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L’année de l’épée : le génocide assyro-chaldéen sous l’Empire ottoman (1915-1918)

Jamais à l’abri de persécutions séculaires, appartenant principalement à l’Église de l’Orient (dans ses deux branches chaldéenne et assyrienne dite nestorienne) et à l’Église syriaque (dans ses deux rameaux syriaque orthodoxe, dit jacobite, et catholique), ils eurent à subir les outrages et les avanies des Romains, des Grecs, des Persans, et aussi des Byzantins, des Mongols, des Turcs et de bien d’autres conquérants. Sous le pouvoir arabo-musulman, ils ont été traités comme des citoyens de seconde zone, leur vie vacillant entre coexistence et persécution.

Événements précurseurs et signes avant-coureurs

Pour comprendre 1915-1918, il faut remonter à 1907, en examinant l’évolution de l’Empire ottoman et son déclin progressif. À partir de cette année-là, les Turcs commencèrent à se mêler de la politique de l’Iran, avec des ambitions territoriales déclarées sur la région de l’Azerbaïdjan, aidés par les Kurdes qui agissaient comme leurs agents et se chargeaient du pillage des villages. Les Turcs contestaient le tracé de la frontière et revendiquaient ces montagnes et, plus encore, visaient la plaine jusqu’au lac d’Ourmia. Face à ces attaques, les autorités persanes, elles, se montraient impuissantes. Des invasions turco-kurdes dévastèrent ainsi en 1907-1908 des villages chrétiens des montagnes d’Iran comme Mavana, habité par plus de 1000 Assyro-Chaldéens, ce qui provoqua un exode vers la ville d’Ourmia. William A. Shedd, missionnaire presbytérien américain à Ourmia, écrivait en 1916 : « Les Turcs occupaient en 1906 une bande de territoire le long de la frontière perse s’étendant depuis Soujboulak au sud-ouest jusqu’à Khoï à l’ouest. »

Avec la révolution des Jeunes-Turcs (1908-1909), qui mit fin au règne du despote, le sultan Abdel-Hamid, et qui fut accueillie à ses débuts avec espoir par les communautés chrétiennes, les Assyro-Chaldéens n’ont pratiquement rien perçu de positif, car elle a vite laissé la place à un nationalisme aigu. Il faut dire que les guerres balkaniques (1911-1912) et le démembrement progressif de l’Empire ottoman en Europe — commencé en 1878, voire avant — firent irrémédiablement pencher le pays vers le panturquisme et le panislamisme. Le pouvoir turco-ottoman était aveuglé par un nationalisme de conquête (panturquisme) à caractère exclusif, un État autoritaire et hypercentralisé, hostile aux autonomies locales et réfractaire aux réformes, soupçonneux de toute manifestation d’aspiration à la liberté des nationalités et religions qui composaient alors la Turquie. Cette politique était attisée par le panislamisme et le fanatisme religieux. Les chrétiens étaient considérés comme des infidèles (kafer).

Le 9 septembre 1914, le gouvernement turc abolit unilatéralement le régime des Capitulations (3), ouvrant la voie à l’arbitraire pour les non-musulmans qui craignaient un appel au djihad (4). Alors que la guerre n’était pas encore officiellement déclarée, des massacres eurent lieu notamment à Bachkalé (caza d’Albaq) et dans les districts de Gavar et de Shemsdinan, situés au nord-ouest du sandjak de Hakkari, toujours vers la frontière turco-persane.

Déterminée à entrer en guerre, la Turquie s’allia aux Puissances centrales (Allemagne et Autriche-Hongrie) contre la Russie, la France et l’Angleterre. Les négociations avec l’Allemagne aboutirent à la signature d’un accord d’alliance le 2 août 1914. Les Assyriens furent alors extrêmement choqués de voir l’Allemagne soutenir la Turquie et appuyer son appel au djihad, alors que ses missionnaires géraient dans la région des écoles et des orphelinats en leur faveur (5).

« […] Quand, au mois de novembre, la guerre fut déclarée officiellement, le mot d’ordre fut donné aux Kurdes, la Guerre sainte fut proclamée, et on commença les massacres et les rapines, notamment à Albaq, près Bachkalé (6) », écrit le consul de Russie à Ourmia, Basile Nikitine. Quelques semaines plus tard, en janvier 1915, après le retrait momentané (24 décembre 1914) des troupes russes qui occupaient la province persane d’Azerbaïdjan et celle de Van, l’arrivée en nombre de réfugiés, paralysés par la peur, en provenance du Bohtan et du Hakkari, dans les plaines d’Ourmia et de Salamas révéla cette tragédie au grand jour. Yonan Shahbaz, témoin oculaire, rapporta que, chaque nuit, il entendait des fusillades continues (7). Commentant ces drames, il affirma que ces agressions étaient délibérément planifiées et organisées par les Turcs dans le but de chasser les Russes et de prendre possession de l’Azerbaïdjan iranien. Cette question était loin d’être ignorée. Entre 1915 et 1925, c’était au contraire une affaire internationale. On savait quasiment tout et ces massacres furent en leur temps dénoncés par les plus hautes autorités religieuses et politiques, et couverts par la presse internationale (voir infra).

Les massacres de 1915-1918 et l’ethnocide

De janvier à novembre 1915, embrassant plusieurs fronts, les massacres eurent lieu sur une vaste échelle. Partant d’Ourmia-Salamas, dans le Nord-Ouest de l’Iran, ils se déroulèrent en maintes phases, dévastant le Hakkari dans la province de Van, s’étendant à celle de Diarbékir, aux villes de Mardin, Nisibe, Bitlis, Séert, Midyat, à la région de Tour Abdin, Kharpout, Malatia, Ourfa, Adana, Bohtan, à la ville de Djéziré et à d’autres endroits d’Anatolie orientale. Sous la conduite du vali (gouverneur général) turc de Van, Djevdet pacha, beau-frère d’Enver, commandant en chef des troupes de la frontière turco-persane, les exactions commencèrent début janvier 1915 dans la région iranienne de Salamas et d’Ourmia, où des dizaines de villages assyro-chaldéens seront ravagés : Khosrava, Pataver, Goetapa, Ada, Gulpashan, Sopurghan, ainsi que dans les villes.

Sœur Marie Guillou, des Filles de la charité, a dressé, le 7 avril 1919, un inventaire (neuf pages) de la maison de sa congrégation à Khosrava, en Perse, comparant avec ce que les sœurs avaient laissé avant le pillage, quand elles durent tout quitter lors de l’invasion turco-kurde, le 5 janvier 1915. Tout a été saccagé et vandalisé, écrivait-elle : chapelle, dortoirs, dortoirs des orphelines et hôpital, chambres de communauté, appartements, cuisine, denrées, réserves dans la cave murée, réfectoire, lingerie, vestiaire des orphelines, bibliothèque (8).

À propos de l'auteur

Joseph Yacoub

Professeur honoraire en sciences politiques à l’Université catholique de Lyon, premier titulaire de la chaire UNESCO « Mémoire, cultures et interculturalité », spécialiste des minorités dans le monde, des droits de l’homme et des chrétiens d’Orient, assyro-chaldéen d’origine (1).

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