concrètement — ou qu’est-ce qui pourrait être fait — pour lutter efficacement contre ce trafic ?
Concrètement, un certain nombre d’actions concomitantes sont menées tout le long de la chaîne d’approvisionnement. En amont, nous assistons à un renforcement de la lutte sur le terrain, voire même à une militarisation de la lutte contre le braconnage ; les braconniers étant souvent munis d’armes de guerre, face à des rangers qui payent un lourd tribut dans le cadre de cette criminalité. Certaines technologies militaires sont de plus en plus utilisées telles que les drones, les caméras thermiques, etc. À ce titre, IFAW a notamment mis en place au Kenya en 2015 le projet tenBoma : il s’inspire des techniques de contre-terrorisme pour lutter contre le braconnage et s’appuie sur la création d’un centre interservices de renseignement sur la criminalité faunique pour démanteler les réseaux criminels. Le renseignement et l’humain sont au cœur de ce dispositif et c’est pour cela que nous faisons appel à la population locale, et pas uniquement aux rangers.
Nous mettons également en place des ateliers de formation à destination des autorités locales pour les sensibiliser aux espèces menacées et aux méthodes de contrebande utilisées par les trafiquants. La lutte contre la corruption constitue également un élément très important.
Enfin, il est nécessaire de travailler auprès des consommateurs pour les détourner de ces produits et les informer de l’impact que leur appétence peut avoir sur les espèces sauvages.

Propos recueillis par Thomas Delage, le 28 juin 2019.

Note
(1) https://​www​.cites​.org/​f​r​a​/​d​i​s​c​/​s​p​e​c​i​e​s​.​php

Légende de la photo en première page : Défenses d’éléphant confisquées avant la destruction de l’ivoire. (30 avril 2019, Malaisie). ©Shutterstock/MIFAS

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°52, « Géopolitique mondiale de la criminalité : mafias, narcotrafiquants, hackers », Août-Septembre 2019.
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