Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Une Amérique divisée ?

Cette situation contraste avec les présidences récentes, mais la tendance apparaît dès 2017. À leur prise de fonction, les présidents Clinton et Bush Jr. avaient respectivement 67 et 65 % d’opinions favorables, comme Biden cette année. Obama était globalement plus populaire (75 %) alors que Trump était historiquement impopulaire (48 %). Le véritable glissement se fait dans le camp adverse : en 1993, 50 % des républicains avaient une opinion favorable de Clinton ; en 2001, 46 % des démocrates laissaient le bénéfice du doute à Bush Jr. Même Obama jouissait de 53 % d’opinions favorables chez les républicains. L’effondrement partisan se vérifie sans surprise sous Trump, avec seulement 17 % d’opinions favorables chez les démocrates lors de son investiture. Biden, lui, ne fait guère mieux : 23 % d’opinions favorables chez les républicains, mais 67 % chez les indépendants, soit plus que Clinton et Bush (64 et 59 %) et moins qu’Obama (75 %) (9). Si la polarisation est indéniable, elle n’est pas généralisée : elle est nettement moindre chez les indépendants, qui représentent un peu plus d’un tiers de l’opinion.

Cependant, ils ne sont pas toujours pris en compte, donc pas représentés dans les sondages, ce qui accentue le récit d’une polarisation totale. Ainsi, les cotes d’approbation de Biden comme de Trump sont totalement partisanes. Chaque camp est parfaitement regroupé derrière son champion, malgré le côté peu enthousiasmant de Biden d’un côté et résolument clivant de Trump de l’autre. Les démocrates, qui ne considéraient pas Trump comme légitime (ils sont à l’origine du slogan #NotMyPresident) peuvent difficilement s’attendre à ce que les républicains se montrent plus magnanimes une fois dans l’opposition. La différence fondamentale est que les démocrates n’ont pas contesté le résultat de l’élection de 2016. Ils ont remis en cause l’équité du système du collège électoral et de la représentativité du Sénat, qui avantage les républicains — même si Obama a été élu deux fois et que les démocrates ont réussi à faire élire 59 sénateurs en 2008, malgré les déséquilibres du système. Mais les contestations de l’élection de 2020 sont inédites par leur persistance et leur diffusion à la fois dans l’opinion et dans la classe politique.
La polarisation ne se fait pas seulement entre deux blocs cohérents, démocrates et républicains, mais aussi au sein des partis. Les républicains « traditionnels » ne sont pas réductibles aux trumpistes loyaux. Une autre ligne de fracture oppose les « Fox News Republicans » (dont la chaîne Fox News est la principale ou seule source d’information) et les « non-Fox News Republicans ». L’écosystème médiatique conservateur inclut également les chaînes Newsmax et OANN et les talk-shows radiophoniques, très suivis, auxquels il faut désormais ajouter les réseaux sociaux. Le tout constitue des chambres d’écho où les biais de confirmation sont exacerbés, jusqu’à l’adhésion à des « faits alternatifs » (10).

Les démocrates ne sont pas exempts de divisions . Les plus audibles pour les médias, sur Twitter, sont un miroir très déformant de l’état de l’opinion démocrate (11). Certains slogans très marqués à gauche (« Defund the Police ») et la revendication du socialisme passent bien mieux dans les bastions que dans les circonscriptions prises aux républicains en 2018 dans les banlieues de Virginie ou du comté d’Orange en Californie. Selon un sondage NBC de janvier 2021, chaque aile des deux partis (républicains trumpistes et traditionnels, démocrates centristes et de gauche) est à égalité stricte : 17 % des sondés chacun. Aucune faction n’est donc arithmétiquement illégitime (12).

Un système polarisant

Le double impact — sanitaire et économique — du coronavirus a eu un effet de catalyseur, mais il accentue une situation préexistante. La polarisation des appareils, donc de l’offre électorale, est également induite par différentes contraintes du système politique. Le mode de scrutin, majoritaire à un tour, décourage la recomposition du paysage partisan en entités plus petites, mais idéologiquement cohérentes, à gauche comme à droite. Le premier des deux grands partis qui se scinde est condamné à la minorité permanente. Le système des primaires donne aussi une prime aux plus radicaux dans chaque camp, notamment dans leurs bastions. Cette tendance est accentuée par les découpages partisans (gerrymandering), qui ont précédé la présidence Trump et lui survivront. La conséquence immédiate est une homogénéisation électorale, en écho à l’homogénéisation des lieux de résidence (Big Sort). Enfin, la médiatisation très binaire des sondages contribue à accentuer la polarisation du climat politique.

La dramatisation à outrance des enjeux par la polarisation affective — on vote pour sauver l’Amérique — a eu une conséquence heureuse en stimulant de façon inédite la participation démocratique, en dépit du contexte sanitaire. En 2018 comme en 2020, la participation a atteint des niveaux records, tant chez les démocrates que chez les républicains. Trump a fait bien mieux en 2020 qu’en 2016 : les démocrates ne doivent pas se laisser griser par le discours d’une large victoire. Par ailleurs, Trump a suscité malgré lui un nombre record de candidatures, notamment de femmes issues des minorités. Là encore, c’est un sursaut démocratique bienvenu, dans l’absolu.

Le principal défi des années Biden est celui d’une réconciliation qui semble très improbable au regard de la radicalisation d’une partie considérable de l’électorat républicain, resté globalement loyal à Trump malgré des défections bruyantes. Le style Trump s’est nourri d’un clivage exacerbé et a catalysé la polarisation affective — la détestation — dans l’opinion. De nombreux élus, soucieux de ne pas insulter l’avenir, vont privilégier une ligne dure à des fins électoralistes. Plus inquiétant, 15 à 20 % des Américains des deux partis estiment que le recours à la violence n’est pas illégitime si leur camp perd une élection nationale (13). Une démocratie peut-elle fonctionner sainement quand une part de la population refuse d’admettre la possibilité même d’une alternance en sa défaveur ?

Notes

(1) Morris P. Fiorina, Unstable Majorities : Polarization, Party Sorting & Political Stalemate, Stanford, Hoover Institution Press, 2017.

(2) Alan Abramovitz, The Great Alignment : Race, Party Transformation, and the Rise of Donald Trump, New Haven, Yale University Press, 2018.

(3) Samara Klar et Yanna Krupnikov, Independent Politics : How American Disdain for Parties Leads to Political Inaction, Cambridge University Press, 2016.

(4) Marc Hetherington et Jonathan Weiler, Prius or Pickup ? How the Answers to Four Simple Questions Explain America’s Great Divide, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2018.

(5) Bill Bishop, The Big Sort : Why the Clustering of Like-Minded America is Tearing Us Apart, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2008.

(6) Andrew Van Dam et Heather Long, « Biden won places that are thriving. Trump won ones that are hurting », The Washington Post, 15 novembre 2020.

(7) Michele Margolis, From Politics to the Pews : How Partisanship and the Political Environment Shape Religious Identity, Chicago, University of Chicago Press, 2018.

(8) Les données qui suivent proviennent de sondages ABC/Washington Post (10-13 janv. 2021), Axios (11-13 janv.), Pew Research Center (8-12 janv.) et Quinnipiac (15-17 janv.).

(9) Megan Brenan, « Public’s Mood Sours — 16 % Satisfied, 39 % Approve of Trump », Gallup, 21 décembre 2020.

(10) « Trumpism After Trump ? How Fox News Structures Republican Attitudes », Public Religion Research Institute, 18 novembre 2020.

(11) Nate Cohn et Kevin Quealy, « The Democratic Electorate on Twitter Is Not the Actual Democratic Electorate », The New York Times, 9 avril 2019.

(12) Dante Chinni, « How many political parties in the U.S. ? Numbers suggest four, not two », NBC News, 24 janvier 2021.

(13) Liliana Mason et Nathan P. Kalmoe, « What you need to know about how many Americans condone political violence — and why », The Washington Post, 11 janvier 2021.

Légende de la photo en premièer page : Le 30 mai 2020, deux habitants de Minneapolis manifestent devant le commissariat de la ville où a été déployée la Garde nationale du Minnesota après quatre nuits consécutives de violentes manifestations suite à la mort de George Floyd. La mort de cet Afro-Américain de 46 ans, victime de violence policière, a été l’élément déclencheur d’une vague de manifestations qui auraient touché plus de 2500 villes américaines. Alors que Donald Trump avait proposé de faire appel à l’armée pour « régler rapidement le problème », la hiérarchie militaire avait fait part de sa réticence à voir des troupes régulières engagées dans le maintien de l’ordre des villes. (© Xinhua/Angus Alexander)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°61, « Géopolitique des États-Unis », Avril – Mai 2021.

À propos de l'auteur

Lauric Henneton

Maître de conférences à l’université de Versailles, spécialiste de l’histoire et de la civilisation anglo-américaine, et auteur de l’Atlas historique des États-Unis (Autrement, 2019) et de Le rêve américain à l’épreuve de Donald Trump (dir., Éditions Vendémiaire, octobre 2020).

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