Magazine DSI HS

Penser la guerre dans l’espace. Quels fondements conceptuels ?

L’espace exoatmosphérique est devenu un milieu de confrontation et est reconnu comme tel par la majorité des puissances qui peuvent y avoir accès avec des moyens plus ou moins souverains et développent, même, des moyens de lutte vers ou dans l’espace (essais de missiles antisatellites par les États-Unis depuis 1959, de missiles et de satellites antisatellites par l’URSS dès 1961, de missiles antisatellites par la Chine en 2007 puis par l’Inde en 2019).

Auparavant, l’espace était avant tout un lieu où s’exprimaient la concurrence et la compétition idéologique, industrielle et technologique des grandes puissances. La grammaire de cette confrontation, alliant gesticulation, premières techniques et coups d’éclat, appartenait plutôt au champ diplomatique bien qu’elle utilisât des moyens le plus souvent confiés aux armées. Tant que les États-Unis et l’URSS étaient les principaux acteurs de ce jeu, un équilibre favorable à une démilitarisation de l’espace exoatmosphérique pouvait être espéré. Ainsi, Jean Klein pouvait-il écrire en 1971 : « La possibilité de détruire les satellites adverses ne signifie pas qu’on y recourra pour réprimer “l’espionnage spatial”, quant à l’hypothèse d’une agression par surprise dont le succès pourrait être assuré grâce à la destruction des satellites de navigation qui commandent les sous-­marins nucléaires ainsi que par le bombardement simultané des aérodromes et des bases de fusées, elle repose sur des spéculations hasardeuses et ne correspond pas à l’évolution probable des relations soviéto-­américaines. Au cours des prochaines années, les États-Unis et l’Union soviétique rechercheront avant tout la stabilisation de l’équilibre stratégique et, comme l’observation par satellites en sera un facteur déterminant, on aboutira sans doute à un modus vivendi fait de tolérance réciproque à l’égard de ce type d’activités spatiales. (1) »

Seulement, de nouveaux acteurs sont apparus sur la scène, qui considèrent pleinement l’espace comme un champ de confrontation potentiel, comme la Chine. De plus, les moyens techniques ont évolué et permettent maintenant de concevoir des modes d’action peu envisagés il y a 50 ans, comme on a pu le voir. Mais, surtout, la dépendance grandissante des sociétés aux services offerts par l’espace, quel que soit le modèle économique et politique mis en œuvre, et des forces militaires, y compris les groupes armés les moins dotés en armement de haute technologie, a naturellement provoqué une hausse dans l’échelle des intentions et des moyens des acteurs de l’espace.

La nécessité d’une stratégie militaire pour l’espace pouvait à une époque paraître superfétatoire, voire dangereuse, car pouvant laisser penser que des intentions belliqueuses dans ce milieu étaient en train d’apparaître. Bien entendu, des moyens militaires étaient conçus et utilisés ; bien entendu, des lignes de conduite et des doctrines étaient élaborées, mais la règle soutenue par des textes pourtant plutôt peu précis, donc potentiellement permissifs, et la pratique avaient jusqu’à présent permis d’éviter de concevoir un conflit armé de haute intensité dans ce milieu. La science-­fiction et la production de thrillers géopolitiques se sont, en revanche, beaucoup penchées sur le sujet. Et comme souvent, l’imagination des auteurs a fonctionné par analogie avec ce qui s’était déroulé sur les océans et dans les airs, deux milieux fluides avec lesquels l’espace pouvait facilement, à première vue, être comparé.

Le ministère des Armées, loin de minimiser l’intérêt pour le travail de ces auteurs, a créé une « red team  » qui est à pied d’œuvre depuis octobre 2020 (2). Cette équipe élabore des scénarios. Mais, c’est aux armées de penser, en partie sur la base de ces travaux, les concepts et les doctrines qui présideront à la conception, à la planification et à la conduite de potentielles opérations dans l’espace.

La citation de Jean Klein nous alerte sur un premier écueil : ne pas vouloir une chose n’implique pas qu’elle n’aura pas lieu. Un deuxième obstacle, parent du premier, est de s’empêcher de penser une chose afin qu’elle n’arrive pas. Dans le cas qui nous intéresse, ne pas afficher d’intentions offensives et belliqueuses est nécessaire, ne serait-ce que pour éviter une course aux armements dont on connaît les éventuelles conséquences. Mais aussi pour respecter l’esprit des traités qui ont tenté de limiter l’emploi militaire de l’espace…

Cependant, penser une stratégie militaire dans l’espace, au sens large, n’est pas qu’une question de volonté. C’est aussi le fruit d’un travail théorique qui se nourrit et s’appuie sur une expérience accumulée au fil des années et des conflits. Or l’expérience manque, heureusement, et la théorie n’en est qu’à ses débuts pour l’espace, surtout en comparaison avec les milieux terrestre, maritime et, dans une moindre mesure, aérien.

Cette insuffisance de pratique peut être partiellement compensée par un travail conceptuel qui comme toujours est fondé sur des analogies, sur une parenté, supposée ou avérée, et sur des principes considérés comme d’application générale. Néanmoins, il est révélateur que dans son travail encyclopédique sur la stratégie, Hervé Coutau-­Bégarie n’ait pas inscrit d’entrée spécifique sur la stratégie spatiale, alors qu’il en existe une pour les aspects maritimes et une pour le milieu aérien, le milieu terrestre étant de facto considéré comme le fondement de l’ensemble de la pensée stratégique (3). Une chose apparaît certaine : la stratégie terrestre ne peut pas servir de base de réflexion tant les caractéristiques des milieux diffèrent, notamment en termes de fluidité.

La parenté la plus immédiate semble pencher, en première analyse, du côté de la stratégie aérienne. En effet, les technologies employées, si elles ne sont pas entièrement identiques, sont intimement liées et partagent des origines communes. Puis des pratiques opérationnelles, notamment dans le domaine du Commandement et contrôle (C2), sont très proches, car elles sont construites autour de principes comparables. Cependant, les similitudes ne doivent pas cacher les différences qui portent autant sur les caractéristiques physiques du milieu que sur une continuité, en réalité techniquement très relative, entre les deux milieux, atmosphérique et exoatmosphérique.

C’est ici qu’une notion, d’ores et déjà existante en surface, pourrait être utilisée : celle de littoral. En effet, cette zone où la mer rencontre la terre a longtemps été celle où se rencontraient la stratégie maritime et la stratégie terrestre. Les moyens mis en œuvre dans un milieu n’avaient pas la capacité d’agir dans l’autre, si ce n’est dans la limite de la portée des armes disponibles, très longtemps restreinte. Les stratégies spécifiques à chaque milieu correspondaient donc bien à une réalité du terrain. L’apparition des moyens aériens a changé la situation. Capable d’opérer depuis les deux milieux, au-dessus d’eux et vers eux, la puissance aérienne militaire a permis d’unifier les stratégies de milieux. Aujourd’hui, l’accroissement des capacités techniques des missiles, notamment en matière de guidage et de portée, rend cette faculté quasi indépendante de l’emploi des aéronefs, mais sûrement pas de l’espace auquel les systèmes d’armes les plus sophistiqués sont de plus en plus dépendants.

La maîtrise de l’espace exoatmosphérique, bien qu’elle ait fourni une multitude de nouvelles capacités et de services, n’a pas encore eu d’effet stratégique aussi majeur. Notamment à cause de la limitation des opérations à la frange circumterrestre et à la nécessité impérative, pour le moment, du lien aux opérations terrestres. En effet, les senseurs et les moyens de communication de la quasi-­totalité des moyens spatiaux sont dirigés vers la surface terrestre ou agissent au profit des forces terrestres, navales ou aériennes. Dès lors, compte tenu de la liaison étroite entretenue avec la stratégie générale et malgré leur omniprésence dans le cadre des activités tant civiles que militaires, l’emploi des moyens déployés dans l’espace exoatmosphérique n’a, jusqu’à maintenant, pas conduit à la conception d’une stratégie particulière.

0
Votre panier