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Kill ratio « Barkhane ». De l’usure réciproque de la France et des organisations djihadistes dans la guerre au Sahel

La France est en guerre au Sahel contre plusieurs organisations djihadistes désignées comme ennemies. Avec son corps expéditionnaire, baptisé actuellement « opération Barkhane », elle a peu de prise sur les causes profondes de l’existence de ces groupes et ne s’attaque véritablement qu’à leurs armées. De leur côté, les organisations djihadistes, État islamique au Grand Sahara (EIGS) ou coalition du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), ne peuvent pas vaincre la France sur le champ de bataille, mais peuvent l’obliger à renoncer à son action.

Les objectifs différents des forces en présence aboutissent à des stratégies d’usure identiques visant à éliminer le maximum de combattants adverses. D’un côté, les groupes armés ne disposent chacun que de quelques centaines de combattants et, par effet d’échelle, la destruction d’un petit nombre d’entre eux est un coup dur. De l’autre côté, la France est infiniment plus puissante, mais elle tient aussi beaucoup plus à la vie de chacun de ses soldats et chaque perte y est également perçue comme un coup dur. Dans ces conditions, quand tuer un seul combattant ennemi a un impact stratégique, la stratégie se résume vite à tuer.

De l’importance politique des morts

Du côté des groupes djihadistes, le centre de gravité de l’ennemi est le taux d’approbation français à l’engagement militaire au Sahel, qu’il s’agit de faire descendre au-­dessous de 50 %. En effet, au-­dessous de ce seuil, le retrait devient un slogan de l’opposition politique et un thème de campagne électorale. Infliger des pertes est le moyen le plus simple, peut-être le seul, qui leur est offert pour atteindre cet objectif.

Ces pertes n’ont cependant pas la même valeur politique dans le temps. En règle générale, une opération extérieure passe par une première phase d’acceptation. La mort d’un soldat est tragique, mais on peut constater qu’elle n’est pas survenue pour rien. C’est typiquement le cas de l’opération « Serval » au Mali de janvier à avril 2013. Six soldats français tombent, mais les Français peuvent voir le bilan important qui accompagne chacun de ces sacrifices : l’offensive djihadiste stoppée, la libération des villes de Gao, Tombouctou et Kidal, la destruction des bases. On a le sentiment que chaque sacrifice, aussi cruel soit-il, permet d’avancer vers la victoire.

Dans un deuxième temps, si l’opération dure, le doute peut commencer à s’installer, surtout si, comme dans le cas de « Barkhane », qui a succédé à « Serval » le 1er août 2014, les bilans associés aux combats sont plus réduits et flous. La balance gain/sacrifice tend à s’équilibrer au fur et à mesure que le doute s’installe. L’argument de la continuation pour que les sacrifices précédents n’aient pas été vains commence à apparaître. Lorsque domine enfin la perception qu’effectivement les soldats tombent pour rien ou pour un bilan négatif, le retrait est alors irrévocable et généralement rapide.

Ce processus d’usure peut accélérer considérablement avec le nombre de soldats tués en un seul combat. Un seul soldat qui tombe fait l’objet d’un communiqué. De deux à trois, l’évènement suscite des articles et des débats dans les médias. À partir de quatre, l’enjeu devient clairement politique, les armées peuvent être remises en cause sur la conduite de l’opération et le chef des armées appelé à se prononcer sur leur sens. À partir de dix, c’est une crise majeure qui impose une inflexion forte.

Tout engagement militaire français vise à freiner ce processus et surtout à éviter les « évènements ». Dans les faits, cela équivaut souvent à réduire la prise de risques au profit de la protection, par la fortification ou le blindage accru des soldats comme des engins, mais aussi par l’action à distance de sécurité. Ces précautions présentent cependant souvent l’inconvénient de réduire l’efficacité contre l’ennemi, en se coupant de la population locale par exemple, voire en transférant sur elle une partie du risque par l’emploi des feux à distance.

Car il est une autre catégorie de pertes qui influe grandement aussi sur le processus de retrait, cette fois surtout par le rejet de la population locale. La logique des « dommages collatéraux » est alors sensiblement la même que pour les pertes de soldats. On s’impose donc un autre ensemble de précautions nécessaires, mais qui sont autant de nouvelles contraintes qui réduisent l’efficacité sur un ennemi qui tend à se confondre avec son milieu humain.

Une analyse opérationnelle des pertes

D’un point de vue défensif, l’engagement militaire français au Sahel est plutôt bien géré puisque le taux d’approbation ne diminue que de 1 % par an et reste au-dessus de 50 %. Les dommages collatéraux, de fait inévitables sur la durée, sont très limités et l’on a à ce jour (septembre 2020) évité les catastrophes. Les pertes des forces françaises de leur côté s’élèvent au total à 50 soldats tombés depuis janvier 2013, dont 39 au combat (1).

Ces pertes peuvent être regroupées en quatre périodes correspondant à autant de phases d’activité : la phase d’intervention de « Serval », avec quatre soldats perdus de janvier à avril 2013. Suit une longue période qui va jusqu’au 25 novembre 2019 où ces pertes sont très étalées dans le temps avec un homme tué tous les trois mois en moyenne, souvent par accident, et avec peu de pertes groupées, le maximum étant de trois d’un « coup » le 12 avril 2016. Il y a ensuite l’« évènement » du 25 novembre 2019, lorsque 13 hommes tombent au cours d’un accident d’hélicoptères, soit autant en une seule journée que de 2014 à 2016. La quatrième phase a commencé avec le renforcement des moyens de l’opération « Barkhane » et un surcroît d’activité. Cinq soldats ont été tués au combat depuis le début de l’année 2020, soit un taux proche de celui des premiers mois de « Serval ».

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