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2014 – 2020 : la Libye en lambeaux

De 2014 à juin 2020, les ingérences étrangères ont entraîné la Libye, affaiblie par dix années d’instabilité politique, dans une spirale de violence que même la crise économique, la détérioration des conditions de vie et la pandémie de COVID-19 n’ont pas pu stopper. Les avancées du processus de paix à l’automne 2020 le pourront-elles ? Rien n’est moins sûr.

La Libye, par sa position géographique au carrefour de l’Europe, de l’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient et ses ressources en hydrocarbures, revêt un intérêt stratégique. La chute du régime de Mouammar Kadhafi en octobre 2011, précipitée par l’intervention des forces de l’OTAN et des États arabes coalisés [voir chronologie], a révélé l’absence de structure étatique. Elle a ravivé les tensions entre acteurs locaux et aiguisé les appétits et rivalités des puissances régionales. Le jeu de ces puissances — Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Égypte, Turquie et Qatar — accentue les fractures au sein de la société libyenne. Entre 2014 et 2019, les espoirs de résolution du conflit sont éloignés alors même que la dimension internationale du conflit s’amplifiait.

État des lieux depuis la guerre civile de 2014

La Libye est fracturée politiquement en de nombreux centres de pouvoir. De ces divisions émergent deux camps distincts, l’un en Tripolitaine, l’autre en Cyrénaïque. Cette fracture apparaît en 2014, au cours de la seconde guerre civile qui oppose la coalition Karama (« Dignité ») menée par l’Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar à Fajr Libya (« Aube de la Libye »). La coalition Karama réunit des groupes armés originaires pour la plupart de Cyrénaïque et des combattants tchadiens et soudanais. Elle est soutenue politiquement par le gouvernement intérimaire d’Al-Bayda et la Chambre des représentants siégeant à Tobrouk [contraints à l’exil après le refus du gouvernement et du parlement de Tripoli de reconnaître les résultats des élections législatives de 2014]. Elle reçoit le soutien capacitaire, financier et diplomatique des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite, de l’Égypte et de la France. Face à elle se trouve la coalition Fajr Libya, pendant armé du Gouvernement de salut national situé à Tripoli et ses alliés à Benghazi [remplacé en mars 2016 par le Gouvernement d’union nationale (GUN) — seul reconnu par les Nations Unies… avec le soutien de la France]. Le gouvernement de Tripoli, soutenu par la Turquie, le Qatar et le Soudan, a également recours aux services de combattants étrangers (1). En mai 2014, la guerre civile éclate dans un premier temps à Benghazi, opposant l’ANL et les groupes armés islamistes et salafistes-djihadistes (Ansar Al-Sharia, État islamique, Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi, etc.). À cette époque, le désordre règne à Benghazi où des groupes criminels assassinent impunément des officiels. Ces combats opposent anciennes et nouvelles élites. À cette dimension s’ajoute la lutte entre opposants et partisans islamistes — instillée par le contexte régional (renversement de Mohamed Morsi en Égypte en 2013) et exacerbée par les rivalités idéologiques entre le Qatar et les Émirats arabes unis.

En juillet-août 2014, le conflit se déplace vers Tripoli, entraînant une hausse sans précédent de la militarisation et des violences. Des groupes armés, alliés à l’ANL et originaires de Zintan, affrontent les forces de Misrata et de Tripoli appartenant à la coalition Fajr Libya pour le contrôle de la capitale, dont notamment l’aéroport international situé au sud. Les groupes armés pro-ANL sont expulsés et une redistribution des territoires et des postes au sein des administrations s’opère au profit des vainqueurs (2).

L’échec de cette campagne met un terme de manière temporaire à l’ambition de Khalifa Haftar de prendre le contrôle de la capitale et scinde le pays en deux. Les forces de l’ANL poursuivent leurs opérations contre les groupes armés en Cyrénaïque, à Benghazi et à Derna. À Tripoli, l’absence de l’ennemi commun — l’ANL — laisse apparaître des fissures au sein de la coalition Fajr Libya. Certains groupes se positionnent en faveur d’un gouvernement national et soutiennent ainsi les négociations des Nations Unies. En décembre 2015, le GUN est formé à l’issue des « accords de Skhirat » sans que des arrangements sécuritaires soient entrepris pour faciliter son installation à Tripoli. En mars 2016, l’arrivée du gouvernement intervient dans un climat de vives tensions et avec le seul soutien des Forces spéciales de dissuasion Rada (SDF) et de la brigade Nawasi qui contrôlaient respectivement l’aéroport de Mitiga et la base navale d’Abou Sitta. La présence de deux gouvernements dans la capitale entraîne des luttes de pouvoir entre les groupes armés. En 2017, le GUN y consolide sa présence et expulse son opposant grâce au soutien du cartel armé constitué des SDF, de Nawasi, de la Brigade des révolutionnaires de Tripoli (TRB) et de la Force centrale de sécurité d’Abou Salim. Depuis, Tripoli a connu des périodes d’affrontements entre groupes armés, mafieux et terroristes, comme celle de 2018 entre groupes originaires de la capitale, Tadjourah et Tarhounah.

Tandis que le GUN peine à asseoir son autorité, les forces de l’ANL progressent dans la conquête de la Cyrénaïque. Benghazi est libérée fin 2017 et le dernier bastion islamiste à Derna passe sous le contrôle de l’ANL en 2018, ce qui permet à Khalifa Haftar de réorienter ses forces vers le Fezzan avant l’opération contre Tripoli. La campagne dans le Fezzan a pour objectif de détruire les cellules de l’État islamique, refugié dans le Sud depuis son expulsion de Syrte en décembre 2016, et de rallier les villes et groupes armés du Sud à l’opération contre Tripoli. Ainsi, Khalifa Haftar se positionne vis-à-vis de ses parrains comme le seul acteur libyen en mesure de lutter contre le terrorisme et de contrôler les ressources en hydrocarbures du pays, situées en majeure partie dans le Fezzan et le « croissant pétrolier ».

L’équilibre fragile prévalant en Tripolitaine et les succès militaires de l’ANL en Cyrénaïque et au Fezzan annoncent la campagne militaire contre Tripoli. Ainsi, le conflit de 2014 préfigure l’intervention de 2019 avec toutefois une variable majeure : les modes d’intervention plus létaux et directs utilisés par la Turquie et les Émirats arabes unis depuis 2019.

Une trêve politique avant la reprise de la bataille ?

En effet, le 4 avril 2019, Khalifa Haftar lance son offensive contre Tripoli, avec le soutien des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite et avec le feu vert implicite des États-Unis, dans l’objectif de prendre le contrôle de la capitale et d’en expulser les groupes armés. Très vite, la campagne s’enlise dans les banlieues sud de Tripoli. L’intervention brutale du maréchal Haftar a eu pour effet de fédérer les groupes armés autour de la cause de Tripoli — qui en temps normal se déchirent pour le contrôle des ressources de la capitale. Malgré le soutien aérien des Émirats (drones Wing Loong et avions de combat), le soutien logistique et matériel de l’Égypte et de la Jordanie, et la présence du groupe de mercenaires russes Wagner, l’ANL perd peu à peu pied en Tripolitaine. La bascule s’opère avec la montée en puissance de la Turquie auprès du gouvernement de Tripoli. En avril-mai 2020, le recours aux drones turcs et l’envoi de systèmes de guerre électronique et antiaériens permettent au GUN d’étendre son contrôle en Tripolitaine. Le renversement du rapport de force au profit de la coalition GUN/Turquie conduit au retrait forcé de l’ANL. Depuis, la ligne de front s’est déplacée le long de l’axe Syrte-Joufra avec le renforcement des capacités militaires des deux camps rivaux. Les combats opposant le GUN et l’ANL sont néanmoins à l’arrêt depuis le mois de juin. Intervient alors la réactivation du processus politique que la perspective d’un nouvel affrontement a certainement contribué à relancer.

Ainsi, le 16 septembre 2020, le Premier ministre du GUN, Fayez el-Sarraj, faisait part de sa volonté de démissionner de ses fonctions et « de confier ses prérogatives à la prochaine autorité exécutive » d’ici à la fin du mois d’octobre (3). Cette déclaration faisait écho à la déclaration du GUN (Ouest) et de la Chambre des représentants (Est) annonçant un cessez-le-feu le 21 août, encouragé par les États-Unis, l’Allemagne et l’Égypte. Elle peut également être interprétée comme un moyen pour le GUN de reprendre la main dans le processus politique face aux ambitions de la Turquie. Ce départ s’inscrit également dans le cadre des discussions organisées notamment au Maroc, en Égypte et en Suisse au mois de septembre concernant la nomination d’officiels et la tenue d’élections prévues dans 18 mois.

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