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Leurres tactiques terrestres : Loin du gadget, une capacité indispensable

Plusieurs entreprises proposent aujourd’hui des produits de ce type : Fibrotex (Israël), Rusbal (Russie), Saab (Suède), Tempestini (Italie), Lubawa (Pologne), Inflatech (Tchéquie/Russie), Gumotex (Tchéquie), etc. Leurs leurres associent au visuel (réaliste jusqu’à 100 m pour les plus performants) une signature thermique (en intégrant, par exemple, des résistances et des tissus conducteurs), infrarouge, voire radar. Ils peuvent être en 2D ou en 3D, gonflables, en panneaux de bois ou métalliques. Ils sont le plus souvent démontables, et leur poids et leur encombrement sont très variables. Par exemple, un leurre gonflable de SA‑17 de la société Inflatech pèse 58 kg, celui d’un T‑80, 37 kg et celui d’un BMP‑2, 31 kg. Leur transport doit généralement être assuré par des camions, mais il existe aussi des modèles basés sur une remorque comme le T‑72 de la firme biélorusse Minotor-­Service qui, pesant 3,5 t, se déploie en 20 minutes. Dix chars en métal de GaardTech tiennent quant à eux, démontés, dans un conteneur maritime. Le prix d’un leurre multispectral est très variable, mais reste abordable. Pour un char de combat, il faut compter de 30 000 à 150 000 euros. C’est finalement peu rapporté au prix d’un char moderne : le coût unitaire global d’acquisition du Leclerc a été estimé à 15,9 millions d’euros en 2001 par la Cour des comptes.

On peut distinguer quatre tendances technologiques majeures pour les leurres futurs. D’abord, étant donné le développement et la diffusion des capacités de guerre électronique, la signature électromagnétique va prendre de plus en plus de place. Elle sera indispensable pour les leurres ou les formations de leurres et de véhicules. Dès aujourd’hui, l’un des modes d’action de déception les plus efficaces consiste très probablement à reproduire les réseaux de commandement d’un état-­major, de façon à limiter les capacités de l’ennemi à identifier et cibler les centres de commandement. À l’horizon 2030-2040, des leurres, éventuellement aérolargables, capables de répliquer la signature électromagnétique d’un état-­major ou de véhicules, seront certainement courants.

Par ailleurs, et c’est la deuxième tendance, les leurres terrestres, traditionnellement fixes, pourront être mobiles et téléopérés. Les avantages sont nombreux. Des leurres robotisés sont plus aisément utilisables dans des modes d’action offensifs alors que, jusqu’à aujourd’hui, l’adaptation à la vitesse de la manœuvre est un défi. Leur réalisme s’en trouve par ailleurs renforcé. Des cibles reproduisant certaines signatures et téléopérées jusqu’à une distance de 20 km à l’aide d’une tablette existent déjà, comme celles de l’entreprise australienne GaardTech. Elles pourraient être employées au combat pour tromper un adversaire au prix de quelques modifications.

Troisième tendance technologique structurante, à plus long terme : avec l’apport d’une Intelligence artificielle (IA), des formations de leurres robotisés reproduiraient les déplacements de certaines unités. La tablette de GaardTech, évoquée plus haut, permet déjà de faire évoluer plusieurs cibles en formation. Demain, par exemple, une colonne blindée transporterait des robots et, à un moment de son déplacement, les engagerait sur un itinéraire différent afin de tromper sur le point d’application de son attaque. Les blindés couperaient leurs communications alors que les robots activeraient des moyens de déception électroniques simulant un réseau radio et divers capteurs. On peut aussi imaginer un « écran robotique » qui serait chargé d’une démonstration. Sur un plan général, il est probable que la frontière entre leurres et robots de combat devienne de plus en plus floue, puisque les leurres robotisés serviraient à la fois pour abuser l’adversaire et pour l’agresser.

Quatrième tendance technologique : le rôle de plus en plus important que devraient prendre les drones aériens et leur emploi en essaim pour le leurrage tactique, que ce soit pour simuler une unité ou saturer les capteurs et effecteurs (systèmes sol/air, réseaux de surveillance, opérateurs chargés des interceptions, etc.). Par exemple, un ou plusieurs drones pourraient reproduire la signature électromagnétique et radar d’hélicoptères de transport ou d’attaque et ainsi feindre une reconnaissance ou un héliportage. Des drones équipés de réflecteurs radars, circulant sur le champ de bataille et ses arrières, pourraient générer de multiples fausses alertes et, notamment, rendre confuse la situation tactique partagée.

Par ailleurs, il faut également signaler une technologie potentiellement d’avenir pour les leurres, mais qui n’est pas encore mature : l’holographie. Elle connaît cependant des progrès importants avec des hologrammes volumétriques en 3D, ou d’autres qui émettent des sons et que l’on peut percevoir au toucher. À plus long terme, l’holographie serait donc capable de créer des leurres visuels convaincants. Il faudra cependant d’abord qu’elle devienne portable avec un affichage suffisamment grand et une résolution adaptée.

Enfin, option alternative et complémentaire, leurrer, ce peut être également modifier la signature visuelle, thermique, radar ou électromagnétique d’un véhicule ou d’une installation pour que les adversaires les confondent avec d’autres, sur le modèle, par exemple, des sunshields de « Bertram ». Dans cet esprit, on pourrait imaginer doter certains véhicules de kits de modification contenant des équipements permettant de les « transformer » en un autre engin.

Générateurs de fausses alarmes

Du côté des systèmes de détection et d’autoprotection, leur évolution favorise un emploi renouvelé des leurres. En effet, ces dernières années, pour accroître la survivabilité, les regards se sont tournés vers les technologies de protection active qui ont pour but d’éviter l’impact d’une agression potentielle en la neutralisant ou en la déviant à distance. Ces équipements utilisent trois grands types de détecteurs : radar et écoute passive des radars adverses, laser et départ de missile. Comme ils doivent, en un temps très court, détecter une menace, la classifier, éventuellement calculer un point d’interception (pour les systèmes hard kill) et employer des contre-­mesures, cela implique une automatisation poussée.

Cette automatisation de la détection et de la protection offre de nouvelles perspectives : un leurre visuel doublé d’un simulateur de tir (télémètre ou illuminateur laser, ou encore simulateur de départ missile) pourrait faire réagir automatiquement ou semi-­automatiquement les systèmes de protection des engins. Même sans frappes, ce type de leurres créerait de la confusion et aurait pour conséquence une perte de confiance dans les systèmes d’autoprotection.

Avec l’avènement prévu du combat collaboratif (étape 2 du programme SCORPION, notamment), l’impact pourrait être encore plus grand. En effet, un véhicule devrait être en mesure de détecter l’agresseur d’un autre engin afin de permettre à tout ou partie des éléments d’une unité de rallier leur armement vers la cible afin d’obtenir une riposte collective en « temps réflexe ». Si un leurre déclenche une réaction semi-­automatisée pour toute une unité, cette dernière pourrait se retrouver momentanément fixée, potentiellement désorganisée et à la merci des tirs indirects.

De façon générale, le déploiement des traitements automatisés (détection, voire identification automatique ou assistée, fusion de capteurs) est optimal pour l’emploi de leurres réalistes multibandes qui vont apporter tous les signaux que l’algorithme attend, sans aucune place pour le doute que pourrait avoir un opérateur humain.

Une capacité clé

Les leurres sont indispensables dans la panoplie d’une armée apte au combat de haute intensité. L’omniprésence des moyens de détection rend plus difficile la dissimulation, et les unités doivent donc davantage se tourner vers l’ambiguïté pour créer la surprise et accroître leur survivabilité. Les leurres sont un des outils pour y parvenir. La tendance qui consiste à aller vers des formations de leurres multispectraux robotisés renforce encore leur pertinence pour le combat de demain, offre de nouvelles perspectives tactiques et permet également d’entrevoir un leurrage plus réaliste.

L’acquisition de leurres et le suivi de l’innovation dans ce domaine doit donc être une priorité. À ce titre, il pourrait être intéressant que, pour chaque programme d’armement, jusqu’à 1 % du coût total soit consacré à la création/acquisition du leurre lui correspondant. Il faut ensuite favoriser l’emploi de ces leurres. Cela passe par l’écriture d’une doctrine de la déception incluant une partie l’expliquant et l’encourageant, mais aussi par des exercices de réflexion tactique prenant en compte leur emploi dans certains stages de formation des officiers et des sous-­officiers. On pourrait également, avant de généraliser la dotation en leurres, équiper les unités lors de leur passage dans les centres d’entraînement (et les forces adverses) pour expérimenter et objectiver l’efficacité de ce type de matériel, notamment face aux capacités de détection avancées et à l’IA. Une unité spécialisée pourrait enfin être créée, notamment pour rassembler les leurres moins courants (ponts, équipements sol-air, etc.) et pour servir de centre expert (14).

Notes

(1) L’auteur remercie Jérôme Fleuriet, Michel Leblanc et Éric Villot pour leur aide précieuse.

(2) Nous ne traitons pas dans cet article des leurres pyrotechniques déployés sur certains engins et aéronefs dans le cadre des systèmes de protection active.

(3) Quelques leurres sont détenus par les armées françaises pour l’entraînement.

(4) Uwe Hessler, « East German army unit finds skills still in demand after reunification », www​.dw​.com, 16 août 2010.

(5) Aaron Jensen, « Deception Is Key to Chinese Military Strategies », https://​thediplomat​.com, 8 août 2020.

(6) ATP 7-100.2 « North Korean Tactics », Headquarters, Department of the Army, juillet 2020.

(7) Par exemple : Jérôme Dupond et Thierry Marchand, « Pour retrouver le chemin de l’efficacité militaire », Inflexions, no 4, octobre-décembre 2006, p. 179-191.

(8) « La guerre du futur selon l’armée de Terre », entretien avec Thierry Burkhard, DSI, hors-série no 73, août-septembre 2020.

(9) Martin C. Libicki, « Information & Nuclear RMA’s Compared », National Defense University Strategic Forum no 82, INSS, 1996.

(10) F. Feer, « Tactical Deception at the National Training Center », RAND Corporation, 1989.

(11) Kenneth S. Blanks, « An effectiveness analysis of the tactical employment of decoys », Command and General Staff College, 1994.

(12) Cette connaissance des signatures visible, infrarouge et électromagnétique est aussi nécessaire pour la contre-déception et pour tromper nos adversaires. Sans elle, pas de discrimination entre leurres et cibles réelles possible.

(13) Geoffrey Barkas, The Camouflage Story (from Aintree to Alamein), Cassel & Company, 1952, p. 96.

(14) Rémy Hémez, « Le bataillon fantôme. Pour la création d’une unité terrestre destinée aux opérations de déception », Défense & Sécurité Internationale, no 142, juillet-août 2019.

Légende de la photo en première page : Un T-72 gonflable. (© VdW Images/Shutterstock) 

Article paru dans la revue DSI n°152, « Royaume-Uni : Quelle coopération après le Brexit ? », mars-avril 2021.
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