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L’année de l’épée : le génocide assyro-chaldéen sous l’Empire ottoman (1915-1918)

Après 1915, la tragédie continua en 1918. Des événements majeurs se sont produits, derechef en Azerbaïdjan iranien et sur les mêmes lieux qu’en 1915, car, après le retrait définitif des troupes russes du front turco-persan en décembre 1917 — à la suite de la Révolution bolchevique —, cette province était tombée aux mains des Turcs en avril 1918, avec l’aide des Kurdes et l’appui de groupes persans, qui en ont profité pour perpétrer de nouveaux massacres (9).

Les protagonistes des massacres poursuivaient un dessein qui visait, selon des objectifs arrêtés, à homogénéiser l’Empire et à turquifier le pays. Nous possédons à ce sujet une documentation riche, puisée aux sources les plus autorisées et dignes de foi, issues de personnalités reconnues pour leur moralité et leur intégrité (voir encadré). Les faits sont relatés en une multitude de langues, parfois au jour le jour, voire localité par localité. Il en ressort une condamnation nette des actions du gouvernement turc et des autorités régionales et locales respectives. De plus, les documents révèlent que ces massacres furent des actes systématiquement préparés, froidement combinés et concertés par les autorités turco-ottomanes. Autrement dit, il ne s’agit en aucune manière d’individus isolés ou incontrôlés.

Ce génocide physique et cette spoliation des terres et des biens se sont accompagnés d’atteintes graves à l’héritage culturel. Des monuments historiques furent détruits et laissés à l’abandon, des églises profanées et des écoles démolies. Des bibliothèques contenant des livres rares et de riches manuscrits ont été dilapidées, comme celles du diocèse chaldéen de Séert, des villages des districts de Salamas et d’Ourmia ou encore des monastères syriaques de Tour Abdin. Le Hakkari, dont des manuscrits furent ensevelis lors de l’exode, comptait plus de 200 églises, dont les plus anciennes remontent au IVe siècle. Les Assyro-Chaldéens se sont vus ainsi dépossédés d’une grande partie de leurs lieux de mémoire et de leur culture. En tout, plus de 400 églises et couvents ont été ruinés, dont 156 syriaques orthodoxes. Par le biais de cette politique lugubre, on a cherché à détruire l’héritage culturel d’un peuple. C’est ce que les ethnologues appellent un ethnocide.

Les massacres dans la presse internationale

L’alerte a été donnée. Plusieurs journaux français ont rendu compte des massacres de 1915 et 1918. En 1916, des appels ont été lancés pour venir en aide aux Assyro-Chaldéens massacrés. La Croix titrait le 19 avril 1916 : « Massacres de chrétiens en Turquie et en Perse ». Le 27 mars 1917, un autre appel paraissait dans le même quotidien. Il s’agissait d’une lettre adressée au cardinal archevêque de Paris, Léon-Adolphe Amette, par Mgr Jacques-Eugène Manna, évêque chaldéen du diocèse de Van, suivie de la réponse du cardinal. Le 21 juin 1916, Le Journal publiait un reportage, « Le Journal en Arménie. Deux millions de cadavres ! », signé par Henry Barby, qui décrivait des massacres conçus et ordonnés et dans lequel il évoquait aussi les Assyro-Chaldéens. La Semaine religieuse de Paris alertait le 16 juillet 1921 sur les persécutions de juillet 1918 en Perse.

La presse américaine, notamment le New York Times, mettait l’accent sur le besoin urgent d’aide humanitaire pour les rescapés, dès avril 1915. On y lisait des lettres de missionnaires presbytériens qui étaient présents sur les lieux, tel William A. Shedd, précédemment cité. Les journaux anglais, eux, titraient également sur les massacres en Perse et l’hécatombe des nestoriens, comme The Guardian et le Times de Londres en octobre et novembre 1915.

Les hiérarchies religieuses et politiques assyro-chaldéennes s’investirent beaucoup auprès des chancelleries européennes dès la fin de la Première guerre mondiale, et de nombreux délégués se présentèrent à Paris lors de la Conférence de la paix en 1919. Le patriarche chaldéen Emmanuel II Thomas envoya début 1919, à la fois au pape Benoît XV et aux autorités à Paris et à Londres, un rapport dense, accompagné de tableaux explicatifs, sur tout ce que sa communauté avait perdu durant la guerre. Dans une autre lettre du 6 juillet 1920 au même pape Benoît XV, il décrivit les malheurs de son peuple. Ephrem Barsoum, futur patriarche de l’Église syriaque orthodoxe, a lui aussi témoigné à Paris et à Londres sur les pertes subies par sa communauté. Comme à Londres, un comité de soutien fut créé aux États-Unis.

Parmi les nombreuses personnalités politiques et religieuses contactées et certaines rencontrées par ces hiérarchies, entre 1918 et 1923, nous pouvons mentionner : Stephen Pichon, Lord Curzon, Lloyd George, Alexandre Millerand, Raymond Poincaré, le pape Benoît XV, le cardinal Pietro Gasparri, Georges Clemenceau, Woodrow Wilson, Aristide Briand, l’archevêque de Canterbury Randall Davidson, Paul Deschanel, le cardinal Léon-Adolphe Amette et Mgr Alfred Baudrillart.

Quant à l’exode des Assyro-Chaldéens de Perse vers l’Irak, le 31 juillet 1918, il est décrit dans plusieurs documents, notamment dans un rapport de la Société des Nations (SDN, 1935).

Quelle a été la résonance de la tragédie ?

En ce début de XXIe siècle, qui s’accompagne d’un nouvel horizon, les descendants des rescapés du génocide prennent la parole en interpellant le monde politique. De nombreuses stèles ont été érigées en mémoire des victimes, en Australie, aux États-Unis, en Europe (Belgique, Suède, Pays-Bas, Ukraine…), avec l’appui des autorités régionales, et parfois nationales. En France, le département du Val-d’Oise, qui compte de nombreux Assyro-chaldéens, est parsemé de traces mémorielles, notamment dans la ville de Sarcelles.

Ce processus de reconnaissance et cette prise de conscience se sont nettement étendus, en lien avec les commémorations du centenaire du génocide arménien, en 2015. Ainsi, le Parlement arménien a voté à l’unanimité, le 24 mars 2015, une résolution condamnant les massacres perpétrés sous l’Empire ottoman contre des Assyriens et des Grecs. Quant au Parlement néerlandais, il a reconnu le génocide assyrien, grec et arménien le 9 avril 2015, à une forte majorité. Le pape François a, le 12 avril 2015, reconnu le génocide arménien, mais aussi syriaque, assyrien et chaldéen : « Notre humanité a vécu, le siècle dernier, trois grandes tragédies inouïes : la première est celle qui est généralement considérée comme “le premier génocide du XXe siècle” (Jean-Paul II et Karékin II, Déclaration commune, Etchmiadzin, 27 septembre 2001) ; elle a frappé votre peuple arménien — première nation chrétienne — avec les Syriens catholiques et orthodoxes, les Assyriens, les Chaldéens et les Grecs. Des évêques, des prêtres, des religieux, des femmes, des hommes, des personnes âgées et même des enfants et des malades sans défense ont été tués. »

À propos de l'auteur

Joseph Yacoub

Professeur honoraire en sciences politiques à l’Université catholique de Lyon, premier titulaire de la chaire UNESCO « Mémoire, cultures et interculturalité », spécialiste des minorités dans le monde, des droits de l’homme et des chrétiens d’Orient, assyro-chaldéen d’origine (1).

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