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Penser la guerre dans l’espace. Quels fondements conceptuels ?

Néanmoins, la notion de littoral, c’est-à‑dire de marge ou de point de contact entre deux milieux, peut être élargie à l’espace circumterrestre à deux titres. Le premier s’applique entre l’air et l’espace, le second à une stratégie planétaire opposée à une véritable stratégie militaire spatiale particulière. S’agissant des forces aériennes et, par extension, de celles de surface, leur capacité à agir vers l’espace est essentiellement limitée par celle des armements, des senseurs et des véhicules à opérer aussi efficacement dans tous les milieux en passant de l’un à l’autre, comme cela a été le cas avant l’apparition de l’aviation pour la terre vis-à‑vis de la mer et vice-­versa. Cependant, l’analogie a ses limites, car le phénomène n’est pas commutatif. Si avec les moyens techniques disponibles, tous les points de la planète sont dès à présent à portée d’une action venant de l’espace, l’inverse est beaucoup plus complexe et cette complexité s’accroît à la mesure de l’éloignement de l’objet visé, naturel ou artificiel. L’analogie peut encore servir à essayer de définir la différence, s’il en existe une, entre une stratégie d’ordre planétaire, comprenant l’espace exoatmosphérique proche, et une stratégie militaire spatiale particulière applicable, voire nécessaire, dans l’espace lointain. Car ce sont les aspects économiques qui transforment l’espace en un champ d’exercice de la concurrence avec un fort potentiel d’extension à une confrontation plus ou moins aiguë. En effet, les objectifs à long terme des nouveaux entrepreneurs de l’espace, privés ou publics, sont tournés vers l’exploitation des ressources présentes sur les objets stellaires (lunes, planètes, météorites…) et la colonisation humaine, à commencer par celle de Mars. L’accès à l’espace lointain demandera, sans aucun doute, la création d’un ensemble de points d’appui, de sites d’exploitation de ressources, d’implantations diverses. L’espace accueillerait naturellement entre ces points l’ensemble des flux de matières premières et de produits finis nécessaires à la survie dans l’espace… Dans ce cadre, les engins spatiaux auront les caractéristiques fondamentales des navires de haute mer, c’est-à‑dire en premier lieu la capacité à recevoir un équipage pour de longues durées. Cela implique des impératifs de taille pour contenir l’ensemble des zones « vie », les stocks de nourriture, les réserves énergétiques, voire de plus petits véhicules, le tout étant nécessaire pour des voyages lointains et longs ou pour assurer un ensemble de missions en permanence dans des secteurs non couverts par une base. Dès lors, comme pour toute flotte de haute mer, les moyens spatiaux auront besoin de ces points d’appui, accueillant les installations (hôpitaux, ateliers, magasins…) et les ressources nécessaires à la vie humaine, soit en les stockant, soit en les produisant sur place. L’analogie, de nouveau, n’est pas totale, car contrairement à ce qui se déroule sur Terre, le milieu est fondamentalement hostile à l’homme. Les ressources, sauf à trouver une planète ayant des caractéristiques proches, devront encore être tirées de la Terre. Ce qui, bien entendu, aura des conséquences d’ordre stratégique… Cette description correspond aux fondements de la stratégie navale tels qu’ils ont été définis notamment par Alfred Mahan et par Sir Julian Corbett.

On le voit donc, les opérations paraissent différer, par nature, si elles sont conduites dans l’espace circumterrestre ou dans l’espace lointain. Si dans le premier cas, les concepts de maîtrise, de supériorité ou de suprématie aérienne semblent applicables, dans le second, ce sont ceux de suprématie obtenue par la bataille décisive par opposition à la guerre de course, ou encore de blocus qui semblent adéquats.

Cependant, si l’analogie peut servir, au moins comme base de réflexion, elle ne doit pas limiter la capacité d’innovation et surtout d’adaptation à un milieu qui n’a été approché que très récemment par l’homme. C’est à partir du croisement de la pratique et de la recherche conceptuelle qu’apparaîtront les éléments qui fonderont une stratégie particulière qui n’en est qu’à ses balbutiements.

Notes

(1) Jean Klein, « Le traité sur l’espace et la réglementation des armements », Politique étrangère, no 3, 1971, p. 271-285.

(2) Discours de Florence Parly, ministre des Armées, à l’occasion du lancement de la Red Team, au Digital Forum innovation défense à Paris, le 4 décembre 2020, (https://​www​.defense​.gouv​.fr/​s​a​l​l​e​-​d​e​-​p​r​e​s​s​e​/​d​i​s​c​o​u​r​s​/​d​i​s​c​o​u​r​s​-​d​e​-​f​l​o​r​e​n​c​e​-​p​a​r​l​y​/​d​i​s​c​o​u​r​s​-​d​e​-​f​l​o​r​e​n​c​e​-​p​a​r​l​y​-​m​i​n​i​s​t​r​e​-​d​e​s​-​a​r​m​e​e​s​-​a​-​l​-​o​c​c​a​s​i​o​n​-​d​u​-​l​a​n​c​e​m​e​n​t​-​d​e​-​l​a​-​r​e​d​-​t​e​a​m​-​a​u​-​d​i​g​i​t​a​l​-​f​o​r​u​m​-​i​n​n​o​v​a​t​i​o​n​-​d​e​f​e​n​s​e​-​a​-​p​a​r​i​s​-​l​e​-​4​-​d​e​c​e​m​b​r​e​-​2​020).

(3) Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Economica, Paris, 1999.

Légende de la photo en première page : Jusqu’à présent, seul l’espace proche a été militairement exploité. (© Airbus)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°76, « Spatial militaire : la nouvelle donne  », février-mars 2021 .
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