Il y a quelques semaines, Alexis Rapin m’a fait l’honneur de m’interviewer pour Swissinfo sur la question d’un éventuel achat du F-35 par la Suisse. L’intégralité de mes réponses à ses questions sont disponibles ci-dessous.
1) Le F-35 n’en est évidemment pas à sa première controverse. Les récents débats aux États-Unis sont-ils surtout des réactivations des vieux griefs, ou y a-t-il de nouveaux éléments qui trahissent de sérieux problèmes persistants ?
Les deux. Le F-35 est sans doute la représentation la plus poussée du managérialisme dans un système de combat : il doit tout faire pour toutes les forces. Cela crée des contraintes structurelles telles que le potentiel d’évolution est plus faible et que la maturation technologique est rendue plus difficile.
2) De nombreux autres pays semblent ardemment vouloir acquérir le F-35, comment se fait-il que personne ou presque ne semble s’inquiéter des critiques majeures qui ont cours aux États-Unis (et en France p. ex.) ? Les pays en ayant déjà fait l’acquisition sont-ils satisfaits de l’appareil ?
Le F-35 suscite des débats, avec de très nombreux articles, jusque dans les assemblées parlementaires de pratiquement tous les acheteurs. Au-delà, s’il peut sembler paradoxal de voir autant de critiques ne pas déboucher sur un rejet de l’appareil, l’achat d’un appareil de combat répond à des déterminants plus complexes.
La technique et les performances importent évidemment mais en réalité, les aspects politiques comptent bien plus, qu’il s’agisse de l’implication des industries locales ou le poids politique du vendeur sur la scène internationale. Un Etat qui achète le F-35 achète un avion, mais aussi l’ombre portée de la puissance américaine. Aux Pays-Bas, le Rafale avait pratiquement fait score égal avec le F-35 aux évaluations techniques…
Officiellement, les forces aériennes acheteuses sont satisfaites… tout en attendant la concrétisation des fonctions promises. Ce sera leur évaluation qui permettra de dire si l’appareil donne satisfaction ou pas.
3) Auprès du public suisse, Lockheed Martin fait notamment valoir un coût à l’unité inférieur aux concurrents du F-35, mais en même temps le vend comme la Ferrari ultra-performante du combat aérien. N’y a-t-il pas un lézard quelque part ? (Est-ce que les coûts réels seraient cachés par les futurs « retro-fit » ?)
Le coût à l’achat a effectivement diminué, c’est un fait. Par contre, plusieurs variables sont inconnues.
D’abord, le coût à l’heure de vol (carburant, maintenance, pièces détachées), qui devait également baisser mais que les Américains reconnaissent qu’ils ne parviennent pas à réduire au-delà d’un certain niveau, environ 36 000 dollars de l’heure.
Ensuite, les coûts de modernisation et d’abonnement : l’appareil va évoluer au long de sa vie. Au Royaume-Uni, passer du Block 3F au Block 4 va coûter 22 millions de livres par avion. Si elle choisi l’appareil, la Suisse va les recevoir au Block 4, mais ce dernier est une suite évolutive de capacités s’ajoutant les unes aux autres. Au-delà, le système logistique ODIN, obligatoire pour la gestion logistique et de maintenance de l’appareil, n’est pas propriétaire. Cela signifie donc que l’acheteur est à la merci de la révision des coûts d’abonnement. D’autres systèmes évolutifs, comme la bibliothèque de menaces, sont également l’objet d’abonnements.
Ces « coûts discrets », ben réels, entraînent un autre coût, politique : pour nombre de fonctions, y compris le vol lui-même, l’acheteur est dépendant du bon vouloir des Etats-Unis (ou de leur aptitude à protéger leurs réseaux), là où sont basés les serveurs. Autrement dit, le F-35 implique pour la Suisse l’abandon de facto de sa neutralité dans le domaine aérien.
Enfin, présenter le F-35 comme une « Ferrari du combat aérien » est trompeur. D’une part, du point de vue du combat air-air : l’appareil est optimisé pour une intégration dans un système comprenant des appareils de détection avancée que la Suisse n’a pas. C’est cela, et l’intégration dans des coalitions aériennes qui lui permet d’être bon contre des menaces air-air à longue portée. A courte portée, dans les missions de police du ciel typiques des Troupes d’aviation, l’avion est sous-motorisé pour sa masse et relativement peu manoeuvrant. D’autre part, pour les missions air-sol que la Suisse veut se réapproprier, le système de désignation EOTS, installé à demeure dans le nez, ne permet pas de tirer de munitions à guidage laser, soit l’arme qui est la plus utilisée en appui des forces au sol.