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Accords de libre-échange de l’UE : quels enjeux pour l’agriculture ?

L’agriculture occupe une place centrale dans les controverses dont sont l’objet les accords de libre-échange de l’Union européenne avec différents partenaires. Quel est l’impact de ces accords sur le commerce agro-alimentaire et comment pourraient-ils davantage favoriser ce secteur stratégique pour les pays de l’Union européenne tout en servant mieux l’intérêt environnemental commun ?

L’Union européenne (UE) est aujourd’hui l’un des promoteurs les plus actifs des accords de libre-échange bilatéraux (ALE). Occupée pendant vingt ans à agrandir son marché intérieur, elle se tourne vers les marchés extérieurs. Sa passion pour le bilatéralisme commercial s’incarne dans le contenu même des accords, qui, limités dans un premier temps à l’échange de biens et services, touchent aujourd’hui un éventail large de dispositions et de politiques publiques, incluant l’investissement, la propriété intellectuelle, les règles d’accès au marché public et les normes sanitaires et environnementales, des domaines qui touchent tous, à différents degrés, le secteur agro-alimentaire.
L’élargissement géographique et thématique des ALE n’est cependant pas sans risque. Le premier d’entre eux pour l’UE est que les conséquences sociales au sens large des ALE in fine lui échappent, et qu’un instrument vanté pour ses multiples bienfaits, mais encore critiquable dans ses accomplissements, n’en vienne à subordonner l’intérêt général à l’intérêt de quelques-uns. Face aux protestations soulevées par ses projets d’accords avec les États-Unis (Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement – PTCI, ou TTIP dans son acronyme anglais), le Canada (Accord économique et commercial global – AECG, ou CETA en anglais) et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay), la Commission européenne essaye depuis cinq ans de répondre à une opinion publique de plus en plus dubitative sur les vertus d’un tel instrument. 
Le modèle controversé du CETA
L’appétit de la Commission européenne pour les ALE soulève en effet des réticences et des résistances dans l’opinion publique. Les préoccupations sociétales (emploi, environnement, santé) exprimées à l’encontre du projet d’accord entre l’Europe et les États-Unis (TTIP), entre l’Europe et le Canada (CETA) et entre l’Europe et le Mercosur ont conduit à l’abandon du premier, à la révision du second, et elles créent les plus grandes incertitudes sur le sort politique de l’accord UE-Mercosur. L’agriculture occupe une place centrale dans les controverses entourant les ALE. Il en est ainsi du CETA, signé avec le Canada le 30 octobre 2016, ratifié par le Parlement européen le 15 février 2017 et entré en vigueur de façon provisoire le 21 septembre 2017.
L’UE est le deuxième fournisseur de biens du Canada derrière les États-Unis, et le Canada est le douzième marché pour les exportateurs de l’UE à 28, hors commerce intracommunautaire. Les produits agricoles et alimentaires — céréales, oléoprotéagineux, viandes et boissons en tête — représentent près de 10 % des échanges en valeur avec le Canada, avec qui la balance commerciale agricole et alimentaire est actuellement excédentaire, essentiellement grâce au poste des boissons. A contrario, le déficit se creuse en céréales et oléagineux et, dans une moindre mesure, en préparation de viandes et poissons (1).
Le CETA organise le démantèlement de 93,8 % des lignes tarifaires à l’entrée de l’UE et de 91,7 % à l’entrée du Canada. Toutefois, certains produits qualifiés de « sensibles » ont fait l’objet d’un traitement différencié, ainsi des viandes bovine et porcine et de certains produits sucrés (contingentés), ou de la volaille de chair, exclue de la libéralisation (2).
La Commission met en avant les gains économiques (3), en particulier pour les fromages — doublement du contingent en franchise de droits de douane —, les vins et spiritueux — élimination d’« importantes barrières » —, les chocolats, confiseries, pains, pâtisseries et biscuits — droits de douane à zéro. Elle insiste également sur le fait que 143 indications géographiques (IG) seront protégées ; se prévaut d’avoir protégé les lignes de produits les plus sensibles, avec des ouvertures de contingents tarifaires finalement limités en volumes à des niveaux très faibles par rapport à la production de l’UE ; et se flatte d’avoir tenu bon, du moins pour l’instant, sur la garantie d’interdiction des hormones ou de la ractopamine dans les produits d’importation.
Des évaluations indépendantes nuancent ces résultats. Ainsi le « rapport Schubert » (4) rappelle que pour la viande bovine, le CETA prévoit une augmentation des quotas d’importation en franchise de droits à l’entrée de l’UE à 67 950 tonnes équivalent carcasse (téc) en 2022. La filière pourrait être affectée si l’accord donnait lieu à l’entrée sur le marché de morceaux de haute qualité à moindre coût, déstabilisant l’équilibre économique entre les différents morceaux des carcasses. Les exportateurs canadiens, « très performants dans leur capacité à diversifier leurs débouchés », se verront donc offrir de nouvelles opportunités pour développer une production porcine sans ractopamine et bovine sans hormone, avec un contingent offert promis à l’augmentation au cours du temps (5). En outre, « si l’on considère que le CETA a valeur de modèle pour les accords régionaux futurs, il sera difficile de ne pas concéder aux nouveaux partenaires des contingents d’importation de viande plus élevés que ceux qui existent actuellement, ce qui pourra changer notablement l’échelle des problèmes » (6).
L’accord UE-Mercosur : aussitôt signé, aussitôt dénoncé
Le cas de l’accord UE-Mercosur apporte une nouvelle illustration de la difficulté pour l’UE de négocier un accord « bon » pour toutes les parties, et qui soit également bénéfique pour l’agriculture européenne. Le Mercosur est aujourd’hui davantage protégé par des droits de douane que ne l’est l’UE — le rapport est de 1 à 2 en moyenne sur tous les secteurs. L’industrie du Mercosur est particulièrement protégée — ainsi par exemple du secteur automobile brésilien, où des droits de 23 % frappent les exportations européennes. Les trois quarts des exportations de l’UE vers le Mercosur émanent de son industrie (chimie, machines, médicaments, avions). L’accord place l’UE dans la situation où, pour gagner des parts de marché dans l’industrie et les services, il lui faut ouvrir son secteur agricole à des exportateurs parmi les plus compétitifs au monde. 
Les dernières simulations des conséquences de l’accord sur l’agriculture montrent qu’à l’exception des vins et spiritueux, et des produits laitiers, peu affectés, la production agricole de l’UE dans un scénario d’accord « conservateur » — comprendre peu ambitieux — sera en recul (7). Les importations sont en hausse, en particulier dans le secteur du bœuf. Le Mercosur fournit entre deux tiers et trois quarts du bœuf importé en Europe, selon les années, et les volumes pourraient s’accroître de 25 % à 80 % selon les versions de l’accord négocié. Le Mercosur exporte, dans le monde, de la viande de bœuf désossée et surgelée (environ les deux tiers de ses exportations totales de bœuf) que l’Europe, elle, importe peu, lui préférant la viande fraîche. 
Les éleveurs de bœuf européens, protégés actuellement par des barrières douanières et des quotas tarifaires, verront les quotas d’importation de bœufs et veaux du Mercosur passer à 99 000 tonnes, avec un taux préférentiel de 7,5 %. Ce chiffre est marginal dans les exportations totales du Brésil ; il représente moins de 1,5 % de la consommation de l’UE. On est loin des 350 000 tonnes de quota d’importation à taux privilégié réclamé par le Mercosur. La hausse du quota envisagée aujourd’hui, même si elle est inférieure, n’interdit cependant pas en théorie au bœuf importé de déterminer le prix sur le marché intérieur européen — celui-ci s’établissant alors au niveau du moins-disant. De surcroît, le quota peut être amené à croître au cours du temps — selon le souhait du Mercosur — et atteindre les 350 000 tonnes réclamées depuis le début des négociations. Ce qui se joue derrière ces chiffres, c’est l’avenir de l’élevage européen à haut contenu en biodiversité et de ses indispensables politiques publiques de soutien. Le paradoxe est qu’en paraissant presque indolore à l’agriculture européenne, l’accord soulève des questions qu’il n’aurait pas soulevées sinon : à quoi sert-il ? Pourquoi faire cadeau à Bolsonaro d’un succès diplomatique alors que l’Amazonie, sous sa férule, part tous les jours un peu plus en fumée ? Annoncé en fanfare par la Commission européenne lors du G20 à Osaka en juin 2019, l’accord UE-Mercosur pourrait être présenté au Conseil et au Parlement européen fin 2020. Soutenu de manière circonspecte par la France, rien n’indique qu’en l’état actuel des rapports de force au Parlement européen il serait approuvé si le vote se tenait aujourd’hui à Bruxelles. 
Pour un usage stratégique des ALE par l’UE
Un accord commercial, pour être soutenu par l’opinion publique, doit être porté par une intention stratégique et par une histoire simple. On peut comprendre par exemple que des pays « allants » signent entre eux des accords commerciaux promouvant le libre-échange de produits et technologies bas-carbone, comme c’est le cas de l’accord liant la Nouvelle-Zélande, le Costa Rica, Fidji, l’Islande et la Norvège. Le commerce alors acquiert une finalité qui dépasse le seul accès au marché et peut répondre aux « préférences collectives » européennes, pour reprendre un terme forgé par Pascal Lamy il y a quinze ans (8).
On peut comprendre aussi que l’UE souhaite assigner à des accords commerciaux bilatéraux le rôle de garde-fou environnemental et social, et faire en sorte que, tenus par leurs engagements en la matière, les pays partenaires ne détricotent ou ne renoncent à appliquer les dispositions juridiques nationales. Un accord commercial peut servir cette fin : éviter le retour en arrière («  backsliding »), dans le cas de pays partenaires où une majorité indifférente ou hostile aux questions sociales et environnementales viendrait au pouvoir. Ces cas de figure ne sont pas nouveaux, mais ils prennent une importance considérable aujourd’hui, en raison de l’émergence de majorités souverainistes et « climatophobes » — pour forger un vilain mot — et du retard pris pour atteindre les objectifs environnementaux auxquels nous avons collectivement souscrit. Nous vivons un retournement de l’histoire écrite depuis le Sommet de la Terre de Rio en 1992, qui voit certains pays renoncer à jouer le jeu du développement durable tel qu’on le connaissait : une somme d’efforts destinés à faire converger la croissance, le progrès social et la protection de l’environnement. La question qui se pose alors est la suivante : l’UE doit-elle commercer davantage avec ces pays, et si c’est le cas, à quelles conditions ?
En réponse à cette question, une solution consisterait à rétablir l’équilibre des priorités entre multilatéralisme et bilatéralisme, et d’énoncer tout en même temps des objectifs clairs aux ALE et intelligibles par la population. Les ALE sont une entorse au multilatéralisme défendu par l’UE et ils ne devraient être acceptables et envisagés par l’UE que s’ils sont un mieux-disant social et environnemental par rapport au business as usual offert par l’OMC. Cette règle détermine les partenaires avec lesquels l’UE devrait envisager la négociation d’ALE. Règle logique, elle est aussi une règle de pertinence. Aucun ALE ne devrait être négocié avec des pays n’ayant signé et ratifié des accords, conventions, traités, jugés fondamentaux par l’UE, comme l’Accord de Paris. La sortie de ces accords, traités, conventions, suspendrait l’ALE. La France soutient peu ou prou ces principes, des coalitions transpartisanes au nouveau Parlement européen vraisemblablement aussi.
Ainsi, on comprendrait ce à quoi les ALE doivent contribuer : ils servent avant tout des objectifs de protection de la santé et de l’environnement — mieux que ne le feraient les accords de l’OMC. Dans un monde où les préférences collectives sont parfois conflictuelles, ces accords « mieux disant sociaux et environnementaux » permettraient à l’Europe et aux pays partenaires, partageant les mêmes valeurs et intérêts, de « se compter » et de peser, en étendant, de fait, l’application des normes et standards les plus élevés, conditionnant l’accès réciproque au marché des pays partie à l’accord.
L’Union européenne possède pour ce faire une arme de négociation : l’accès à son marché intérieur, et une ambition environnementale et climatique parmi les plus élevées. Nous plaidons ici pour qu’elle mette plus stratégiquement l’un au service de l’autre dans le choix de ses partenaires commerciaux et des dispositions de ses accords bilatéraux. 

Notes
(1) Aurélie Trouvé et al., « Analyse de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (AECG/CETA) dans le secteur des produits animaux », Rapport AgroParisTech, Idele, IFIP et Université de Laval (Québec), 2017.
(2) Commission européenne, Direction générale du Commerce, The Economic Impact of the Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA), Luxembourg, Office des publications de l’Union européenne, 2017.
(3) Commission européenne, « Le CETA et l’agriculture : les bénéfices pour l’agriculture de l’UE », Fiche d’information CETA 2 sur 7, 2017.
(4) Jean-Luc Angot et al., « L’impact de l’Accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada (AECG/CETA) sur l’environnement, le climat et la santé. Rapport au Premier ministre », 2017.
(5) Aurélie Trouvé et al., op.cit.
(6) Jean-Luc Angot et al., op.cit.
(7) LSE, Sustainability Impact Assessment in Support of Association Agreement Negotiations between the European Union and Mercosur, Draft Interim Report, 3 octobre 2019. 
(8) Pascal Lamy, « L’émergence des préférences collectives dans le champ de l’échange international : quelles implications pour la régulation de la mondialisation ? », EC Non Paper, 2004 (https://​bit​.ly/​2​R​e​I​pqt).

Légende de la photo en première page : Le 30 octobre 2016, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau (au centre), participe à la cérémonie de signature du CETA/AECG en présence des représentants de l’Union européenne. Après des semaines d’incertitudes en raison des désaccords entre régions et communautés linguistiques belges sur ce traité, qui avaient entraîné l’annulation du sommet UE/Canada initialement prévu le 27 octobre, Justin Trudeau a déclaré que c’était une « journée historique pour les relations Canada-UE » et que cet accord favoriserait la croissance de la classe moyenne des deux côtés de l’Atlantique. (© EEAS)

Article paru dans la revue Diplomatie n°102, « L’Arctique : une région sous tension », janvier-février 2020.


« Nourrir la planète », Les Grands Dossiers de Diplomatie, no 49, février-mars 2019.

« Vers une guerre commerciale mondiale ? », Les Grands Dossiers de Diplomatie, no 47, octobre-novembre 2018.

À propos de l'auteur

Tancrède Voituriez

Chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et à l’Institut du développement durable des relations internationales (IDDRI), directeur de la publication du Déméter 2020.

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