Si le Royaume-Uni, le Canada, l’Allemagne et la France sont à la traîne, ils affichent néanmoins sans complexe leurs ambitions. En étant le premier pays à élaborer une stratégie en matière d’IA (15), le Canada se positionnait clairement comme un acteur dynamique et désireux de peser dans le domaine. Grâce à une politique ambitieuse de création et de financement de programmes de recherche, il s’impose d’ailleurs comme incontournable dans la réflexion sur l’IA, notamment dans le domaine de l’éthique. De son côté, Paris voit dans l’IA à la fois un moteur économique pour la France et pour l’Europe, et un outil qui lui permettrait de renforcer sa stature diplomatique. À l’image d’autres dirigeants, le président français déclarait au Collège de France, le 29 mars 2018, qu’il voulait que « la France soit l’un des leaders de cette intelligence artificielle ». Cependant, avec un budget annoncé de 665 millions d’euros sur quatre ans (2019-2022) (16) on ne peut que s’inquiéter de l’inadéquation entre l’ambition affichée et les moyens alloués.
Juste derrière, la cohorte des pays qui se sont engagés dans la course est impressionnante, prouvant, s’il en était besoin, que l’IA est devenue un vrai sujet des relations internationales, un enjeu majeur dont chaque pays mesure parfaitement l’importance et anticipe les bénéfices potentiels.
L’importance des acteurs privés
Les États ne sont, bien évidemment, pas les seuls à avoir mesuré les potentialités de l’IA. La compétition internationale inclut les acteurs privés qui viennent soit concurrencer, soit appuyer les politiques publiques. Ainsi, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) américains et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) chinois sont devenus les représentants d’une lutte à l’IA reposant notamment sur la captation de données. Ces géants du numérique savent que l’accumulation de données permet d’une part de nourrir les algorithmes apprenants (17) et d’autre part d’établir des prévisions comportementales, notamment en matière de consommation, suffisamment précises et ciblées pour s’assurer des revenus croissants.
Pour autant, il ne faudrait pas faire l’erreur de limiter la compétition privée à ces seuls acteurs. Les Licornes (18) et autres start-up de moindre envergure, les industriels de différents secteurs, les petites et moyennes entreprises comme les grandes multinationales se sont engouffrés dans le secteur de l’IA pour développer de nouveaux produits et services et pour optimiser leurs activités et leur rentabilité.
D’autre part, il faut bien garder à l’esprit que public et privé ne sont pas deux sphères hermétiquement isolées l’une de l’autre. Bien au contraire. La sphère privée bénéficie des politiques publiques dynamiques et des investissements massifs, tandis que la sphère publique bénéficie en retour des activités privées en matière de revenu, de création d’emplois, de développement industriel, de défense ou encore de puissance internationale. Ainsi, la Chine investit massivement en soutien à ses entreprises qui, en retour, participent au projet de Pékin de devenir leader mondial dans le domaine. Le volontarisme français, comme celui du Canada ou des Émirats arabes unis, se traduit par des collaborations étroites entre public et privé, afin de gagner non seulement des parts de marché, mais aussi des parts de puissance sur la scène internationale.
La stratégie de la « cosm-éthique »
Dans ce paysage concurrentiel, chaque atout est bon à avancer et l’éthique s’est fait une place comme argument de vente. Ainsi, l’Union européenne, qui vient de publier son livre blanc sur l’intelligence artificielle, a choisi d’adopter une stratégie pour le moins singulière. Dotée de sérieux atouts (marché le plus important au monde en termes de volume, tissu industriel développé et ressources de qualité en matière de recherche et développement), mais accusant un retard qu’il serait absurde de vouloir rattraper face aux deux leaders mondiaux, elle s’est engouffrée dans une voie qu’elle considère comme porteuse et potentiellement exportable : la régulation morale. Cependant, derrière les déclarations d’intention lénifiantes se cache une approche très pragmatique visant à instaurer la confiance dans l’IA afin de pérenniser un marché prometteur et d’en préserver les débouchés. En définitive, l’UE ne fait que draper ses visées de puissance économique derrière un voile de respectabilité morale. Une manière comme une autre de compenser les luttes intestines auxquelles elle est confrontée et, surtout, sa faiblesse dans le domaine, notamment en matière d’investissement. À titre de comparaison, alors que la Commission européenne prévoyait d’investir 1,78 Md$ entre 2018 et 2020, Pékin investissait 1,96 Md$ dans un parc de développement de l’IA et la ville de Tianjin annonçait un budget de 16 Md$ pour « accélérer le développement d’une nouvelle génération de technologies de l’IA » (19).
La Chine n’est pas en reste en matière de « cosm-éthique », mais avec une tout autre logique. Affirmant sans ambiguïté ses ambitions hégémoniques, Pékin cherche surtout à redorer son image sur la scène internationale et ainsi à s’assurer la confiance d’un marché au-delà de ses frontières. L’argument éthique ne traduit plus alors une déclaration de conviction, mais devient un simple outil de communication, masquant des visées de puissance plus terre à terre. Une « cosm-éthique » englobant, d’un côté, le « blanchiment éthique » (ethics washing) entendu comme moyen de substituer une éthique superficielle à toute autre forme de régulation contraignante et, de l’autre, le besoin de rassurer à moindres frais les consommateurs potentiels en donnant un vernis de respectabilité aux acteurs privés et publics développant de l’IA.
L’humain comme moyen au service d’une fin
In fine, c’est l’intelligence naturelle qui paie le prix de cette course à l’IA. Les algorithmes apprenants se repaissent de données massives pour analyser, prédire et influencer les comportements, pour s’emparer de l’intelligence des utilisateurs et les réduire au rang de marionnettes, de simples produits.