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Moscou renforce son emprise sur le Daghestan

Débarrassée du terrorisme islamiste et reprise en main politiquement par le Kremlin, la République du Daghestan est plus que jamais sous la surveillance de Moscou qui la considère comme une zone géostratégique, tant pour ses voies de transport énergétiques que pour sa position militaire privilégiée.

Sur la place centrale de Makhatchkala, la capitale de la République du Daghestan, un impressionnant chantier s’achève en ce mois de décembre 2019.

Sous le regard de l’emblématique statue de Lénine qui scrute l’édifice abritant gouvernement et Parlement, cette rénovation, telle une métaphore, semble mettre un point final à une refonte politique historique. Le 2 février 2018, le Kremlin opérait en effet une purge sans précédent à l’encontre du gouvernement du Daghestan, condamnant à de la prison ferme pour corruption ses cadres les plus emblématiques, dont le Premier ministre, Abdusamad Hamidov, et le maire de Makhatchkala, Musa Musayev.

Sujet de la Fédération de Russie (1), le Daghestan a bénéficié d’une grande autonomie de gestion à la suite de la chute de l’Union soviétique. Mais son économie, victime de la désindustrialisation (2) et en mal de diversification, s’est largement reposée sur les transferts budgétaires fédéraux (qui représentaient encore plus de 74 % du budget annuel daghestanais en 2018, soit environ un milliard de dollars [900 millions d’euros] par an alloués par Moscou) (3).

Dans ce contexte économique très fragile, le clan politique de l’ancien chef du Daghestan Ramazan Abdoulatipov (2013-2017), démissionnaire quelques mois auparavant, s’est attiré les foudres de Moscou après des années de détournements de fonds publics. Une corruption endémique qui n’avait fait que s’accroître à mesure que les tensions sécuritaires ébranlaient la république fédérée russe la plus peuplée (3 millions d’habitants) des sept entités du district fédéral du Caucase du Nord.

La forte déstabilisation du Daghestan (1999-2015), corollaire de la deuxième guerre de la Tchétchénie voisine (1999-2009) (4) — elle-même déclenchée par Moscou après l’invasion de villages daghestanais par la minorité djihadiste tchétchène (5) —, a entretenu sa mauvaise réputation et une longue stagnation économique. L’établissement de « l’Émirat du Caucase » en 2007 par Dokou Oumarov, chef de guerre et dirigeant tchétchène à la tête de la faction islamiste, désirant instaurer la charia sur l’ensemble du Caucase du Nord, a accentué la pénétration du terrorisme djihadiste dans son vilayat (« district ») daghestanais : des attaques orchestrées par le groupe armé Sharia Jamaat se sont multipliées, se concentrant progressivement quasi exclusivement sur les forces de sécurité. Pendant une dizaine d’années, les nombreuses opérations antiterroristes menées par les forces russes (KTO) ont secoué des villes et villages entiers et fragilisé la population, notamment dans les environs de Bouïnaksk et de Khassaviourt.
Au total, entre 2010 et 2018, on dénombre 3599 victimes de ces violences (militants djihadistes inclus) sur le sol du Daghestan, selon les données de Kavkaz-Uzel, média indépendant de l’ONG russe Memorial (voir graphique ci-dessous).

<strong>Nombre de victimes en lien avec le terrorisme dans le Caucase du Nord (2010-2018)</strong>*

De la réislamisation à la déstabilisation

À 95 % musulman et majoritairement sunnite chafiite de tradition soufie représentée par les confréries (tariqats) Naqshbandiyya et Chadhiliyya (6), le Daghestan a vu l’apparition de l’islam sur son territoire, ainsi que sur une grande partie du Caucase du Nord, dès le VIIe siècle après notre ère : l’islamisation débuta après la conquête par le Califat islamique arabe, en 654, de la ville de Derbent (dans le Sud-Est de l’actuelle République), alors symbole de l’hégémonie des Perses qui en avaient fait le limes nord-ouest de leur Empire sassanide, berceau du zoroastrisme.
Malgré la défaite de la résistance nord-caucasienne menée par l’imam Chamil face à l’Empire russe à l’issue de l’interminable guerre du Caucase (1817-1864), la pratique de l’islam en Ciscaucasie demeura libre. Ce n’est que durant l’ère soviétique que l’islam fut interdit, bien qu’il ait survécu dans la clandestinité. « À la chute de l’URSS, le rétablissement de la liberté de culte et la plus grande ouverture des frontières eurent de nombreuses incidences. Plus que d’une renaissance, il s’agit d’une réislamisation », précise Akhmet Yarlykapov, expert reconnu, d’origine daghestanaise, au Centre for Caucasian Studies and Regional Security (MGIMO) et au Moscow State Institute of International Relations (interviewé à Moscou en décembre 2019).

Ainsi, les Nord-Caucasiens ont pu se réapproprier, de manière paisible, leur islam soufi traditionnel, sous le contrôle de la Direction spirituelle des musulmans du Daghestan.
Parallèlement, des flux de capitaux en provenance du golfe Persique et principalement d’Arabie saoudite favorisèrent l’établissement d’un courant minoritaire salafiste d’influence wahhabite (1,5 % de la population, soit environ 45 000 Daghestanais — chiffre qui revient chez les habitants et les experts, dont Akhmet Yarlykapov cité plus haut). Présent principalement dans les républiques de Kabardino-Balkarie, d’Ingouchie, de Tchétchénie, et donc du Daghestan, ce salafisme majoritairement quiétiste dit « modéré » (non politique et condamnant l’usage de la violence) n’a pu empêcher l’émergence d’une dissidence djihadiste grandement influencée par le prédicateur saoudien Ibn al-Khattab dans les années 1990.

Pacifier pour mieux contrôler : la stratégie de Moscou

En vue de sa réélection (acquise le 18 mars 2018), Vladimir Poutine poursuivit sa communication anticorruption et son processus de centralisation du pouvoir. Dès le 3 octobre 2017, soit quelques mois avant la purge du gouvernement Abdoulatipov, le président russe plaça Vladimir Vassiliev à la tête du Daghestan en tant que responsable par intérim.

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