La notion d’État rentier n’est pas exagérée : au cours de la période 1953-1978, l’Afghanistan a été le pays ayant reçu le plus d’aide par habitant dans le monde. Cet argent a d’abord servi à renforcer le pouvoir central, au détriment du développement du pays, malgré ses ressources naturelles. Ces dernières n’ont pas pu être exploitées correctement, en dépit de l’aide étrangère (ou plutôt à cause de celle-ci) : le manque financier associé à une taxation limitée n’a pas permis le développement d’une infrastructure à la hauteur du pays avant l’invasion soviétique, et encore moins d’avoir les fonds nécessaires pour investir dans ces ressources.
Hélas, après la chute des talibans, c’est de nouveau ce modèle d’État central faible et rentier qui a été suivi en Afghanistan. Les États-Unis et leurs alliés ont remplacé les Britanniques et les Soviétiques comme bailleurs de fonds d’un État central usant d’abord de l’argent étranger, dont il était dépendant, pour se renforcer. Les périphéries sont restées marginalisées, notamment l’Afghanistan rural. Or c’est dans ce monde rural que sont nées les grandes révoltes afghanes contre le pouvoir central et l’influence étrangère depuis le XIXe siècle, qui a vu naître, puis renaître, le danger représenté par les talibans (4).
La question pachtoune
Un État peut encore se réformer, avec le temps, même sur le tard. Les divisions ethniques, rendues plus radicales encore par quatre décennies de guerres, sont autrement plus difficiles à gérer. On peut parler ici de « question pachtoune », cette dernière ayant un double impact sur l’Afghanistan : elle ramène d’abord aux tensions entre Pachtounes et autres ethnies dans le pays, pour le contrôle politique (et, de là, économique) ; mais aussi à la « guerre froide » qui dure depuis 1947 entre l’Afghanistan et le Pakistan, parce que Kaboul revendique une partie du territoire pakistanais, peuplé de Pachtounes. Cette question a clairement eu un impact négatif sur la capacité américaine à stabiliser l’Afghanistan, et à gagner sa « guerre contre le terrorisme » sur place.
Xavier de Planhol, dans son monumental Manuel géographique de politique musulmane, présente l’Afghanistan comme une « anti-nation » (5). Cette définition s’inscrit même dans la géographie du pays où, pour reprendre ses mots, la montagne ne se retrouve pas à la frontière, mais en épine dorsale d’un pays qui a été forgé artificiellement par le Grand Jeu russo-britannique. Au sud, l’Asie des moussons, au nord, de fait, déjà l’Asie centrale, et fatalement, dans cet environnement géographique bigarré, des populations différentes. Le Sud est principalement le domaine des Pachtounes ; le Centre et le Nord, celui des autres ethnies, notamment les Tadjiks, les Ouzbeks et les Hazaras. Or, dans ce pays plurinational, tous les groupes ethniques n’étaient pas égaux : ce sont les Pachtounes qui ont fondé l’État afghan. D’ailleurs, « afghan » n’est pas un qualificatif neutre. Historiquement, c’est une autre façon de se présenter comme Pachtoune (6). Les autres groupes ethniques ont dû se soumettre au pouvoir central pachtoune, qui s’est parfois imposé rudement, notamment vis-à-vis des Hazaras chiites (7).
Bien sûr, la guerre qui a ravagé l’Afghanistan depuis 1979 a changé la donne, surtout avec l’Alliance du Nord, principalement tadjike, qui a mené la résistance contre des talibans principalement pachtounes. Pourtant, encore aujourd’hui, l’idée qu’un non-Pachtoune soit à la tête de l’État afghan est inconcevable pour bien des Afghans-Pachtounes. Lors de chaque présidentielle en Afghanistan, le candidat pachtoune l’a systématiquement emporté, dans une atmosphère de fraude électorale. Mais lors de la dernière élection, qui s’est tenue le 28 septembre 2019, le candidat malheureux de ces élections depuis 2009, Abdullah Abdullah, associé à l’Alliance du Nord et aux non-Pachtounes (alors qu’il est en fait de père pachtoune, et de mère tadjike), a refusé d’accepter la victoire supposée d’Ashraf Ghani, président sortant et pachtoune, et s’est déclaré vainqueur de la présidentielle (8). En avril 2020, face à l’incapacité des deux « présidents » à trouver un terrain d’entente malgré la poursuite de l’insurrection talibane et la crise de la COVID-19, Trump a réduit d’un milliard l’aide apportée à l’Afghanistan pour l’année 2020. Kaboul était menacé par d’autres coupes si une solution n’était pas trouvée. Mais rester dans cette impasse était tout simplement intenable politiquement. Les deux camps se sont finalement mis d’accord le 17 mai : Ashraf Ghani reste président, mais Abdullah Abdullah conduira le processus de paix avec les talibans et, surtout, le camp de ce dernier pourra choisir la moitié des nominations ministérielles. Cette crise n’est que la dernière illustration d’une rivalité ethnique et politique ancienne, et la conséquence d’un État centralisé qui monopolise, de plus en plus, un accès important aux ressources venant de l’extérieur pour le groupe vainqueur.