Quatre hommes portent un Sherman de 30 t. L’image, célèbre, est insolite. Bien entendu, c’est un char gonflable, un leurre, qui dans l’imaginaire collectif résume souvent à lui seul « Bodyguard », la vaste et complexe opération de déception autour du débarquement de Normandie.
Les leurres tactiques terrestres sont des équipements (blindés, ponts, pièces d’artillerie, radars, etc.) ou installations (bâtiments, ponts, pistes d’aviation, etc.) factices destinés à tromper l’observation ennemie (2). Leur utilisation est un classique documenté depuis au moins l’Antiquité. Parmi les innombrables exemples, à l’époque contemporaine, on peut citer les « quaker guns » de la guerre de Sécession (1861-1865) – des rondins simulant des pièces d’artillerie – ; l’emploi massif de « chevaux » faits de bois et de couvertures par les Britanniques à Megiddo en septembre 1918 ; la construction par les sapeurs de Sa Majesté de 8 400 véhicules et dispositifs factices de toutes sortes pour l’opération « Bertram » (1942) ; ou, plus récemment, l’emploi de leurres divers pour tromper l’aviation, par les Irakiens en 1990-1991, les Serbes au Kosovo en 1999, Daech en Syrie et en Irak, les Houthis au Yémen, etc.
Prise de conscience récente
Malgré cette quasi-permanence historique de l’emploi des leurres au combat, ils semblent avoir disparu des inventaires de bien des armées qui ont profité d’années de domination aérienne et qui ont mené des opérations où il s’agissait avant tout de montrer sa force et de faire de la contre-insurrection. C’est le cas pour l’armée de Terre française qui, si elle a bien testé des prototypes de « Leurres tactiques amovibles » (LTA, des modèles gonflables) en 2016, n’a vraisemblablement aucun programme d’acquisition en cours (3). Certaines armées de l’OTAN ont conservé une capacité résiduelle de leurrage terrestre. Ainsi, sur la base de Storkow, près de Berlin, se trouve une unité spécialisée qui détient des leurres de très nombreux équipements employés pour l’entraînement de pilotes d’aéronefs et d’unités de reconnaissance (4). Pour d’autres pays, l’utilisation de leurres est demeurée au cœur de leur concept d’emploi des forces. La Chine semble bien équipée et leur accorder une place de choix dans ses manœuvres (5). La Corée du Nord en utiliserait massivement pour protéger ses équipements et dans tous ses modes d’action (6). La Russie, fidèle à la maskirovka, y porte une attention particulière. En témoigne notamment son 45e régiment indépendant de camouflage, stationné près de Nakhabino, dans la région de Moscou, qui met en œuvre ce type d’équipement.
Au sein de l’OTAN, depuis quelques années, on observe néanmoins un retour sur le devant de la scène de la ruse et de la capacité à leurrer. Si certains s’en faisaient les zélateurs auparavant (7), ce sont bien les conflits en Crimée et au Donbass en 2014-2015 qui remettent au premier rang des préoccupations des armées de cette organisation le combat de haute intensité et, avec lui, le rôle que peuvent avoir les opérations de déception en général et les leurres en particulier. Le général Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre, déclare par exemple à l’été 2020 : « Nous avons trop longtemps laissé en friche la ruse […]. Cela commence par la manœuvre tactique de la compagnie qui doit systématiquement s’efforcer de tromper l’ennemi et cela se prolonge avec l’équipement de nos unités en moyens de leurrage. (8) » La valorisation de la déception peine tout de même à se concrétiser.
De l’emploi des leurres
Il y a pourtant urgence. Nous sommes entrés dans une ère de « visibilité fatale » (9). Les performances croissantes des moyens de détection – en particulier les capteurs infrarouges, multi/hyper spectraux ou SAR et les détecteurs dotés d’intelligence artificielle – couplées à une signature électromagnétique toujours plus importante des unités et une démocratisation des moyens de frappe à distance (dont les munitions rôdeuses) rendent l’emploi des leurres à la fois plus complexe et toujours plus indispensable. Le camouflage classique étant de moins en moins efficace, la dissimulation pourrait passer désormais avant tout par la simulation.
Les leurres sont utilisés au sein d’une manœuvre d’ensemble pour attirer l’attention de l’ennemi tout en poursuivant des objectifs divers. Premièrement, ils peuvent être adoptés pour accroître la survivabilité d’installations, d’unités ou d’équipements, essentiellement face à la menace aérienne (drones, avions, hélicoptères) et aux tirs indirects. En effet, les leurres fournissent des cibles alternatives et peuvent donc diminuer les chances de toucher les cibles réelles. Ils poussent également les adversaires à consommer des munitions, un effet non négligeable étant donné le coût unitaire de certaines d’entre elles et, souvent, les faibles volumes stockés.
Deuxièmement, des leurres peuvent être mis en œuvre dans le but de tromper l’adversaire, et en particulier ses reconnaissances aériennes, sur le nombre et la localisation d’armes, d’unités ou d’équipements. Dans le détail, les effets recherchés peuvent être multiples : intimider ou dissuader d’agir dans un secteur ; vouloir paraître plus nombreux qu’en réalité ; remplacer des équipements ou des hommes sur la ligne des contacts pour faire croire que les vraies unités y sont encore et donc masquer leur repositionnement ; créer une fausse unité pour faire peser une menace dans une direction et ainsi distraire l’ennemi de l’action principale ; attirer les feux de l’ennemi pour le forcer à révéler ses positions et l’exposer à des tirs ; mettre en place des obstacles factices (IED, mines, etc.) pour ralentir une progression ou la canaliser dans une direction ; etc.
Quelle efficacité ?
Les leurres sont un des outils les plus efficaces dans le cadre des opérations de déception. Pour autant, il faut bien admettre que les données chiffrées manquent pour le prouver. Une étude de la RAND menée dans les années 1980 au National Training Center notait que la technique de déception la plus efficace au niveau tactique était la réalisation de fausses positions poussant fréquemment la force adverse, qui échouait généralement à déterminer la véritable position des forces amies, à se déployer trop tôt (10). Une autre étude de l’US Army, réalisée à la fin des années 1980 à partir du logiciel de simulation Janus et portant sur le combat de deux compagnies blindées (28 chars) contre un régiment de chars soviétiques, montrait que les unités équipées de leurres voyaient leur efficacité accrue (11). Leur capacité à détecter les adversaires s’améliore (+ 28 %) grâce aux réactions ennemies face aux leurres. Les amis perdent moins de chars (− 18,3 %) et détruisent davantage de chars ennemis (+ 4,5 %), en particulier lorsque les leurres sont placés devant les chars réels, moins lorsqu’ils sont déployés derrière ou parmi eux. Cette étude arrivait aussi à la conclusion qu’aller au-delà d’un leurre pour un char n’apporte pas de meilleurs résultats. On obtient même un effet contre-productif à partir de quatre leurres pour un char, l’ennemi étant plus rapidement alerté de la tentative de déception.
Pour que l’emploi de leurres soit efficace, il y a quelques règles de base à respecter. Il faut d’abord s’en tenir à cette équation : un leurre doit être moins cher que l’équipement qu’il simule et requérir moins de matériaux, de temps et d’efforts pour être mis en place que ce qu’il va coûter à l’adversaire en temps, en matériaux et en efforts pour le détecter ou le détruire. Les leurres doivent donc d’abord simuler des cibles à haute valeur ajoutée, souvent moins mobiles (PC, batteries sol-air, moyens de franchissement, etc.).
Ensuite, pour convaincre l’ennemi qu’ils sont de véritables cibles, il est évident que les leurres doivent être réalistes. Cette impérieuse nécessité implique en premier que l’objet leurre doive être de qualité, c’est-à‑dire que sa signature soit multispectrale et la plus fidèle possible à celle de l’équipement simulé. Au passage, cela impose une connaissance pointue des signatures visible, infrarouge, radar, chimique et électromagnétique de nos équipements, ce qui n’est pas systématique (12). Toujours par souci de précision, il est en outre souhaitable que chaque leurre explose ou brûle comme un véritable équipement, d’où l’utilité de leur adjoindre des simulateurs de feu et/ou d’explosion.
Enfin, un leurre de haute fidélité ne suffit pas, son environnement doit l’être également. Il ne faut pas perdre de vue que, de façon générale, la déception est « une production cinématographique à grande échelle (13) ». Pour éviter que des indices trahissent la présence de leurres, de nombreuses données sont à prendre en compte. Citons-en quelques-unes. Le camouflage des équipements de leurrage doit être plausible : ni trop efficace ni inexistant. Leur lieu de déploiement doit être réaliste, ce qui signifie notamment conforme à la doctrine et à des éléments techniques comme les ellipses de probabilité des systèmes ROEM (le leurre peut alors se trouver à faible distance de l’équipement réel). Il est souvent nécessaire de créer de fausses traces. Il convient aussi d’assurer une présence humaine minimum (ce qui est aussi utile pour assurer les actes de « maintenance » des leurres comme le changement des batteries). Divers artifices de simulation sont à même de renforcer encore l’authenticité de la simulation, comme des dispositifs lumineux, fumigènes ou encore sonores pour diffuser, par exemple, des bruits de moteurs. Ce principe de réalisme a été par exemple respecté par les Serbes pendant la guerre du Kosovo (1999), qui ont apporté quelques raffinements imaginatifs à des leurres souvent très rustiques. Ces derniers étaient le plus souvent camouflés et des traces réalisées autour, une partie des leurres étaient remplis d’explosifs pour rendre leur destruction crédible, ou, par exemple, agrémentés de bassines d’eau qui, placées au soleil, permettaient de leur conférer une signature infrarouge.
Au-delà de la question de la crédibilité du leurre, il ne faut pas perdre de vue qu’en déployer un médiocre ou rater la mise en place de la « scène » peut faire courir un risque supplémentaire à la force : un adversaire qui détecte une tromperie sera plus enclin à faire davantage d’efforts pour trouver la cible véritable. Cependant, au-delà de cette remarque, l’emploi des leurres apporte presque toujours à la manœuvre : si l’ennemi ne se doute pas qu’il y en a, il peut être trompé ; s’il a connaissance de capacités de leurrage adverses, il va perdre du temps en vérifications.
Technologies et emplois, d’aujourd’hui à demain
Les leurres peuvent être très simples (visuels uniquement et « bricolés » par une unité, par exemple) ou élaborés. La pertinence tactique de leur conception dépend notamment du temps et des équipements disponibles pour l’unité amie et surtout des capteurs à disposition de l’ennemi. De fait, face à l’évolution des moyens de détection, le besoin s’oriente clairement vers des leurres multispectraux.