Magazine Diplomatie

2014 – 2020 : la Libye en lambeaux

De fait, depuis la seconde guerre civile, les initiatives politiques se succèdent sans jamais aboutir. Les actions unilatérales des pays européens, l’intervention officieuse de la Russie et le désengagement américain expliquent pour partie l’enlisement de la situation politique. À ce propos, Ghassan Salamé, ex-représentant spécial des Nations Unies pour la Libye (juin 2017-mars 2020), exprimait après sa démission sa « colère » et son inquiétude face à « l’état du multilatéralisme et de la coopération internationale » et dénonçait « l’hypocrisie » des membres du Conseil de sécurité ayant discrédité les efforts de médiation en Libye (4).

La révolte d’une société exsangue

L’accord des parties rivales libyennes pour s’asseoir à la table des négociations n’est pas seulement le fruit de l’impasse militaire. Il s’inscrit également dans le contexte de vives tensions politiques, sociales, économiques et de l’irruption de cas de COVID-19 en Libye.

Le 23 août — soit quelques jours après l’annonce du cessez-le-feu —, des manifestations éclatent dans les principales villes de Tripolitaine, dont Tripoli, Misrata et Zawiyah, avant de s’étendre au Fezzan (Sebha et Oubari) et à la Cyrénaïque (Benghazi, Tobrouk, Al-Marj). Le mouvement Harak Al-Shabab [mouvement de la jeunesse], à l’origine des rassemblements, dénonce l’inaction des autorités à l’Est et à l’Ouest face à la détérioration des conditions de vie (coupures d’électricité et d’eau, crise de liquidité, etc.) et la complaisance des autorités à l’égard des comportements de prédation des groupes armés et de la classe politique. La spoliation des ressources étatiques est une pratique qui s’est enracinée depuis la révolution dans l’Est comme dans l’Ouest. Elle est particulièrement visible à Tripoli qui rassemble les principales institutions politiques et financières du pays. Là-bas comme à Benghazi et à Al-Marj, les groupes armés qui officient comme force de sécurité répriment violemment les manifestations et procèdent à des arrestations arbitraires (5).

L’émergence d’une jeune génération protestataire témoigne d’un « ras-le-bol » sans précédent depuis les manifestations de 2013 à Tripoli. L’ampleur de la contestation peut susciter une course à la récupération politique du mouvement. Le procureur général de Tripoli a procédé à l’arrestation d’officiels pour des faits de corruption. En Tripolitaine, les mouvements contestataires ont révélé les luttes de pouvoir au sein du GUN avec le renvoi puis le retour du ministre de l’Intérieur, Fathi Bashagha, originaire de Misrata. En Cyrénaïque, les manifestations font écho à celles de Tripoli et ont conduit le gouvernement intérimaire à soumettre sa démission. L’influence de Khalifa Haftar, a contrario, apparaît comme renforcée, le maréchal ayant apporté son soutien aux manifestants. Ces incidents sont donc révélateurs de la fragilité des coalitions politico-militaires, dans l’Est comme dans l’Ouest, et des luttes d’influences. Les manifestations pourraient entraîner un retour des hostilités entre les deux camps afin de détourner l’attention de la population.

<strong>Territoire libyen : richesses et divisions</strong>

Le pétrole : nouvel enjeu de confrontation ?

La question du redémarrage de la production d’hydrocarbures cristallise les tensions politiques depuis l’arrêt des combats en juin 2020. Pour mémoire, le secteur contribue au revenu de la Libye à hauteur de 90 %. Depuis le début du conflit, le contrôle des sites d’hydrocarbures — au même titre que celui d’autres infrastructures — est utilisé comme levier par les acteurs libyens pour servir leur programme politique. Le point de discorde porte sur la distribution des revenus — jugée inégale en Cyrénaïque — et la gestion des actifs par des institutions financières dédoublées lors de la crise de 2014. Au mois de septembre, cette question de la redistribution refait surface. Elle fait suite à l’accord de principe — vivement critiqué en Tripolitaine — entre le vice-Premier ministre du GUN, Ahmed Miitig, et Khaled Haftar, mandaté par son père. L’accord met un terme de manière temporaire et partielle au blocus exercé par l’ANL depuis janvier 2020. Pour ce faire, il prévoit la création d’un comité chargé de superviser la distribution des ressources. À la suite de cette rencontre, la Compagnie nationale de pétrole (NOC) lève progressivement le statut de force majeure (arrêt de production) sur les sites, y compris sur ceux abritant des mercenaires dont la présence est décriée. En effet, on notera que le maréchal Haftar doit composer avec un électron libre : la présence de Wagner dans la région. Le blocus a fortement réduit la capacité des autorités à répondre à la dégradation des conditions de vie et à la pandémie de COVID-19.

L’accord politique entre Ahmed Miitig et Khalifa Haftar, supervisé par la Russie, s’il venait à se concrétiser, permettrait, d’une part, de fédérer les acteurs libyens et internationaux et, d’autre part, de relancer les négociations politiques autour d’un élément catalyseur du conflit. À condition que les acteurs libyens s’accordent sur la réunification et la répartition des ressources. Le contrôle exercé par Khalifa Haftar sur les réserves dans le golfe de Syrte conforte son rôle dans le processus politique malgré l’échec de sa campagne militaire (6). Ainsi, le maréchal pourrait instrumentaliser la manne pétrolière dans les négociations militaires en cours. Un autre obstacle tient à l’absence des représentants des institutions financières lors de la rencontre. Cette levée totale du statut de force majeure est essentielle afin de répondre à la crise économique et sociale et de s’atteler à résorber la dette substantielle liée au financement de la guerre et à la crise de liquidités engendrée par le blocus pétrolier.

Le règne des groupes armés et la persistance de la menace terroriste

Le pouvoir des gouvernements libyens s’appuie sur une multitude de factions armées constituées en 2011 ainsi que sur le système tribo-clanique local. Depuis la révolution, de nombreux groupes armés se sont démobilisés tandis que d’autres ont vu leur influence grandir à la faveur des luttes de pouvoir et de la guerre civile de 2014. Ces groupes qui assurent la sécurité tirent leur influence de la communauté, de la tribu ou du quartier dont ils sont issus, mais également de parrains extérieurs. Parmi ces groupes, ceux d’obédience madkhaliste — un courant salafiste — ont vu leur influence croître, notamment dans la capitale ainsi que dans les rangs de l’ANL (7). Leurs revenus proviennent, selon leur localisation, du contrôle des institutions étatiques sur leur « territoire » — ce qui explique les affrontements récurrents dans la capitale —, de leur intégration aux forces de sécurité, du racket et de la pratique de fraudes et trafics en tout genre (8). La diminution des ressources, notamment étatiques, a contraint ces groupes armés et criminels à se diversifier : taxation des commerces, kidnappings, contrôle du secteur bancaire, etc. La lutte pour ces nouvelles ressources a contribué à la dégradation des conditions de vie des Libyens et des migrants, devenus otages de ces rivalités. En septembre, le ministère de la Défense ordonnait la dissolution du groupe Al-Daman après des combats armés survenus dans la banlieue de Tadjourah. Les incidents de ce type se multiplient lorsqu’une plus grande menace tend à se dissiper (affrontements contre l’ANL, heurts à Tarhounah (9), etc.). En Cyrénaïque, des groupes armés agissent également en toute impunité.

Malgré l’expulsion en décembre 2016 de l’organisation État islamique de son fief de Syrte, la menace terroriste persiste. Si ses capacités de nuisance ont été fortement dégradées par les frappes américaines et les opérations de contre-terrorisme des forces libyennes, l’organisation, tirant parti des luttes de pouvoir et de la porosité des frontières, aurait reconstitué ses effectifs et réseaux dans le Fezzan, comme l’attestent les nombreuses opérations visant des cellules dans la région. Depuis son expulsion de Syrte, l’organisation a mené des attaques d’ampleur contre des symboles institutionnels et des officiels ainsi que contre des cibles de second ordre dans le Fezzan (10) et en Cyrénaïque. Fin septembre, l’ANL aurait ainsi tué plusieurs combattants et l’émir de l’organisation lors d’une opération à Sebha.
COVID-19, le dernier fléau

En septembre, la représentante par intérim des Nations Unies en Libye, Stephanie Williams, avertissait le Conseil de sécurité du tournant décisif que prenait la situation en Libye en raison du soutien des parrains régionaux et de la pandémie de COVID-19, le dernier fléau en date venu s’abattre sur le pays. À la fin du mois d’octobre, on y comptabilisait 58 874 cas, dont 25 089 cas actifs, et 823 morts (11). Les cas de transmission ont été enregistrés dans les principales villes libyennes (Sebha, Tripoli, Benghazi, etc.). Les chiffres avancés sont certainement en dessous de la réalité en raison des pénuries de tests de dépistage et des carences des infrastructures de santé. La pression sanitaire qui s’exerce sur le système hospitalier s’ajoute à l’insécurité à laquelle est confronté le personnel médical et à la déliquescence des infrastructures, mises à rude épreuve au cours des affrontements successifs. La pandémie a eu un effet dévastateur sur l’économie, et en particulier sur le secteur énergétique. Elle a également permis aux puissances étrangères d’avancer leurs pions en déployant des systèmes d’armes et des mercenaires au profit de leurs protégés respectifs.

La campagne de Tripoli a démontré qu’aucune des parties prenantes, malgré le soutien de ses parrains, n’était en mesure de défaire militairement l’autre. Depuis l’impasse de l’option militaire, une partition de facto s’est matérialisée au niveau du verrou stratégique de Syrte. Cette situation pourrait perdurer si les termes du cessez-le-feu, ratifié le 23 octobre dernier, ne sont pas respectés, tels que le retrait de « tous les mercenaires et combattants étrangers […] dans un délai maximum de trois mois » (12).

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