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La « souveraineté européenne » : un projet français pour l’Europe ?

En Allemagne même, la question n’est pas définitivement tranchée et les déclarations répétées de la ministre de la Défense, Annegret Kramp Karrenbauer, qui a qualifié l’autonomie stratégique de l’Europe d’« illusion », l’ont une nouvelle fois mis en évidence. Mais, si les termes sont forts, l’offensive d’AKK ne porte en substance que sur la finalité de l’autonomie stratégique européenne. Ainsi que l’a fort bien résumé la chercheuse Ulrike Franke, « là où la France veut se préparer au jour où les États-Unis ne seront plus prêts à garantir la sécurité européenne, l’Allemagne veut renforcer le pilier européen de l’OTAN afin de convaincre les États-Unis de maintenir leur présence en Europe » (6), mais finalement France et Allemagne s’accordent sur le principe selon lesquels les Européens doivent devenir plus capables en matière stratégique. Pourtant, les réactions en Allemagne, parfois vives, aux propos d’AKK laissent présager une évolution des mentalités. Si l’élection de Joe Biden à la Maison-Blanche ravive certainement, chez certains, l’espoir d’un retour au statu quo ante dans la relation transatlantique, celui-ci ne semble pas être majoritaire.

De fait, la question de la finalité de l’autonomie stratégique européenne (« être autonome pour quoi faire ? ») reste ouverte et crée ainsi un nouvel espace politique d’ambiguïté constructive. Non sans danger, celui-ci pourrait permettre, dans un premier temps, de bâtir des éléments constitutifs d’une autonomie stratégique européenne. Mais il faudra bien qu’il ouvre également un champ de confrontations constructives permettant de sortir le projet d’autonomie stratégique d’une approche encore trop française. Il faudra ainsi élargir l’assise géographique de ce projet d’autonomisation de l’Europe en prenant mieux en compte les inquiétudes et intérêts de l’Europe centrale et orientale. La méthode Macron est ici en cause. Un projet européen, trop exclusivement basé sur le moteur franco-allemand, ne manque pas de nourrir les craintes d’un imperium franco-allemand. En ce sens, les institutions européennes auront un rôle crucial à jouer dans l’appropriation par les Européens de la notion d’autonomie stratégique européenne, en poussant chacun à contribuer à son élaboration. Elles ne pourront le faire qu’en faisant preuve d’une grande indépendance politique vis-à-vis des grands États, et de la France singulièrement.

En somme, la condition sine qua non pour que le projet français pour l’Europe s’épanouisse, c’est qu’il cesse d’être français et laisse une place aux Européens dans sa définition. L’autonomie stratégique européenne doit être co-construite par tous les Européens pour tous les Européens, sinon elle tombera en désuétude.

<strong>Quels partisans à l’autonomie stratégique de l’Europe</strong>

Notes

(1) Rapport du groupe parlementaire CDU/CSU du Bundestag sur l’avenir de l’unification européenne, 1er septembre 1994.

(2) Il faut néanmoins souligner deux exceptions notables : l’ancien président de la Commission européenne, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, a intitulé son dernier discours sur l’état de l’Union européenne « L’heure de la souveraineté européenne » et l’actuel commissaire européen au Marché intérieur, le Français Thierry Breton, porte un projet de souveraineté technologique.

(3) C. Beaune, « L’Europe, par-delà le Covid-19 », Politique étrangère, vol. 85, no 3, automne 2020 (https://​www​.ifri​.org/​f​r​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​p​o​l​i​t​i​q​u​e​-​e​t​r​a​n​g​e​r​e​/​a​r​t​i​c​l​e​s​-​d​e​-​p​o​l​i​t​i​q​u​e​-​e​t​r​a​n​g​e​r​e​/​l​e​u​r​o​p​e​-​d​e​l​a​-​c​o​v​i​d​-19).

(4) https://​legrandcontinent​.eu/​f​r​/​2​0​2​0​/​1​1​/​1​6​/​m​a​c​r​on/

(5) PwC, « The World in 2050 – The long view : how will the global economic order change by 2050 ? », février 2017 (https://​pwc​.to/​3​9​a​I​jZU).

(6) https://​legrandcontinent​.eu/​f​r​/​2​0​2​0​/​1​1​/​1​8​/​l​a​l​l​e​m​a​g​n​e​-​l​a​-​f​r​a​n​c​e​-​e​t​-​l​e​-​f​a​n​t​o​m​e​-​d​e​-​l​a​u​t​o​n​o​m​i​e​-​e​u​r​o​p​e​e​n​ne/

Légende de la photo en première page : Le 29 septembre 2020, Emmanuel Macron inspecte le bataillon multinational de l’OTAN à Rukla, en Lituanie. Fervent partisan d’une Europe de la Défense, le président français a déclaré en novembre 2020 que « l’Europe a énormément d’impensés. Sur le plan géostratégique, nous avions oublié de penser car nous pensions par le truchement de l’OTAN nos relations géopolitiques ». Il a ajouté que « notre politique de voisinage (…) n’est pas celle des États-Unis. Il n’est donc pas tenable que notre politique internationale en soit dépendante ou à la remorque de celle-ci. Et ce que je dis est encore plus vrai pour la Chine. (…) Nous devons à nos citoyens de ne pas dépendre des autres, c’est la condition pour peser dans le concert des nations contemporain. » (© Xinhua/Alfredas Pliadis)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°59, « Géopolitique de la France », Décembre 2020 – Janvier 2021.
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