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France et Allemagne, le match dans la défense

Qui de la France ou de l’Allemagne sera le premier pays en termes d’effort de défense au sein de l’Union européenne après le départ prochain des Britanniques ? La France est-elle déjà dépassée par une Allemagne engagée dans l’augmentation rapide de son budget militaire ? Le match semble serré en 2020, mais, comme toujours, le diable se cache dans les détails… et les statistiques. Il faut donc avoir une perspective de long terme et examiner les budgets pour y voir plus clair.

L’effort de défense de l’Allemagne a‑t‑il dépassé celui de la France ? Une lecture un peu rapide de la presse pourrait le laisser croire. Si la France va dépenser 37,5 milliards d’euros en 2020 pour la « mission défense », l’Allemagne dispose d’un budget de 45,2 milliards d’euros pour la Bundeswehr. Cependant, la comparaison ici ne se fait pas sur le même périmètre. En effet, la mission défense ne prend en compte ni les pensions militaires ni le budget des anciens combattants. Si nous les intégrons, la France dépensera en fait 48,3 milliards d’euros, restant encore devant l’Allemagne.
Cependant, l’Allemagne a accru son effort militaire au cours des dernières années, puisqu’il n’atteignait que 33 milliards d’euros au début des années 2010. Cette augmentation répond aux enjeux géostratégiques et à la demande des États-Unis d’un meilleur « partage du fardeau ». L’Allemagne et la France ont restauré leur effort de défense après une décennie de contraction indéniable des dépenses militaires en part du PIB et, dans une moindre mesure, en valeur. Toutefois, l’Allemagne consacre une faible part de son PIB à la sécurité internationale, bien en deçà de la France [voir graphique ci-dessus] encore aujourd’hui. Nous ne devons pas oublier que l’économie allemande est une fois et demie plus importante que celle de la France. Pour être réellement à parité, l’Allemagne devrait dépenser au moins 65 milliards d’euros dans la défense.

<strong>Dépenses militaires</strong>

Elle a amorcé une augmentation significative de ses dépenses militaires, mais encore faut-il que l’effort soit soutenu dans la durée. Si son budget de défense devrait passer de 1,17 % du PIB en 2012 à 1,5 % en 2024, le ministre allemand des Finances, Olaf Scholz, a déjà annoncé qu’il fallait s’attendre à une décroissance de la part du PIB consacrée à la défense dans la deuxième partie des années 2020… avant une hypothétique remontée vers 2 % « au début des années 2030 ». À l’inverse, la France s’est engagée dans une progression continue de son effort avec la Loi de programmation militaire 2019-2025 et, implicitement, celle qui la suivra. La remontée en puissance s’inscrit dans une trajectoire ascendante sur une décennie au moins pour la France. La comparaison doit prendre en compte ces tendances et ne pas s’attacher uniquement à une photographie à un instant t.
Il faut aussi analyser l’usage que la France et l’Allemagne font de ces moyens. Seule compte en effet l’efficacité de cet effort pour permettre aux armées de réaliser leurs missions. Or le compte n’y est pas du côté allemand. Derrière un budget en croissance, la Bundeswehr reste peu opérationnelle. En dépit de rémunérations attractives, les armées allemandes peinent ainsi à recruter. Plus de 20 000 postes restent vacants pour un effectif actuel de 182 000 militaires, et ce déficit persiste depuis plusieurs années. Le recrutement est également un défi en France et dans beaucoup de pays, mais l’Allemagne a particulièrement du mal à attirer les jeunes dans ses armées. Pourtant, les salaires sont plus élevés qu’en France. Hors pensions, la moyenne des dépenses de personnel par soldat est 25 % plus élevée de l’autre côté du Rhin (72 802 € contre 58 125 €).
Ce coût salarial explique en partie pourquoi la part allouée à l’investissement reste faible dans les dépenses militaires allemandes. En additionnant la recherche-­développement (R&D), les achats de matériels et le soutien des flottes en service, l’Allemagne investit 12,6 milliards d’euros en 2020 là où la France consacre 19,7 milliards d’euros à ses capacités militaires (soit respectivement 28 % et 41 % des dépenses militaires). L’écart est encore plus grand pour la R&D : la France investit 5,5 milliards d’euros en 2020 et l’Allemagne, seulement 1,5 milliard. Il s’est creusé ces dernières années en raison d’un surcroît d’investissement en France, mais il est historiquement important [voir graphique ci-dessous] et reflète un moindre intérêt de l’Allemagne pour une autonomie stratégique et une industrie de défense souveraine.

<strong>Recherche développement de défense</strong>

Le poids de la dissuasion nucléaire en France joue un rôle certain dans l’écart d’investissement quand l’Allemagne reste centrée prioritairement sur son engagement dans l’OTAN. Cette capacité absorbe 4,7 milliards d’euros d’investissements à elle seule en 2020, soit le tiers de l’effort d’armement. Cependant, même en retirant la dissuasion, l’effort capacitaire français est 18 % supérieur à celui de l’Allemagne. Qui plus est, l’Allemagne ne parvient pas à consommer la totalité de son budget d’investissement. Hans-Peter Bartels, le commissaire parlementaire pour les Forces armées, notait dans son dernier rapport qu’en 2019, la Bundeswehr avait rendu plus de 1,1 milliard d’euros sur son budget d’équipement faute de parvenir à l’engager, ce qui représente tout de même 13 % des crédits. Il n’est donc pas surprenant que l’intensité capitalistique de la défense soit plus faible en Allemagne qu’en France [voir graphique ci-dessous].

<strong>Investissement de défense par militaire</strong>

De plus, la déployabilité de la Bundeswehr est restreinte en raison d’un faible taux de disponibilité de ses matériels. Ainsi, fin 2019, seuls 8 des 53 hélicoptères d’attaque Tigre (15 %) et 12 des 99 hélicoptères de transport NH90 (12 %) étaient utilisables. Certes, le taux de disponibilité de certains matériels peut atteindre des niveaux bien faibles en France, mais il reste nettement supérieur à celui de l’Allemagne. Il oscille ainsi entre 40 % et 75 % selon les catégories d’hélicoptères et dépasse souvent les deux tiers pour la plupart des équipements. Ce n’est pas le cas en Allemagne. En 2018, seuls 16 des 72 hélicoptères CH‑53, 3 des 15 A400M, 105 des 224 chars Leopard 2 et 5 des 13 frégates étaient utilisables immédiatement. Ces difficultés concernant les matériels vont de pair avec des déficits en personnels spécialisés et déployables. Pourtant, la Bundeswehr dépense beaucoup pour le Maintien en condition opérationnelle (MCO) et le soutien de ses flottes en service. Même si l’accroissement des coûts de MCO est une tendance perceptible dans tous les pays, le tiers des dépenses d’armement vont à ce poste en Allemagne, contre seulement 23 % en France.
Enfin, les dépenses de fonctionnement sont bien plus élevées en Allemagne qu’en France. Pourtant, l’Allemagne n’a pas d’engagement militaire significatif, contrairement à la France qui gère d’importantes opérations extérieures aujourd’hui. La question de la capacité des armées allemandes à s’engager dans des déploiements opérationnels significatifs se pose donc. L’Allemagne dépense beaucoup et son budget militaire pourrait dépasser prochainement celui de la France, mais seule compte l’efficacité militaire de cette dépense. Si l’Allemagne doit dépenser plus, encore faut-il que la Bundeswehr soit capable de dépenser mieux. Hans-Peter Bartels a bien résumé la situation en janvier 2020 : « Trop peu de matériel, trop peu de personnel, beaucoup trop de bureaucratie. » Comparaison n’est pas raison, une fois encore. Toutefois, la France et l’Allemagne peuvent être plus efficaces en travaillant ensemble à leur défense commune.

Légende de la photo ci-dessus : Démonstration de mobilité d’un véhicule de combat d’infanterie Puma allemand. (© Bundeswehr)

Article paru dans la revue DSI n°149, « Contre-terrorisme : Les armées du G5 Sahel », septembre-octobre 2020.
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