Blog de Joseph HENROTIN Magazine DSI

La question qui fait débat – « Barkhane » est-elle condamnée ?

La montée en puissance des forces maliennes est trop lente. (© Fred Marie/Shutterstock)

(Notule initialement parue dans Défense & Sécurité Internationale n°149, septembre-octobre 2020)

Cette question a été envoyée par courriel à la rédaction 24 heures après le coup d’État qui a vu un groupe de militaires maliens arrêter le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) et son Premier ministre. Elle fait également écho aux progrès des groupes djihadistes dans le Sahel et aux questionnements tenus en privé par nombre de militaires. Y répondre n’est pas simple. D’une part, parce que personne ne dispose de boule de cristal. D’autre part, parce que le propre de la stratégie est de dépasser les déterminismes.

Répondre à la question n’est donc pas aisé. Il convient d’abord de rappeler que le coup d’État, s’il intervient alors que les manifestations de la population malienne contre « Barkhane » et la France se sont accrues ces derniers mois, n’a pas vu de remise en question de la présence des forces françaises, européennes (EUTM) ou onusiennes (MINUSMA). Le colonel-major Wagué l’a confirmé : « La MINUSMA, la force Barkhane, le G5 Sahel, la force Takuba demeurent nos partenaires […].  » Dans l’immédiat, le coup d’État semble surtout relever d’une question de politique intérieure ; mais il reste à voir quel sera le comportement du groupe de mutins à l’égard de factions dans les forces qui pourraient être perçues comme pro-IBK. De facto, comme le rappelle Laurent Touchard dans ce numéro, la situation des forces maliennes est fragile et une « purge » pourrait contribuer à les affaiblir un peu plus. Reste également à voir en quoi le coup d’État renforcera ou non l’immobilisme politique contre lequel il prétend lutter.

Par ailleurs, la situation sécuritaire se dégrade au Sahel : outre les actions djihadistes, les armées locales peuvent se rendre coupables d’exactions sur les civils – elles sont de plus en plus nombreuses –, qui font peser une menace directe sur la légitimité de leurs opérations, et par association, sur celle de la force Barkhane. Cette dernière, au demeurant, se trouve dans une situation paradoxale. D’un côté, sa légitimité internationale, mais aussi au sein des populations locales, découle de l’invitation faite par les États de la région, mais, phénomène relativement classique, cette légitimité s’effrite au fur et à mesure du temps qui passe… et de la progression ennemie. D’un autre côté, l’accusation de « néocolonialisme » doit être évitée par l’opération elle-même et, plus largement, par toute l’architecture d’opérations et de coopérations avec les États de la région. Or, ce faisant, la France se trouve engagée dans une coalition – plus précisément, un écheveau de coalitions et d’opérations – dont la réussite sur le terrain ne dépend donc pas uniquement d’elle…

« Barkhane » est une opération militaire et nombre de commentateurs répètent qu’au Sahel, la solution politique doit prévaloir. Reste que ce qui est devenu, là comme ailleurs, un mantra est un faux dilemme. D’une part, parce que l’engagement de forces militaires est politique en soi (1). D’autre part, parce qu’il sous-­estime la doctrine inhérente à « Barkhane », à savoir que l’opération ne peut tout faire toute seule, et que la sécurisation de la zone ne peut être que le fait des États de la région appuyés par elle, États qui doivent se renforcer tant structurellement qu’en légitimité pour les populations, au travers de l’État de droit. De là découle sans doute la position d’E. Macron condamnant un coup d’État qui, par définition, ne respecte pas cet État de droit et renversant un président qui, s’il n’est pas apprécié, n’en est pas moins élu : au travers du coup d’État, la stratégie dans laquelle « Barkhane » s’insère serait ainsi ébranlée. Du reste, la France n’a pas été seule dans ses critiques : le Niger a également demandé une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU et l’Union africaine comme la CEDEAO ont exprimé leur mécontentement.

Reste la question du succès : dans une logique où il dépend des actions des États locaux, « Barkhane » peut-elle être victorieuse ? Si, en fonction de sa doctrine, l’opération serait surtout une victoire pour les États locaux, « Barkhane » produit effectivement des résultats : comme le rappelait Michel Goya (Le Figaro, 20 août), un djihadiste tué par jour, y compris des responsables comme A. Droukdel. L’EUTM européenne, chargée de la formation des forces maliennes, affiche également un bon bilan, avec 14 000 hommes formés. Mais on ne peut pas réduire une opération, fût-elle la plus grosse opération extérieure des armées, à une logique de body-count ou à des statistiques. La vraie question a toujours été de savoir si les États locaux peuvent prendre le relais et assurer à eux seuls, éventuellement avec un appui français (renseignement, frappes aériennes, forces spéciales), la lutte contre les groupes djihadistes. Comme en 2013, rien n’est moins sûr et des initiatives comme le sommet de Pau, si elles sont nécessaires, peuvent aussi nourrir la perception, de la part de franges des populations locales, d’un néocolonialisme et d’une ingérence… contribuant à miner un peu plus la légitimité d’États que l’on entend renforcer.

L’équation n’est donc pas simple : sa résolution dépend fondamentalement de variables sur lesquelles nous n’avons, pour les plus importantes, pas prise, ce qui fait de « Barkhane » une opération « glissante ». Quelle est la solution ? La lutte contre les groupes djihadistes reste une priorité de sécurité nationale française et un retrait pur et simple n’est pas envisageable, d’autant qu’il mettrait à mal des États alliés qui continueront d’être attaqués par l’ennemi. Abandonner le Mali en comptant sur un hypothétique endiguement afin de préserver les États voisins fait fi de la géographie. Opérer une montée en puissance de « Barkhane » au Mali est inenvisageable tant que la vie politique n’y est pas stabilisée. Enfin, « plus que ce qui a déjà été fait » est insatisfaisant : la montée en puissance des États locaux n’en sera pas nécessairement accélérée, voire pis, certains politiques locaux pourraient y voir une confortable inertie. Peut-être reste-t-il l’hypothèse d’une dissolution de « Barkhane » et de la réaffectation de ses forces à celles du G5Sahel, de manière à y créer au plus vite un effet d’émulation. 

(1) Voir notamment Laure Bardiès, « De l’alternative entre “solutions militaires” et “solutions politiques”, Défense & Sécurité Internationale, no 140, mars-avril 2019 ; Joseph Henrotin, “Quelles victoires pour quelles guerres ?”, Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 73, août-septembre 2020.

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