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Haïti : un pays et une nation au bord du gouffre

Depuis septembre 2019, Haïti connaît une grave crise politique. Des manifestations ont bloqué le pays pendant trois mois, demandant la démission du président, Jovenel Moïse, élu en 2016 et accusé de corruption. Haïti, nation parmi les plus pauvres du monde, s’enfonce dans la misère malgré l’importante aide internationale.

Le soulèvement populaire qui embrase Haïti pose le départ de Jovenel Moïse comme condition sine qua non à l’apaisement. S’il avait déjà connu une première vague de manifestations en février 2019, le pays est dans une situation sociale et politique critique depuis longtemps.
Une gouvernance opaque
Depuis 2018, Haïti est parcouru par le mouvement des « petrochallengers », qui dénonce la gestion du fonds Petrocaribe, une entente datant de 2008 entre l’État haïtien et le Venezuela d’Hugo Chávez (1999-2013) pour permettre au pays de bénéficier de pétrole à un prix plus bas afin de le revendre plus cher. L’argent récupéré devait être utilisé pour le développement social du pays. Cependant, plusieurs milliards de dollars se sont évaporés et de nombreux projets n’ont pas abouti. Jovenel Moïse est soupçonné de blanchiment d’argent. Proche de l’ancien président Michel Martelly (2011-2016), il est aussi le PDG d’une grande entreprise de production et d’exportation de bananes qui avait reçu une subvention de 6 millions de dollars durant le mandat de son prédécesseur pour l’installation d’une zone franche agricole. Les précédents gouvernements sont également visés. En 2019, Transparency International classe Haïti douzième pays le plus corrompu au monde (sur 180). En janvier 2019, des scandales éclatent tandis que Jovenel Moïse, sous la pression des États-Unis, ne reconnaît pas le président vénézuélien réélu, Nicolás Maduro (depuis 2013). Une trahison pour la population qui descend alors dans la rue.
Élu en novembre 2016 avec un taux de participation de seulement 18 %, Jovenel Moïse continue de suivre la voie ultralibérale dans laquelle s’est engouffré le pays depuis la fin des années 1980. À la chute des dictatures de François Duvalier (1957-1971) et de son fils Jean-Claude (1971-1986), le marché haïtien s’est ouvert. Les aides du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale ont été conditionnées à la baisse des droits de douane du pays. Ainsi, alors qu’Haïti produisait plus de 80 % de son alimentation dans les années 1980, il s’est retrouvé submergé par des denrées étrangères à prix très bas, comme le riz américain, mettant en grande difficulté toute l’économie agraire. Les paysans locaux, ne pouvant être concurrentiels, sont partis grossir les villes, créant un fort exode rural. Haïti ne produit plus que 40 % de ses besoins, ce qui en fait l’un des pays à l’insécurité alimentaire chronique la plus élevée au monde. Une personne sur trois (3,7 millions) est en urgence alimentaire grave, et l’ONU prévoit encore une détérioration de la situation avec 4,1 millions d’Haïtiens touchés en mars 2020.
Catastrophe humanitaire
La capitale, Port-au-Prince, avec ses quelque 2,5 millions d’habitants pour l’agglomération, coincée entre les montagnes et le golfe de la Gonâve, accueillait plusieurs centaines de bidonvilles quand le tremblement de terre du 12 janvier 2010 y causa la mort de 200 000 personnes. L’ampleur de cette catastrophe est en partie due à cette situation sociale catastrophique : 58,5 % de la population vivait alors en dessous du seuil de pauvreté. Cependant, dix ans plus tard, et malgré une aide internationale record pour la reconstruction (10 milliards de dollars), la situation n’a guère changé : en 2018, 6 millions d’Haïtiens vivent en dessous du seuil de pauvreté, dont 2,5 millions en situation de pauvreté extrême (moins de 1,23 dollar par jour). Les bidonvilles composent toujours la majeure partie de la ville aux côtés d’hôtels de luxe nouvellement construits, tandis que le principal hôpital n’est pas achevé. L’organisation Médecins sans frontières, très implantée sur place, alerte sur un système de santé au bord du gouffre. Le pays n’a pas les infrastructures pour assurer la sécurité et subvenir aux besoins de sa population comme l’a encore prouvé le passage de l’ouragan Matthew en 2016.
La population d’Haïti est la plus pauvre de l’hémisphère occidental. Elle est aussi très jeune. Parmi les 10,98 millions d’Haïtiens en 2016, 31 % ont moins de 15 ans, 50 % moins de 25 ans et 90 % moins de 55 ans. C’est elle qui descend dans la rue réclamer un changement de système. Le gouvernement n’a pas hésité à tirer à balles réelles contre des manifestants, tandis que des gangs font régner la terreur ; 71 personnes avaient été assassinées le 13 novembre 2018 dans un bidonville de la capitale par des groupes armés.
Le pays semble au bord de l’explosion, mais le gouvernement ne veut pas plier. Les réunions en janvier 2020 entre les différents partis politiques sous l’égide d’observateurs internationaux n’ont rien donné. Les élections législatives de novembre 2019 n’ayant pas été organisées, le Parlement est devenu caduc le 13 janvier 2020. Gouvernant par décret, Jovenel Moïse a fait entrer Haïti dans une phase dictatoriale. 

<strong>1-Panorama humanitaire</strong>
<strong>2-Haïti : les fragilités d’un territoire caribéen</strong>
<strong>3-Le commerce d’Haïti</strong>
Article paru dans la revue Carto n°58, « Asie du Sud-Est : Carrefour géopolitique mondial », juillet-août 2020.

À propos de l'auteur

Julien Camy

Journaliste et cinéaste, chargé d’édition pour la collection Institut Lumière/Actes Sud. Auteur (avec Gérard Camy) du livre Sport & Cinéma (Éditions du Bailli de Suffren, 2016).

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