Si la remise à niveau de l’armée s’est accompagnée d’une militarisation des relations extérieures de la Russie, en particulier dans ses rapports avec la communauté euro-atlantique suite à la crise ukrainienne de 2014, la mobilisation de l’outil militaire a aussi servi plus globalement l’agenda de puissance souveraine qui se trouve au cœur du projet politique de Vladimir Poutine pour son pays.
La Russie a entrepris de moderniser ses forces armées au lendemain de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, qui avait mis en lumière de nombreuses insuffisances au sein de son outil militaire. Les fruits de cet effort de réarmement ont été visibles dès 2014 lors des opérations ayant conduit à l’annexion de la Crimée, puis en Syrie, où l’armée russe est engagée depuis 2015. Mieux équipées, professionnalisées et plus mobiles, les forces russes se trouvent aujourd’hui à un moment charnière de leur processus de modernisation. Le plan d’armement 2011-2020 élaboré par l’ancien ministre de la Défense Anatoli Serdioukov est arrivé en effet à échéance et peut être considéré comme le plus réussi de l’époque post-soviétique. Le nouveau plan d’armement 2018-2027 doit garantir la pérennisation et la prolongation de l’effort de modernisation au cours de la décennie 2020.
Le Kremlin a en outre fait le constat que depuis qu’il a recouru à la force en Syrie, il s’est rendu audible auprès des Occidentaux. La mobilisation de l’outil militaire au Levant a en outre directement contribué à remettre la Russie au centre du jeu sur la scène stratégique moyen-orientale et a servi plus globalement l’agenda de puissance souveraine de Vladimir Poutine. Au contexte géopolitique tendu né de la crise de 2014 s’ajoute la perception russe d’un ordre mondial en mutation et d’une exacerbation de la compétition entre puissances aux échelles globale et régionale. Vu de Moscou, le nouveau désordre international place davantage la focale sur les « facteurs bruts » de puissance tels qu’une armée moderne, plutôt que sur des attributs plus « sophistiqués » (soft power, attractivité du modèle politico-économique…) qui feraient par ailleurs défaut à la Russie. Tirant les enseignements de la campagne syrienne, le programme 2018-2027 devrait favoriser la production en série de matériels modernes éprouvés et mettre l’accent sur les technologies de rupture. Il n’en fera cependant pas moins face à des obstacles d’ordre économique, politique et technologique.
La persistance de la lecture d’une menace multi-directionnelle
La Russie se perçoit comme une « forteresse assiégée », ce qui la conduit à entretenir un dispositif de défense multi-directionnel. Construite autour de « bastions » qui verrouillent des zones considérées par Moscou comme étant particulièrement critiques, cette défense s’articule autour de dispositifs de dénis d’accès et d’interdiction de zone (anti-access/area denial ou A2/AD). Le « bastion stratégique Nord » est centré autour de la péninsule de Kola, où se trouvent les bases de sous-marins nucléaires, et qui commande l’accès du débouché occidental de la route maritime du Nord (RMN). La plus grande navigabilité le long de la RMN a par ailleurs conduit la Russie à muscler son dispositif militaire sur le pourtour de sa façade arctique. Près d’une vingtaine de bases aériennes et navales y ont été modernisées ou réactivées au cours de la décennie 2010. En zone baltique, un bastion articulé autour de l’exclave de Kaliningrad a été établi afin de protéger les approches du golfe de Finlande, où se trouvent Saint-Pétersbourg et le bassin industriel de la région de Leningrad. En mer Noire, c’est le bastion criméen qui verrouille l’interface maritime méridionale de la Russie. Cette région est considérée par Moscou comme étant particulièrement vulnérable, car s’y superposent la conflictualité émanant du Levant, l’instabilité du Caucase et les tensions issues des relations dégradées entre le Kremlin et la communauté euro-atlantique. Enfin, en Extrême-Orient, la Russie a entrepris d’ériger un bastion visant à sanctuariser les îles Kouriles, territoire à la souveraineté contestée par le Japon.
Au cœur de ces bastions se trouvent des systèmes de missiles, à commencer par les dispositifs de défense anti-aérienne (systèmes S-300, S-400 pour la longue portée ; systèmes Buk, Tor et Pantsir pour la moyenne et courte distance). Des capacités sol-sol de courte portée (Iskander-M, qui disposeraient d’une capacité nucléaire de théâtre) peuvent également y être déployées, même temporairement, dans le cadre d’exercices par exemple. Ces « bulles A2/AD » disposent aussi de batteries côtières mobiles, comme les systèmes Bastion et leurs missiles de croisière supersoniques P-800 Oniks, et les batteries Bal, de courte portée, généralement utilisées pour protéger les détroits et les infrastructures critiques (ponts). Enfin, on a assisté au cours de la deuxième moitié des années 2010 à la dissémination de missiles de croisière Kalibr sur des plateformes de surface ou des sous-marins qui les mettent en œuvre dans leurs versions anti-surface et anti-terre. Aux déploiements de ces systèmes de missiles s’ajoute celui de moyens de guerre électronique, comme les puissants radars Mourmansk-BN. Ce complexe de brouillage stratégique, déployé dans les péninsules de Kola et du Kamtchatka, est réputé pouvoir endommager des systèmes électroniques sur plusieurs milliers de kilomètres de distance.
La comparaison entre les forces conventionnelles (en particulier dans les domaines naval et aérien) et le potentiel militaire (budgets cumulés, BITD, démographie…) de la Russie et de l’OTAN est globalement défavorable à Moscou (voir tableau), qui compense cependant cette faiblesse grâce à un certain nombre d’atouts. La Russie mise toujours autant sur son arsenal nucléaire stratégique, qui est un facteur de parité avec les États-Unis. Mais elle dispose aussi d’un arsenal d’armes nucléaires tactiques qui s’élèverait à environ 1900 têtes, largement supérieur au stock analogue américain (1). Moscou peut aussi compter sur le déploiement de missiles de croisière non stratégiques de longue portée (Kalibr) et sur la robustesse de ses défenses anti-aériennes. La mobilité accrue de ses troupes prépositionnées sur son flanc occidental couplée à une chaîne logistique ramassée tend à lui conférer localement un avantage sur les forces otaniennes. La combinaison de l’ensemble de ses moyens vise à entraver la liberté de manœuvre de l’OTAN le long des marches russes et au Levant, où se trouve aussi un bastion construit autour des bases dont la Russie dispose en Syrie. Ce bastion levantin appartient à la ligne de défense méridionale russe dont il est une projection au-delà des détroits turcs.
La dernière version de la doctrine militaire russe (2014) qualifie de peu probable l’éclatement d’une conflagration armée dans laquelle la Russie serait impliquée (2). En revanche, Moscou estime bien plus probable de voir se déclarer des conflits locaux et régionaux, y compris dans son voisinage immédiat. Elle a formaté subséquemment son outil militaire, qui lui confère aujourd’hui une suprématie absolue sur tous ses voisins — Chine exclue.
Le plan d’armement 2018-2027 : des priorités continentales
Outre l’effort porté sur la triade nucléaire qui est sanctuarisée, le programme d’armement 2018-2027 vise à maintenir l’avance dont dispose la Russie dans des niches d’excellence (guerre électronique, défense anti-aérienne, missiles anti-navire…) qui se trouvent être au cœur des « bastions » russes. Deuxièmement, le plan 2018-2027 a pour objectif de réduire le fossé avec les armées otaniennes sur d’autres segments : munitions de précision guidées, drones, C4ISR… Enfin, troisièmement, les efforts seront poursuivis sur des domaines présentant des obstacles technologiques majeurs pour le complexe militaro-industriel russe : construction de grands bâtiments de surface, prolongateur d’autonomie en plongée pour les sous-marins… Sur ce troisième objectif, le programme 2018-2027 prépare le terrain pour son successeur, qui couvrira une partie des années 2030.
Évalué à environ 20 000 milliards de roubles (près de $330 milliards au moment de son élaboration), le budget du plan d’armement 2018-2027 se maintient par rapport à celui du dernier programme (3). Toutefois, l’inflation ayant érodé la valeur du rouble au cours des années 2010, cette enveloppe est en pratique moins généreuse que la précédente. Rappelons que l’immense majorité des contrats d’armements passés par le ministère russe de la Défense le sont auprès d’industriels nationaux et sont libellés en roubles. Ces commandes ne sont donc pas affectées par les fluctuations du taux de change du rouble avec le dollar. La ventilation des fonds laisse entrevoir des priorités programmatiques différentes de celles du plan précédent. L’armée de terre bénéficierait ainsi du soutien budgétaire le plus solide — on parle d’un quart du total des financements — tandis que la marine, grande gagnante du plan 2011-2020 avec presque 25 % de son enveloppe, est cette fois-ci nettement moins bien lotie, avec pratiquement deux fois moins de fonds (environ 2600 milliards de roubles).
La modernisation de la triade nucléaire se poursuit malgré des retards (livraisons poussives des nouveaux SNLE de type Boreï), des difficultés (report du programme de missiles balistiques intercontinentaux RS-26 Rubezh ; revers dans le développement du missile de croisière stratégique à propulsion nucléaire Burevestnik) et des suspensions de projets (missile balistique intercontinental sur rail Barguzin). La Russie poursuit le développement du missile balistique intercontinental ensilé Sarmat (RS-28) — capable de mettre en œuvre le planeur hypersonique Avangard — dont la production en série pourrait débuter en 2021. Le volet aérien de la triade repose sur le programme de modernisation des bombardiers stratégiques Tu-160M et Tu-95MS qui reçoivent le nouveau missile de croisière Kh-102 en remplacement du Kh-55. Par ailleurs, Moscou a annoncé en janvier 2018 la commande de bombardiers stratégiques Tu-160M2, une plateforme qui se présente comme une version modernisée du Tu-160M à la furtivité augmentée. Le vol de la première unité doit intervenir en 2021, tandis qu’un premier lot de 10 appareils doit être livré d’ici 2027. Du côté des forces navales, le programme de SNLE de type Boreï avance avec 4 unités déjà en service et 4 coques à différents stades de construction. Ces SNLE mettent en service le missile balistique intercontinental Boulava et ont vocation à épauler les sous-marins stratégiques de classe Delta IV au cours des années 2020, avant de les remplacer lors de la décennie suivante.
En ce qui concerne les programmes conventionnels, l’armée de terre devrait continuer de recevoir des blindés T-90M et quelques T-14, plus onéreux, qui doivent à terme prendre le relais des T-72B3M. Les programmes de nouveaux véhicules blindés (véhicules de combat d’infanterie, véhicules de transport de troupes) Kurganets-25 et Boomerang se poursuivent, les essais de ce dernier modèle — semble-t-il destiné au marché export — devant se terminer en 2021. Massivement utilisée en Syrie afin de soutenir les forces loyalistes, l’artillerie ne devrait pas être en reste. Le ministère de la Défense russe continue d’acquérir des lance-roquettes multiples Tornado-S tandis que des canons auto-moteurs Koalitsiya devaient entrer en service au cours des années 2020, et complémenter les canons Msta de conception soviétique. On constate en outre la réactivation de l’artillerie nucléaire. L’armée de terre pourrait recevoir au cours de la première moitié des années 2020 des obusiers auto-moteurs 2S7M Malka, qui sont une version modernisée du canon Pion soviétique, et 2S4 Tiulpan (« Tulipe ») modernisés, tous deux capables de tirer des obus atomiques. Libéré des contraintes du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (1987) dont Washington s’est retiré en août 2019, la Russie pourrait par ailleurs déployer des missiles à portée intermédiaire — dont le missile de croisière 9M729 incriminé par les Américains — sur des lanceurs mobiles terrestres Iskander. Enfin, de nouveaux systèmes doivent voir le jour, comme le robot de combat développé par le konzern Kalachnikov sous le nom de code « Soratnik » [Partenaire], dont le projet en est à ses balbutiements. Les défenses anti-aériennes du pays seront consolidées à travers la fourniture de 18 nouvelles brigades équipées de systèmes Tor-M2, Tor-M2DT (théâtre arctique), Buk-M3 et S-300V4. Les nouveaux S-500 ne devraient pas faire leur apparition avant 2025.
Les forces aérospatiales (VKS) continueront de recevoir des chasseurs multirôles Su-35S, des bombardiers tactiques Su-34 et des avions de combat polyvalents Su-30SM, au rythme d’une dizaine d’unités par an au cours de la première moitié des années 2020. Les VKS devraient aussi recevoir, quoique en faible quantité, des chasseurs multirôles de nouvelle génération Su-57 ainsi que des appareils polyvalents MiG-35. La flotte aérienne de soutien devrait faire l’objet d’une attention particulière avec la mise en service des avions de transport militaire moyen et long courrier Il-76MD-90A qui se poursuit en vertu de commandes passées en 2012 et 2020 portant sur 27 unités livrables d’ici 2028 (4). De même, les VKS attendent un nouvel avion ravitailleur — le Il-78M-90A — qui se trouve aujourd’hui au stade de prototype avancé, tandis que l’actuelle flotte de ravitailleurs est progressivement modernisée (Il-78M2). Enfin, la Russie a connu un véritable « boom » en matière de drones au cours des dernières années, ce qui lui a permis d’atténuer le retard considérable qu’elle avait accumulé en la matière sur les pays occidentaux. Après qu’une première série de drones d’observation a vu le jour au début des années 2010 grâce à une coopération fructueuse avec Israël — dont le modèle Forpost, utilisé notamment en Syrie —, les industriels russes proposent aujourd’hui une nouvelle génération d’appareils, comme ceux conçus par Zala ou le drone Orion (groupe Kronstadt), dont l’armée russe a reçu en avril dernier un premier lot de 3 unités, qu’elle va exploiter à titre expérimental. Leur intégration dans les forces armées devrait se poursuivre en attendant l’arrivée de drones d’attaque qui font encore défaut, mais dont certains modèles ont déjà effectué ces derniers mois des vols de tests (le Okhotnik de Sukhoï, et le Altius).
Largement déshéritée par le programme 2018-2027, la marine de guerre verra le renforcement de ses capacités s’articuler autour de plateformes capables de tirer des missiles de croisière. Le missile Kalibr garnira patrouilleurs, corvettes et frégates, en attendant la mise en service du missile hypersonique Tsirkon sur de nouveaux bâtiments (frégates, SSGN) à partir de 2021-2022. Le programme de frégates de type Amiral Gorchkov — qui s’est caractérisé par des retards majeurs lors du dernier plan d’armement — se poursuit, avec une cible d’une dizaine de bâtiments (deux en service au moment où ces lignes sont écrites). Déplaçant près de 5500 tonnes, il s’agit du plus important bâtiment de combat de surface construit en Russie depuis 1991. En revanche, le programme 2018-2027 ne prévoit pas la mise sur cale d’une flotte océanique, mais tout au plus la poursuite de travaux préparatoires sur le futur porte-avions. De même, le développement du projet de destroyer Lider (Projet 23560) de 14 000 tonnes paraît gelé, tout comme celui de la frégate « super Gorchkov » (Projet 22350M, 8000 tonnes de déplacement). Les fonds devraient en revanche continuer d’irriguer la construction des SSGN du Projet 885A : une unité est en service — le K-560 Severodvinsk — tandis que six autres sont à différents stades d’avancement. Figurant parmi les armes évoquées par Vladimir Poutine en mars 2018, la torpille intercontinentale autonome nucléaire Poséidon devrait voir son submersible porteur, le sous-marin nucléaire Khabarovsk, être admis au service actif au cours de la première moitié des années 2020. Après la mise à l’eau du lot de six sous-marins classiques d’attaque de type Kilo pour la flotte du Pacifique, une sous-marinade similaire pourrait être commandée pour la flotte de la Baltique.
Ces nouveaux équipements doivent être versés à une armée qui s’est largement professionnalisée au cours des années 2010. Depuis 2015, la part des militaires professionnels — les kontraktniki — a dépassé celle des appelés. La proportion des kontraktniki reste la plus forte au sein des unités qui ont vocation à être projetées, comme les forces spéciales, les troupes aéroportées (VDV) ou l’infanterie de marine (5). Selon le porte-parole de la commission de la Défense du Parlement russe, Vladimir Chamanov — lui-même ancien commandant en chef des VDV —, le nombre de kontratniki devait s’élever fin 2019 à 475 600 hommes, pour une armée comptabilisant 798 000 soldats (6). L’objectif est d’atteindre en 2020 un taux de professionnalisation des VDV de l’ordre de 80 %, tandis que celui de l’infanterie terrestre devrait être de 60 % (7).
Une modernisation sous contrainte
Le budget de la défense russe a augmenté au cours des années 2010 : après avoir franchi la barre des 3 % du PIB en 2014, il atteint un pic à un peu plus de 4 % en 2016, avant de se contracter autour de 2,8 % du PIB sur la fin de la décennie. Souvent présenté comme s’établissant à environ $60 milliards par an, ce budget est en réalité supérieur à cette somme car une fois encore, la conversion en dollar n’a pas vraiment de sens. Vu que les dépenses sont réalisées en roubles, il convient de raisonner en parité de pouvoir d’achat, ce qui aboutit à un budget annuel de l’ordre de $150 à $180 milliards (8). Dans la mesure où le rattrapage du retard accumulé au cours des années 1990 et 2000 en matière de fourniture d’équipements a été réalisé pendant les années 2010, les dépenses de défense devraient arriver sur un plateau. En outre, Vladimir Poutine a fait savoir qu’un plafond à 3 % du PIB paraissait raisonnable, d’autant plus qu’il entend consacrer son quatrième et a priori dernier mandat à des réformes sociales coûteuses et impopulaires. À cet égard, le soutien apporté par la population russe à la politique étrangère menée par le Kremlin tend à s’éroder depuis 2018, mais l’armée demeure l’institution la plus populaire auprès des Russes (9).
Le budget de la défense est établi sur des prévisions de PIB qui, pour les plus optimistes d’entre elles, tablent sur une croissance annuelle « molle » de l’ordre de 2 % pour le début des années 2020. Afin de doper cette croissance, la Russie s’est lancée dans un ambitieux programme de « grands projets nationaux » keynésiens dotés d’un budget de 25 700 milliards de roubles (environ $430 milliards) en faveur de secteurs d’avenir (santé, éducation, démographie…). La crise de la COVID-19 et la remise à flot de secteurs économiques sinistrés risquent d’exercer une pression financière sur un budget de la défense déjà menacé par le choc pétrolier de 2020. L’effondrement des prix du brut constaté depuis l’hiver 2020 risque en effet de contraindre le gouvernement à tabler sur des prévisions du prix du baril bien plus modestes pour les deux à trois prochaines années — probablement de l’ordre de $25 ($42 pour le présent budget). Toujours au rang des freins économiques, le complexe militaro-industriel russe a accumulé au cours de ces dernières années une dette colossale. À l’été 2019, celle-ci est estimée à 2000 milliards de roubles (environ $35 milliards) de créances auprès des établissements bancaires russes. Fin 2019, Vladimir Poutine aurait signé un oukase secret effaçant environ un tiers de cette somme, le restant devant faire l’objet d’une restructuration (10). Prenons le cas du consortium des constructions navales OSK : son endettement est évalué à 68 milliards de roubles (un peu plus de 900 millions d’euros). Début mai 2020, on apprend qu’il pourrait bénéficier d’une recapitalisation avec une injection de fonds publics de l’ordre de 30 milliards de roubles. Le restant de la dette sera quant à lui restructuré (11). Le complexe militaro-industriel russe éprouve par ailleurs le plus grand mal à surmonter certains verrous technologiques, surtout après la rupture de la coopération militaro-technique avec l’Occident suite à la crise ukrainienne. C’est le cas par exemple en matière de drones sous-marins dédiés à la guerre des mines. Les industriels poursuivent en outre assez laborieusement l’élaboration d’un prolongateur d’autonomie en plongée (manifestement orienté vers les batteries lithium-ion) pour les submersibles classiques russes. En dépit de l’effort de réarmement, il subsiste néanmoins des « angles morts » comme le domaine de la lutte anti-sous-marine (ASM), où les capacités russes s’appuient sur des plateformes ex-soviétiques en nombre insuffisant. En l’absence de nouvelle plateforme dédiée à la lutte ASM sur mer et dans les airs, la marine a opté pour la modernisation de quelques bâtiments en service, comme les grands navires de lutte ASM du Projet 1155, qui sont « frégatisés ». Enfin, si la prise d’expérience lors du conflit syrien a été massive dans les VKS et significative pour la flotte, l’armée de terre — qui n’a pas été exposée au feu — n’a pu en bénéficier dans les mêmes proportions. Le déploiement de quelques bataillons de « bérets rouges » sur une base rotationnelle en guise de force d’interposition et d’observation (près du plateau du Golan par exemple) ainsi que les patrouilles conjointement réalisées avec l’armée turque dans la région d’Idlib ont pu néanmoins contribuer à accroître la connaissance du terrain.
L’armée russe des années 2020 s’apparentera à une force expéditionnaire régionale capable de répondre à l’accroissement des capacités otaniennes aux frontières de la Russie, perçu comme étant menaçant, tout en étant en mesure de traiter un conflit qui éclaterait dans l’espace postsoviétique. En l’absence d’une alliance militaire entre Moscou et une autre puissance de rang à peu près équivalent — et en dépit des spéculations qui vont bon train sur la relation russo-chinoise —, son armée reste donc la meilleure alliée de la Russie.
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Notes
(1) Hans M. Kristensen & Matt Korda, « Russian nuclear forces, 2020 », Bulletin of the Atomic Scientists, 76:2, p. 111, 2020. Les États-Unis disposeraient de 500 têtes nucléaires tactiques. Amy F. Woolf, « Nonstrategic Nuclear Weapons », CRS Report, mai 2020.
(2) Doctrine militaire de la Fédération de Russie, 26 décembre 2014, p. 4-5. Consultable sur le site du Kremlin (http://kremlin.ru/events/president/news/47334).
(3) $600 milliards au taux de change de l’époque.
(4) 6 unités ont été livrées à ce jour.
(5) Isabelle Facon, « Que vaut l’armée russe ? », Politique étrangère, no 1, printemps 2016, p. 151-163.
(6) Données du portail d’information des forces armées russes (http://contract-army.ru/info/chislennost-armii-rossii/).
(7) « Shamanov : pri perekhode armii na kontraktnuyu osnovu nuzhno ostavit’ v VDV 20 % srochnikov » [Chamanov : le processus de professionnalisation de l’armée doit aboutir au maintien de 20% d’appelés dans les VDV], TASS, 13 mai 2019.
(8) Michael Kofman, « Russian defense spending is much larger, and more sustainable than it seems », Defense News, 3 mai 2019.
(9) « Rossiyane doveryayut prezidentu men’she, chem armii » [Les Russes font plus confiance à leur armée qu’à leur président], Vedomosti, 23 octobre 2019.
(10) « Kostin rasskazal o zakrytom ukaze Putina po spisaniyu dolgov predpriyatiy OPK » [Kostine, sur l’oukase secret de Poutine concernant l’effacement de la dette des entreprises de défense], Kommersant, 23 janvier 2020.
(11) « Verfi splavlyayut dolgi » [Les chantiers navals se défont de leurs dettes], Kommersant, 15 mai 2020.
Légende de la photo en première page : Le 24 juin 2020, des militaires russes paradent dans les rues de Moscou. Comme chaque année, le traditionnel défilé militaire pour commémorer la victoire de l’URSS sur les Nazis est l’occasion d’illustrer la puissance militaire russe. Sans avoir retrouvé le lustre de l’époque soviétique, à laquelle elle rivalisait avec les États-Unis, l’armée russe a bien remonté la pente grâce au doublement de son budget depuis 2010, situé au 4e rang mondial en 2019 selon le SIPRI. (© Xinhua)