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Quelle stratégie spatiale pour la France ?

La place du spatial militaire a bien évolué : le commandement interarmées de l’espace est mis en place en 2010, il devient le commandement de l’espace en septembre 2019, et en 2020, l’armée de l’Air devient « de l’Air et de l’Espace ». Peut-on dire que la mue institutionnelle est achevée ? Qu’en est-il de la mue organisationnelle : quelles sont ses prochaines étapes ?

Michel Friedling : Le Commandement de l’espace (CDE) a été créé le 3 septembre 2019. Sa création s’inscrit dans le volet gouvernance de la feuille de route fixée par la Stratégie spatiale de défense de la France élaborée à la demande du président de la République sous la direction de madame Florence Parly, ministre des Armées, et publiée en juillet 2019. Les quatre axes de cette feuille de route sont une doctrine des opérations spatiales militaires, une nouvelle ambition capacitaire, une nouvelle gouvernance du spatial militaire avec précisément la création du CDE et la revisite de la relation du ministère des armées avec le CNES, et enfin le développement d’une expertise spatiale dans la défense par la constitution d’une filière d’expertise et de parcours professionnels attractifs.

La création du CDE permet d’améliorer l’efficacité opérationnelle, la cohérence, la visibilité et la simplicité de notre organisation spatiale militaire. Elle concentre l’expertise spatiale, rare au sein du ministère, dans une entité spécifique en lui confiant des responsabilités ainsi que les ressources nécessaires pour les exercer. Le CDE est à la fois un organisme interarmées et un commandement de l’armée de l’air. Il reçoit ses directives fonctionnelles du chef d’état-major des armées pour ce qui concerne les opérations et la politique spatiale militaire, c’est-à‑dire notamment la stratégie, les coopérations, les capacités, tandis que le chef d’état-­major de l’armée de l’Air et de l’Espace en exerce le commandement organique. Le CDE a pour mission de fédérer, coordonner et commander les moyens du spatial de défense, de conduire les opérations spatiales militaires sous l’autorité du chef d’état-­major des armées, et enfin de contribuer à la définition de la politique spatiale militaire et à sa mise en œuvre. À ce titre, le CDE identifie et exprime les besoins en capacités spatiales, et porte la cohérence du milieu spatial, sous l’autorité du CEMA responsable de l’organisation, des formats, des équilibres capacitaires et de l’engagement opérationnel des armées. La double subordination fonctionnelle et organique du Commandement de l’espace, ainsi que l’étendue de ses responsabilités, en fait incontestablement un « objet » singulier au sein du ministère. Ayant à la fois des responsabilités relevant de la politique spatiale militaire, des responsabilités opérationnelles et des responsabilités organiques, le CDE est un commandement « hybride » qui porte une forme originale de subsidiarité.

Enfin, le CDE porte l’expertise spatiale du ministère des armées, qu’il apporte au chef d’état-major des armées et à toute entité du ministère ou extérieure au ministère conformément à l’arrêté de création, sous l’autorité du CEMA et du CEMAAE qui porte la cohérence organique et la responsabilité de recruter, former et entraîner des experts et des combattants de l’espace. Il participe d’ailleurs à de nombreux travaux ou instances interministériels et internationaux où il porte la voix de la ministre et du CEMA.

Le CDE dispose d’une concentration et d’un croisement judicieux d’expertises techniques (SATCOM, écoute, observation, PNT, SSA, numérique, etc.) et métiers (doctrine, coopérations, droit, opérations, etc.) qui donnent une grande agilité et une grande efficacité à ses actions, toujours coordonnées avec la Direction générale de l’armement (DGA), les états-majors d’armée et sous l’autorité de l’état-­major des armées.

Pour répondre à votre question, je ne sais si l’on peut dire que la mue organisationnelle est achevée. Elle est probablement terminée, mais nous sommes encore dans une phase de transformation et de montée en puissance. Ce qui est certain, c’est que le CDE a pris toute sa place et la pleine mesure de ses responsabilités pour mettre en œuvre et incarner la Stratégie spatiale de défense voulue par le président de la République.

En une décennie, les lignes ont beaucoup bougé dans le spatial militaire : plusieurs États sont devenus des acteurs, et certains ont aussi basculé de la martialisation à l’arsenalisation. Quelle est votre analyse des rivalités et de la conflictualité dans le spatial à court et à moyen terme ?

La Stratégie spatiale de défense française de 2019 est fondée sur une analyse de l’environnement spatial, de ses risques, de ses menaces et de ses opportunités. En une vingtaine d’années, le paysage a fondamentalement évolué. La militarisation de l’espace est aussi ancienne que la conquête spatiale elle-­même. Des satellites à vocation militaire ont été très rapidement déployés pour des missions d’appui spatial aux opérations : communications, observation, écoute et alerte avancée. De fait, la dualité des technologies et de certains besoins a engendré une porosité de plus en plus marquée entre les efforts militaires des puissances spatiales et le secteur des activités spatiales commerciales, rendant illusoire toute idée de protéger l’espace contre sa militarisation.

Toutefois, nous sommes à présent régulièrement confrontés à des activités nouvelles « inamicales », voire hostiles. Les rivalités de puissance sur Terre se projettent hélas dans l’espace. C’est une réalité que nous n’aimons pas, mais à laquelle il faut faire face. Les modes d’action au sol ou dans l’espace sont de plus en plus variés (attaque cybernétique, brouillage électromagnétique, système à énergie dirigée, laser, éblouissement…) et constituent des axes privilégiés de développement futur, laissant entrevoir un risque d’escalade non maîtrisée. Certains États développent des capacités susceptibles de frapper les satellites adverses, de manière réversible ou irréversible. Parmi ces capacités, il y a évidemment les missiles antisatellites (ASAT), moyens cinétiques qui possèdent un grand pouvoir de destruction. Par ailleurs, la progression rapide des savoir-­faire en matière d’opérations de rendez-­vous et de proximité sur des objets non coopératifs peut créer une plus grande instabilité dans l’espace parce qu’il est difficile de distinguer une opération de proximité inoffensive d’une action potentiellement offensive et parfois difficilement attribuable, le moyen pouvant être dual, voire appartenir à un opérateur privé.

Face à ces développements, certains États consolident leurs postures diplomatiques afin de mieux jauger l’évolution et la définition des règles de régulation et d’occupation de l’espace, lesquelles sont devenues désormais un véritable enjeu en soi. Deux approches concurrentes se font aujourd’hui face : celle portée par la Russie avec le soutien de la Chine, visant à interdire les « armes dans l’espace » en contradiction avec leurs actions militaires et n’hésitant pas à instrumentaliser toute opposition dans une logique de désinformation. L’approche des pays occidentaux, et je dirais de la majorité des Nations aujourd’hui, est d’avancer sur la définition de comportements responsables dans l’espace visant à contrer les actions déstabilisatrices, tout en mettant l’accent sur la surveillance de l’espace, les moyens de défense et les coopérations pour agir en coalition si nécessaire le moment venu.

Guerre électronique, actions cyber, systèmes spatiaux cinétiques, attaques des bases terrestres, systèmes laser tirés depuis le sol… : les options de combat spatial ne manquent pas. Quelles sont les options privilégiées en France ? Faut-il disposer de l’ensemble du spectre des moyens ?

Protéger nos satellites et défendre dans l’espace nos intérêts spatiaux a un préalable fondamental : une connaissance de la situation spatiale permettant d’anticiper, de se prémunir et de mettre en œuvre de façon permanente et en temps réel une réaction proportionnée face à tout phénomène physique ou tentative d’acteur tiers pouvant entraver les capacités spatiales stratégiques ou d’intérêt stratégique. Il s’agit de ce que l’on appelle la « space domain awareness » dont la responsabilité a été confiée au CDE, et donc à l’armée de l’Air et de l’Espace. Dans ce domaine, la France dispose de moyens uniques en Europe développés par l’armée de l’Air dans les années 2000. Mais ces moyens sont aujourd’hui insuffisants compte tenu de l’évolution que j’ai décrite et des besoins en matière de précision, d’autonomie et d’exhaustivité. Nous travaillons ainsi résolument à l’acquisition de nouvelles capacités pour atteindre nos objectifs avant 2030.

Cela repose notamment sur la maîtrise de la donnée. En effet, compte tenu de son immensité, le milieu spatial est générateur de quantités phénoménales de données. Les objets spatiaux, dont le nombre croît de manière exponentielle, s’y déplacent en permanence et sont, pour certains, capables d’une vraie mobilité non prédictible dans l’espace. Si les besoins civils en matière de surveillance de l’espace et d’anticollision portent plus sur des objets képlériens prédictifs, les besoins militaires nécessitent la caractérisation de ces objets qui apparaissent là où on ne les attendait pas. Il faut être capable de reconstituer une trajectoire durant les semaines ou les mois précédents afin d’identifier l’origine d’un objet, son propriétaire, sa mission et de proposer une réponse adaptée. Idéalement, il faut être capable de retracer l’historique des objets spatiaux depuis leur lancement et leur mise en orbite. Cela suppose de recueillir, de traiter, de fusionner des données de natures diverses et d’origines variées, mais aussi de rejouer des situations et de simuler des scénarios pour apporter des réponses adaptées. Il y a là des enjeux cruciaux en matière de big data, d’intelligence artificielle, de capacité de calcul et de simulation. Nous y travaillons.

En matière d’action dans l’espace, l’objectif est de préserver notre liberté d’action dans le milieu spatial, dans le respect d’un usage pacifique de l’espace et en conformité avec le principe de légitime défense inscrit dans la charte des Nations unies. Il s’agit du concept de défense active qui vise à protéger nos intérêts et à décourager nos adversaires d’y porter atteinte. C’est dans ce cadre que nous travaillons activement à la mise en orbite dès 2023 du premier démonstrateur d’action dans l’espace, baptisé Yoda. Il s’agit d’un démonstrateur destiné à expérimenter les opérations en orbite géostationnaire. Yoda préfigurera une première capacité opérationnelle et sera une source d’enseignement majeur pour une pleine capacité. Ce démonstrateur nous permettra de tester différents types de charges utiles. L’objectif est de développer, avant 2030, une capacité pérenne nous permettant de détecter, d’identifier, mais aussi de protéger et, le cas échéant, d’agir dans le respect des engagements de la France pour garantir l’espace comme bien commun (res communis) et le maintenir durable et accessible à tous. En revanche, la France exclut totalement des actions qui pourraient générer des débris à longue durée de vie susceptibles de provoquer des collisions, comme celles réalisées par quelques pays.

Depuis de nombreuses années, la France s’est dotée de capacités spatiales militaires autonomes. Ces capacités ont largement contribué à faire de la France une puissance spatiale de premier plan. Face aux enjeux et à l’émergence de nouveaux acteurs spatiaux encouragés par les opportunités du New Space, pourriez-vous nous préciser quelle est la feuille de route du ministère en matière d’ambition et donc de développement capacitaire ?

La LPM prévoit un effort financier de 3,6 milliards d’euros sur le programme 146. En y ajoutant les crédits du programme 144 et d’autres attribués à l’occasion de la revue stratégique spatiale de 2018-2019, ce sont près de 5 milliards d’euros qui sont alloués au spatial militaire. Cet effort va permettre la mise en service de plusieurs capacités spatiales majeures durant la période de la LPM, comme les satellites de la Composante spatiale optique (CSO) dans le cadre du programme d’armement MUSIS (Multinational space-based imaging system). Le premier a été lancé en décembre 2018, le deuxième le 29 décembre dernier, depuis le centre spatial guyanais de Kourou. Le lancement de CSO‑3 est planifié en 2022. Au début du deuxième semestre 2021, ce sera au tour du système CERES (Capacité d’écoute et de renseignement électromagnétique spatiale) qui viendra remplacer ELISA. En matière de télécommunications, nous allons renouveler le cœur souverain de nos télécommunications sécurisées avec la mise en orbite de SYRACUSE 4A, également en 2021. En parallèle, les travaux de préparation des programmes IRIS et CELESTE appelés à remplacer CSO et CERES à l’horizon 2028 ont été lancés.

Nous avons enfin lancé les travaux du programme à effet majeur ARES (Action et résilience spatiale) décidé et annoncé par la ministre des Armées. Ce programme d’ensemble fédère tous les travaux consacrés à la maîtrise de l’espace, c’est-à‑dire la surveillance et les moyens défensifs. Le successeur du système GRAVES est en cours de définition. Une première capacité opérationnelle est prévue en 2023 et une pleine capacité est visée à l’horizon 2030. La rénovation des radars de trajectographie SATAM et le développement de capacités d’observation par télescopes s’ajouteront aux capacités de surveillance. J’ai déjà décrit nos actions pour développer des moyens de défense dans l’espace, je n’y reviens pas.

Par ailleurs, la Stratégie spatiale de défense prévoit l’achat de services pour compléter nos capacités patrimoniales. Nous avons contractualisé deux services avec des sociétés de confiance, à savoir ArianeGroup et Safran Data Systems. Nous sommes très satisfaits des données fournies et nous travaillons avec ces opérateurs pour étendre et densifier l’offre. Nous étudions l’offre d’autres opérateurs en parallèle. Enfin, nous nous employons en priorité à définir notre système de commandement et de contrôle des opérations spatiales. Compte tenu du rôle de la donnée et du calcul dans les opérations spatiales, ce sera le cœur de notre capacité future. Une stratégie de développement de ce futur système est ainsi définie en lien avec la DGA afin de disposer en 2025 d’un outil intégrateur de données d’origines diverses et de caractéristiques différentes. Ce travail est effectué en mode agile. C’est dans ce cadre que nous avons décidé du développement dès cette année d’un premier démonstrateur devant permettre de valider le concept général, fournir un environnement complet de type data center avec du calcul haute performance, de l’intelligence artificielle et de la simulation et assurer un premier niveau expérimental de traitement, d’automatisation et d’autonomie.

Le New Space est abordé dans la Stratégie spatiale de défense et y est vu comme une opportunité pour nos forces. Comment, concrètement, procéder ?

Le New Space peut être défini au travers de trois facteurs majeurs : le déplacement de l’activité spatiale du militaire/étatique vers le civil/commercial, la multiplication des acteurs du domaine spatial et le développement de services issus de moyens spatiaux au profit de tous types d’utilisateurs.

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