Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Souveraineté alimentaire : un nouveau récit géopolitique pour la France agricole

Un nouveau récit pour nourrir la puissance

En 2020, la France n’est pas en insécurité alimentaire, ni quantitativement, ni qualitativement. Il faut le dire et le redire, car ce n’était pas le cas par le passé et cela reste malheureusement la dure réalité dans plusieurs régions de la planète. En revanche, notre puissance est mise à mal par plusieurs facteurs : le recul de certaines productions sur notre territoire (comme certains fruits et légumes, la viande de volaille ou de porc, les poissons), les charges fiscales et règlementaires qui brident la compétitivité de nombreuses filières, les controverses parfois stériles autour de la science et de la recherche en agriculture, l’absence d’attractivité du secteur agricole et agro-alimentaire auprès des nouvelles générations ou encore le manque de raisonnement géostratégique à propos des atouts contemporains de la France dans un monde en pleine transformation.

La concurrence internationale s’est nettement intensifiée. Aux puissances agricoles établies qui maintiennent ou renforcent leur dispositif fait écho l’irruption de nouveaux acteurs publics ou privés. La France, qui parfois peine à fédérer ses opérateurs et à valoriser d’un commun mouvement ses atouts agricoles, perd des parts de marché, notamment sur le continent européen. Elle importe aussi davantage que par le passé (augmentation de 98 % entre 2000 et 2018), sans toujours veiller aux normes des produits venant d’ailleurs, ce qui provoque la colère d’agriculteurs nationaux soumis à des réglementations contraignantes et des craintes sur la balance agrocommerciale (10). Plusieurs myopies, sociétales, économiques et stratégiques, rétrécissant à l’excès le champ de vision temporel et géographique, peuvent conduire à l’affaiblissement de la puissance agricole et agro-alimentaire de la France (11).

Et pourtant, la crise de la COVID-19 nous révèle la résilience des systèmes agricoles et agro-industriels. Dans un contexte d’incertitudes inédites depuis plus d’un demi-siècle, beaucoup de Français, y compris au sommet de l’État, se sont alors rendus compte à quel point la sécurité alimentaire était précieuse. Comme la santé, elle est le quotidien de tous et le premier pilier de notre stabilité. Le président de la République l’a fermement rappelé dans son discours référence du 12 mars 2020, durant lequel il a précisé que « déléguer à d’autres son alimentation serait une folie ». Une telle affirmation est venue souligner, en creux, que la réduction de la production agricole en France n’était clairement pas horizon souhaitable.

Depuis lors, les débats s’intensifient à propos de la souveraineté alimentaire de la France et des moyens de la renforcer. Il faut d’abord considérer l’enjeu national. Quantité, qualité et diversité : c’est le triptyque gagnant de la France. Notre pays est capable de produire, il est réputé pour son alimentation saine et sûre et propose une large gamme d’aliments. Cette « alimentation pour tous » est le résultat d’une « agriculture de tous », puisque nous avons la chance en France de voir une vaste mosaïque de systèmes agricoles coexister. L’agriculture française doit rester riche de ces diversités. Il n’y a pas un modèle de production et un client unique, mais bien des agricultures au service de besoins multiples et de consommateurs pluriels, qu’ils soient en France ou à l’étranger. Nous en venons ainsi à l’enjeu international.

Déterminant pour notre sécurité nationale, bon pour notre économie et nos territoires (mais aussi pour notre mix énergétique, ne l’oublions pas !), le secteur agricole et agro-alimentaire est également propice à notre influence extérieure. La diplomatie économique de la France peut miser sur lui dans son continuum commerce, coopération et codéveloppement dans le monde, permettant ainsi de montrer que la souveraineté alimentaire n’est pas un concept de fermeture, mais de vigilance stratégique et de solidarités concrètes. C’est aussi un raisonnement à faire à l’échelle européenne, car la France agricole restera forte dans une Europe agricole qui demeurera puissante et souveraine sur le plan alimentaire (12).

La souveraineté consiste donc à savoir investir sur des vecteurs de puissance, tant pour des besoins internes que pour des intérêts extérieurs. Dans la stratégie « France Relance » présentée par le gouvernement en septembre 2020, la « reconquête de la souveraineté alimentaire » a clairement été identifiée. Depuis, et non sans raison, le ministre de l’Agriculture insiste sur la vue longue à développer pour le secteur agricole et sur l’importance de combiner les modèles pour que la France puisse cultiver les forces de cette puissance (13). Confiance, cohérence et courage ont toujours été des maîtres-mots dans le développement de l’agriculture et de l’agro-alimentaire en France. Et pour entretenir la puissance et la redéfinir progressivement, il convient de savoir conjuguer pouvoir et vouloir, avec constance. Le secteur agricole et agro-alimentaire français doit être une priorité stratégique permanente bénéficiant d’une volonté collective et de long terme.

<strong>Des espaces agricoles différenciés</strong>

Notes

(1) Michel Debatisse, La révolution silencieuse : le combat des paysans, Paris, Calmann-Lévy, 1963.

(2) Voir toutes les données et leur détail dans Graph’Agri 2019, l’annuaire statistique édité par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation (www​.agreste​.agriculture​.gouv​.fr).

(3) Plus précisément, et selon les données de l’INSEE : 12 % en produits alimentaires, 4 % en restauration hors foyer, 1 % en boissons non alcoolisées et 1 % en boissons alcoolisées.

(4) Sébastien Abis, Pierre Blanc, Géopolitique de l’agriculture, Paris, Eyrolles/IRIS, septembre 2020.

(5) FranceAgriMer, « Tableau de bord des résultats à l’export des filières agricoles et agro-alimentaires 2019 », juillet 2020.

(6) L’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) est le premier organisme de recherche spécialisé au monde dans ces disciplines.

(7) Outre les établissements d’enseignement supérieur du secteur public, citons l’existence de quatre écoles privées à forte notoriété internationale : l’ESA à Angers, Purpan à Toulouse, l’ISARA à Lyon et Junia à Lille.

(8) Françoise Cartron, Jean-Luc Fichet, Vers une alimentation durable : un enjeu sanitaire, social, territorial et environnemental majeur pour la France, Rapport d’information fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective n° 476, mai 2020.

(9) Sébastien Abis, Thierry Pouch, Agriculture et mondialisation : un atout géopolitique pour la France, Paris, Les Presses de Sciences Po, septembre 2013.

(10) Laurent Duplomb, La France, un champion agricole mondial pour combien de temps encore ?, Rapport d’information au nom de la Commission sénatoriale des affaires économiques, 28 mai 2019.

(11) Hervé Lejeune (dir.), Et si l’agriculture était la solution ? L’agriculture française en 2035 et les scénarios à 2050, Paris, La France Agricole, à paraître (janvier 2021).

(12) Sébastien Abis, Matthieu Brun, L’Europe doit être un échelon de notre souveraineté alimentaire, La France Agricole, mai 2020.

(13) Interview de Julien Denormandie dans le journal L’Opinion, 30 septembre 2020.

En partenariat avec :

Légende de la photo en première page : Si la France reste une grande puissance agricole qui doit profiter de la très grande diversité de ses productions, elle est aujourd’hui concurrencée — en particulier dans le domaine des céréales par la Russie et l’Ukraine — sur les marchés internationaux. Face à des pays qui ont des stratégies de puissance et de rayonnement sur les questions agricoles et alimentaires, les pouvoirs publics et les acteurs privés doivent travailler étroitement pour que la France demeure compétitive et continue de contribuer aux équilibres alimentaires mondiaux. (© France Diplomatie)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°59, « Géopolitique de la France », Décembre 2020 – Janvier 2021.

À propos de l'auteur

Sébastien Abis

Directeur du Club DEMETER et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), enseignant à l’Université catholique de Lille et à l’école d’ingénieurs JUNIA (Lille), chroniqueur et auteur.

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