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Moscou renforce son emprise sur le Daghestan

Premier chef de la République depuis 1948 à n’être ni musulman (il est chrétien orthodoxe) ni issu de l’une des grandes ethnies daghestanaises (il est russe d’ascendance kazakhe), Vladimir Vassiliev est membre du parti Russie unie et fut député de la Douma entre 2003 et 2017. En septembre 2018, il fut confirmé dans ses fonctions de chef du Daghestan.

Chargé par Moscou de remettre de l’ordre au niveau politique, budgétaire et sécuritaire, Vladimir Vassiliev bénéficie d’un déclin du terrorisme amorcé dès 2014 sous le mandat de son prédécesseur. En effet, alors que l’Émirat du Caucase s’affaiblissait considérablement, Ramazan Abdoulatipov avait opéré un virage répressif très critiqué quant à sa légalité et à son efficacité, en mettant fin au processus de dialogue avec les pratiquants salafistes quiétistes (7). Cette minorité fut alors la — mauvaise — cible des autorités (fichiers, contrôles et arrestations arbitraires à la sortie des mosquées, meurtres et bavures), grâce à une interprétation extensive de l’article 14 de la loi du 16 septembre 1999 sur « la prohibition du wahhabisme et d’autres activités extrémistes sur le territoire du Daghestan ».

Cette stratégie n’a fait qu’alimenter l’esprit de vengeance et la radicalisation, vers un salafisme révolutionnaire, de petits groupes de militants, voire d’individus isolés. Rarement pratiquants à l’origine, ces loups solitaires retranchés dans les zones montagneuses et rurales sont surnommés Лесные (en russe, littéralement « qui viennent de la forêt »). Des centaines d’entre eux ont rejoint les rangs de mouvances djihadistes et plus particulièrement de l’organisation État islamique (EI), à laquelle l’Émirat du Caucase, à bout de souffle, prêta définitivement allégeance en 2015 — la Russie formant alors, après la Tunisie, le plus gros contingent de cette organisation en Syrie et en Irak.

« Avant les Jeux olympiques de Sotchi, les services de renseignement ont officieusement plus que favorisé — voire parfois forcé — le départ vers la Syrie et l’Irak de nombreux Daghestanais radicalisés, ou potentiellement radicalisés, pour ne prendre aucun risque. Selon le Kremlin, 5000 ressortissants russes, dont 1500 Daghestanais, sont partis, mais il y aurait eu en réalité 5000 Daghestanais à eux seuls ! », confie Akhmet Yarlykapov. Malgré plusieurs attaques meurtrières sur des civils revendiquées par l’EI entre 2014 et 2018 ainsi que des assauts contre des cellules terroristes dormantes jusqu’en 2019, notamment à Sultan-Yangi-Yurt, dans le centre du pays, cet « exode » massif a coïncidé avec la pacification progressive du Daghestan — l’amélioration de la sécurité est d’ailleurs confirmée par les habitants de ce village proche de Kiziliourt.

Chargée de l’enregistrement des cultes, la Direction spirituelle du Daghestan, dirigée par le cheikh Akhmad Afandi Abdulaiev, ne contrôle pourtant à ce jour que la moitié des courants musulmans. Officiellement autorisé, comme en Ingouchie, le salafisme est, dans les faits, toujours muselé, sans être toutefois l’objet d’une répression aussi extrême qu’en Tchétchénie. Depuis son entrée en fonctions, Vladimir Vassiliev adopte une posture de compromis, dictée par Moscou. Il n’est pas rare d’apercevoir, à Derbent ou à Khassaviourt, des affiches le mettant en scène en train d’alerter sur les risques de radicalisation, faisant écho aux structures de prévention mises en place.

L’avocate daghestanaise Sevil Navruzova, directrice du Centre de réconciliation et d’harmonie de Derbent et membre du Conseil antiterroriste de la République du Daghestan, est très impliquée dans ce processus et participe en outre au rapatriement de djihadistes depuis la Syrie et l’Irak — un sujet délicat sur lequel le Kremlin communique peu. « Ceux qui ont commis des crimes avérés sont alors jugés en vertu du droit pénal russe et condamnés en Russie. D’autres pourront être réinsérés sous haute surveillance s’il est prouvé qu’ils ont renoncé à combattre une fois sur place ou s’ils se repentissent. Plus de cent hommes sont déjà revenus », témoigne-t-elle avec rigueur depuis son bureau à Derbent. Moscou cherche ainsi à éviter de possibles représailles sur son sol par des combattants russes, mais aussi leur récupération par de nouvelles mouvances. Officiellement, seules les épouses, sous strictes conditions, et surtout les enfants, de manière automatique, sont la priorité de ces rapatriements — une faveur que le chef de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, avait été le premier à obtenir de Vladimir Poutine en août 2017.

Un espace militaire stratégique

Plus de vingt ans après l’avènement au pouvoir du dirigeant russe et le début du second conflit tchétchène, le Daghestan constitue pour Moscou, au-delà d’une entité fédérée à stabiliser, un périmètre géostratégique à l’échelle régionale (Caucase, Asie centrale, Moyen-Orient). En témoigne le transfert en cours de la base navale russe d’Astrakhan, sur la Volga (à une centaine de kilomètres de l’embouchure du fleuve sur la mer Caspienne et à 200 kilomètres au nord du Daghestan), à Kaspiisk, sur le littoral caspien du Daghestan, à quelques kilomètres au sud de sa capitale, Makhatchkala [voir carte ci-dessous].

<strong>Le Daghestan, une république stratégique pour Moscou</strong>

C’est un symbole fort du contrôle accru du Daghestan par le pouvoir fédéral, rendu possible par le dynamisme de la future métropole Makhatchkala-Kaspiisk, où les projets immobiliers se multiplient à vue d’œil. Si cette délocalisation méridionale permettra de pallier les six mois annuels de gel des eaux navigables de la région d’Astrakhan, elle facilitera aussi l’accès au champ de tir de Dalniy, où des troupes de la marine russe ont procédé en octobre 2019 à des exercices de tirs de missiles à l’aide de lance-roquettes Tornado-G (8) et où s’entraînent les forces antiterroristes russes depuis plusieurs années. Cette situation géographique privilégiée pourrait en outre faciliter le déploiement d’opérations militaires par la marine russe, à l’instar des tirs de missiles de croisière ciblant le territoire syrien réalisés le 7 octobre 2015 depuis la frégate Daghestan positionnée en mer Caspienne, qui avaient permis à la Russie de faire étalage de sa maîtrise des 3M-14 Kalibr (code OTAN SS-N-30, un équivalent des Tomahawk américains) pour intimider les puissances militaires occidentales (9).

Un rapprochement d’autant plus stratégique dans le récent contexte de la Convention « sur le statut légal de la mer Caspienne » du 12 août 2018 (ratifiée par la Russie en octobre 2019), renforçant le leadership de la force navale russe dans la région et interdisant la circulation de navires ne battant pas pavillon de l’un des États signataires bordant la mer Caspienne (Russie, Kazakhstan, Turkménistan, Iran et Azerbaïdjan — article 3, point 11) (10).

Enfin, malgré les tensions existant entre Moscou et Téhéran sur ce cadre juridique (qui emprunte à la fois au régime de la mer intérieure et à celui du lac et confirme les limites des droits iraniens d’exploitation des hydrocarbures), ce transfert rapprochera les deux puissances sur le plan énergétique (projets de plateforme de forage en Iran financés par la Russie), commercial (nouveaux ferries de produits alimentaires, investissements iraniens au Daghestan) et militaire (proximité). « Ces éléments s’inscrivent dans la consolidation d’un axe ferroviaire, routier et maritime Moscou-Bakou-Téhéran-Chabahar-Bombay — projet de couloir international de transport “Nord-Sud” (INSTC) — qui entend être le pendant, via l’Iran, de l’axe Kachgar-Islamabad-Gwadar des nouvelles routes de la soie chinoises, en cours de construction via le Pakistan. Par Kaspiisk, le Caucase du Nord est en train de récupérer une importance stratégique qu’il avait quelque peu perdue » explique René Cagnat, colonel en retraite de l’armée française et grand spécialiste de l’Asie centrale et de la Russie.

Des voies de transport énergétiques

Si le Daghestan demeure si hautement stratégique, c’est également parce qu’il est traversé depuis plusieurs décennies, au même titre que la Tchétchénie, par des voies de transport de matières premières, dont Moscou dépend et qu’il entend sécuriser, pérenniser et rentabiliser.

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