Alors que l’été 2020 a été marqué par le retour de tensions entre la Grèce et la Turquie en Méditerranée, le Conseil européen d’octobre 2020 devrait être largement consacré à la réponse que l’UE doit collectivement envisager afin de travailler à la résolution durable du différend entre les deux pays. Force est pourtant de constater qu’elle a, sur ce dossier, joué une partition dissonante, alors même que cet épisode de tensions recèle un double enjeu clé pour l’affirmation stratégique européenne.
Les relations gréco-turques sont complexes et fréquemment émaillées de tensions depuis près d’un siècle (1). Ainsi les tensions militaires nées autour de l’exploitation des réserves de gaz et d’hydrocarbures près de l’île de Kastellorizo, en Méditerranée orientale, ne sont qu’un des avatars de ce conflit larvé entre les deux États. Cet état de tension fait suite à l’incursion par deux fois du navire de recherches sismiques turc Oruç Reis dans les eaux territoriales grecques, en juillet puis en août 2020, provoquant une réaction très vive en Grèce et l’échange de menaces diplomatiques entre Athènes et Ankara. Au regard du droit de la mer, la zone d’exploration qui fait l’objet des convoitises turques se situe dans la zone économique exclusive grecque, ce qui la place juridiquement sous souveraineté grecque en ce qui concerne l’exploitation des ressources s’y trouvant, mais y autorise la navigation libre des navires sous pavillon étranger.
Le premier enjeu de cette situation est ainsi d’ordre international. En effet, le droit de la mer constitue un enjeu de sécurité internationale important, comme le démontre cet épisode de tensions entre Athènes et Ankara, mais également les manœuvres chinoises récurrentes en mer de Chine orientale entre autres. Il s’agit d’un corpus de normes qui ne fait pas toujours l’unanimité : la convention de Montego Bay, socle du droit international maritime, a été négociée dès les années 1970, mais a mis dix ans avant d’être signée, et encore dix de plus avant d’être ratifiée en 1994 par suffisamment d’États (60) pour entrer en vigueur. Or la Turquie n’a pas ratifié ce texte, ce qui lui permet de revendiquer une partie de la zone maritime dans laquelle se trouvent les ressources gazières et en hydrocarbures explorées par le navire turc. C’est justement ici que l’UE aurait pu entrer collectivement en scène pour jouer un rôle de médiateur entre Athènes et Ankara et encourager la Turquie à cesser ses explorations. Or la réponse européenne a manqué de clarté et d’unité au départ.
Une réponse européenne en ordre dispersé
Le second enjeu de ces tensions gréco-turques est en effet européen. Alors que l’UE clame depuis plusieurs années sa volonté de jouer un rôle dans la sécurité internationale, c’est surtout une stratégie dissonante qui transparaît entre une tentative d’apaisement de la situation par la voie de la médiation du côté de la présidence allemande de l’UE et du président du Conseil européen, et une attitude d’affirmation stratégique de la France qui se démarque de l’action collective à l’échelle européenne.
Du côté des institutions européennes, Josep Borell, haut représentant pour la politique de sécurité de l’UE, avait indiqué en juillet 2020 à Recep Tayyip Erdogan qu’en tant qu’État candidat à l’adhésion à l’UE (2), la Turquie, par son comportement en Méditerranée orientale, n’envoyait pas un bon message aux Européens. Le Conseil européen avait aussi en juillet 2020 appelé Ankara à travailler avec Athènes par la voie du dialogue et de la négociation de bonne foi. De même, l’Allemagne, qui exerce actuellement la présidence de l’UE, a offert ses bons offices en travaillant notamment avec le président du Conseil européen à apaiser les relations gréco-turques par de nombreux appels téléphoniques visant à la médiation entre Athènes et Ankara.
La France a de son côté opté pour une méthode plus unilatérale en renforçant la présence militaire française en Méditerranée avec l’envoi de deux Rafale et deux bâtiments de la Marine nationale en août 2020. Cette stratégie affirmée fait écho à la dénonciation de la faiblesse de ses alliés européens face à l’attitude turque lors du sommet de l’OTAN de juin 2020 (3). Paris a également exhorté ses voisins européens de la zone méditerranéenne à davantage de fermeté face à la Turquie en réunissant la Grèce, l’Italie et Chypre dans le cadre d’un exercice militaire commun, « Eunomia », fin août, et en organisant en Corse le 10 septembre 2020 un sommet du Med7 (4).
C’est probablement la combinaison des deux positions qui a finalement conduit la Turquie et la Grèce à entamer des pourparlers fin septembre 2020, à la veille d’un Conseil européen qui, s’il a finalement signifié que l’UE « utilisera tous les instruments et toutes les options à sa disposition pour défendre ses intérêts et ceux de ses États membres » et prendra « des décisions, le cas échéant, au plus tard lors de sa réunion de décembre 2020 », n’a pas décidé d’imposer de sanctions économiques à Ankara. Le ministre allemand adjoint pour les affaires européennes a d’ailleurs rappelé l’importance de maintenir une relation de partenariat avec la Turquie, qu’il juge fondamentale dans la gestion de la question des réfugiés après l’incendie du camp de Moria. Pour l’heure, c’est surtout l’importance de parler d’une même voix qui semble cruciale si l’UE veut renforcer sa crédibilité stratégique.
Notes
(1) François-Guillaume Lorrain, « Entre la Grèce et la Turquie, le conflit est une longue histoire », Le Point.fr, 25 août 2020.
(2) La Turquie est candidate à l’adhésion à l’UE depuis 1987.
(3) La France dénonçait alors notamment la violation par le gouvernement turc de l’embargo sur les armes imposé à la Libye.
(4) Le Med7 est un groupe informel des pays méditerranéens de l’UE comprenant la France, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Grèce, Chypre et Malte.
Légende de la photo ci-dessus : Le TCG Yildrim, quatrième frégate turque de classe Yavuz. (© Evren Kalinbacak/Shutterstock)