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La stratégie comme globalité

Cette dernière, plus jeune, qui est apparue après la Deuxième Guerre mondiale a ses racines dans les théories politiques et les théories des relations internationales, ainsi que dans l’analyse des systèmes/la recherche opérationnelle. Elle privilégie les approches quantitatives permettant de tester des théories toujours plus complexes et compliquées. Anhistorique, peu sensible aux différences culturelles, à la langue de bois, elle s’est entre-­temps beaucoup répandue dans les études des relations internationales, même au King’s College de Londres, et ceci n’est pas entièrement positif.

Quant à l’Allemagne, les crimes du régime nazi et de la Wehrmacht pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui ont tellement discrédité les contributions des auteurs allemands sur le sujet, et la conversion des Allemands à une mentalité plus pacifique, presque pacifiste ont mis presque entièrement fin aux contributions allemandes aux études stratégiques. Bien qu’il en existe d’excellentes concernant les études sur la paix et l’histoire militaire (surtout dans le domaine de l’histoire militaro-sociale), les Allemands restent très méfiants à l’égard des études stratégiques.
La France en revanche me semble être devenue très favorable aux études stratégiques, du moins ses cercles académiques et militaires. Elle a produit une série de grands penseurs au XXe siècle, de Raoul Castex ou Pierre-­Marie Gallois, qui ont été des penseurs impressionnants même si on peut ne pas partager tous leurs points de vue, à André Beaufre que j’admire beaucoup, ou Lucien Poirier, qui a laissé une empreinte très distinctive sur les études stratégiques françaises, ou encore les théoriciens de la contre-­insurrection Roger Trinquier et David Galula, longtemps plus connus aux États-Unis qu’en France. La France dispose d’un certain nombre d’institutions où la guerre est étudiée avec une approche sympathique à l’égard des war studies britanniques, comme les universités de Paris‑I, Paris‑II, Paris‑IV, Sciences Po Paris, et des think tanks tels que l’IFRI, l’IRSEM et la FRS.

Pourtant, les gouvernements non seulement allemands, mais aussi britanniques et français sont souvent accusés de ne pas être bons pour « faire » de la stratégie ou même de ne pas comprendre la stratégie. La cause principale n’est pas l’absence d’un excellent travail en études stratégiques, mais l’extrême politisation et bureaucratisation des processus d’élaboration des stratégies dans toutes les démocraties modernes. Dans chaque cas, de nombreux intérêts différents sont représentés dans ce processus, des différents services armés aux différents ministères soucieux de sécuriser leur part des dépenses de défense ou aux ministres poursuivant leurs propres agendas, attentifs au succès de leur propre carrière, sans parler des considérations liées à la politique d’alliance et aux intérêts des grandes entreprises, des exportations d’armes, de la sécurité énergétique… Ainsi, l’élaboration de la stratégie a tendance à ne pas suivre les conseils produits par les études stratégiques ou les experts régionaux, mais prend en compte une multitude de préoccupations institutionnelles ou étroitement politiques sans rapport avec la résolution – ou à peine liées à celle-ci – d’un problème de défense ou d’une crise étrangère avec les meilleurs moyens disponibles et de la manière la plus raisonnable.

Vous êtes l’un des stratégistes les plus respectés. Quels conseils pouvez-vous donner aux aspirants stratégistes qui envisagent de commencer un doctorat ? Et quels sujets semblent, de votre point de vue, d’un intérêt particulier, non seulement pour ces aspirants stratégistes, mais aussi pour la communauté des stratégistes au sens large ? En d’autres termes, y a‑t‑il des « points faibles » sur les affaires stratégiques actuelles ?

Je conseillerais à quiconque débutant un doctorat et s’intéressant aux relations internationales en général ou à la stratégie en particulier de s’éloigner de toutes les théories monocausales, c’est-à‑dire des théories qui tentent de réduire les complexités de l’élaboration de la stratégie à une variable « indépendante » et à une variable dépendante, se concentrant sur une seule causalité supposée. Dans les relations humaines, où trouvez-vous jamais une seule « variable indépendante » ? Toutes les variables du processus d’élaboration de la stratégie dépendent d’autres variables, et c’est le comble de la folie de penser que l’on peut isoler une variable de toutes ces autres influences comme s’il s’agissait d’une substance dans un laboratoire.

En ce qui concerne les lacunes dans les études stratégiques, c’est-à‑dire les approches qui n’ont pas été suffisamment étudiées, l’une d’elles est celle de l’étude de la guerre et de l’élaboration de stratégies en cours de route, de toutes parts. Toute guerre ou tout conflit, y compris une guerre froide, est multilatéral : il y a toujours au moins deux côtés. Comment peut-on donc n’étudier qu’un seul côté ? À moins que vous ne vouliez retracer certains traits culturels d’un pays sur plusieurs siècles, l’idée d’une histoire militaire américaine ou d’une histoire militaire néerlandaise ou d’une histoire militaire française ou allemande est absurde. Même si vous voulez vous concentrer sur les traditions d’une seule culture, vous ne verrez que ce qui est particulier et ce qui ne l’est pas, mais qui est largement partagé à un moment en le comparant avec d’autres cultures.

Mais pour étudier cette dimension internationale de la stratégie – regarder la guerre de tous les côtés ou comparer les cultures –, il faut des langues. Et la littérature dominante sur les études stratégiques, en termes de quantité, est écrite en anglais, par des Américains et des Britanniques, de moins en moins d’entre eux lisant ne serait-ce qu’une langue étrangère, sans parler de langues difficiles comme le russe, l’arabe ou le chinois. Il n’est pas étonnant qu’ils se tournent tous vers des études quantitatives ou théoriques des relations internationales – ils ne peuvent tout simplement pas s’attaquer à des études véritablement inter-­nationales, faute de langues, de connaissances historiques et de sensibilité culturelle. En même temps, cela les rend nécessairement aveugles aux différentes visions du monde, car ils vivent dans une bulle anglo-­saxonne. Ce qui est profondément déplorable, c’est le nombre de jeunes chercheurs européens qui pensent que choisir une telle approche est le seul moyen de réussir, laissant de côté leurs compétences linguistiques et leur connaissance des variations culturelles (qui comprend l’histoire) et se transformant volontairement en clones de sociologues américains avec leur compréhension pseudo-­scientifique limitée du monde.

Enfin, tardivement, j’ai découvert, avec l’aide de collègues de l’université Paris‑II Panthéon-Assas et de leur excellent Centre Thucydide, l’importance du droit des conflits armés pour réfléchir aux études stratégiques. Avec les considérations politiques et 
militaro-technologiques, les dimensions juridiques de l’élaboration de stratégies sont extrêmement importantes et souvent ignorées par les politologues. Il reste encore beaucoup à explorer en intégrant cette dimension à notre analyse.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 4 novembre 2020.

Légende de la photo en première page : Napoléon à Wagram, par Horace Vernet. La stratégie est une globalité. (© D.R.)

Article paru dans la revue DSI n°151, « Royal Marines : nouvelles missions, nouvelles visions », janvier-février 2021.

Batailles. Une histoire des grands mythes nationaux, Isabelle DAVION et Béatrice HEUSER (dir.), Belin, Paris, 2020, 319 p.

Penser la stratégie de l’Antiquité à nos jours, Béatrice HEUSER, Picard, Paris, 2013, 432 p.

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