Les attentes des Européens à l’égard de l’administration Biden sont à la hauteur de l’anxiété et des désaccords qui ont marqué leurs relations avec le président Trump. Réticences à réaffirmer la garantie de sécurité américaine à l’égard de l’Europe, rejet du multilatéralisme et des organisations internationales, sanctions commerciales, affinités personnelles avec des leaders de régimes autoritaires plutôt qu’avec ses partenaires du « monde libre » : le prédécesseur de Joe Biden avait tout pour déplaire aux dirigeants européens et le simple fait que son séjour à la Maison-Blanche ait pris fin est déjà, en soi, un motif de satisfaction pour eux. Le ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas déclarait ainsi en novembre dernier qu’il s’agissait désormais de « réparer » les relations transatlantiques après des années passées à « limiter les dégâts ». Maas envisageait pour l’avenir un « new deal » entre Américains et Européens (1).
Un retour au multilatéralisme très attendu
Sur certains points, les attentes des Européens sont déjà en partie satisfaites. Le président Biden a ainsi clairement renoué avec le multilatéralisme en annonçant le retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat et l’annulation de la procédure de retrait de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Il a également manifesté son intention de revenir dans l’accord nucléaire iranien. Ce retour en grâce du multilatéralisme est confirmé par la nomination d’Antony Blinken, fervent partisan de la coordination avec les alliés de l’Amérique, comme secrétaire d’État. Ce point est essentiel tant il est vrai que la vitalité du multilatéralisme est une condition essentielle de la capacité des Européens à influencer les affaires internationales et les relations transatlantiques en particulier. Les Européens seraient en effet beaucoup moins à l’aise dans un monde dominé par la pure confrontation entre grandes puissances. Le « nouveau programme transatlantique » proposé par la Commission européenne à la nouvelle administration met ainsi l’accent sur le rôle moteur que le partenariat transatlantique pourrait jouer dans la promotion de la coopération mondiale dans la lutte contre la COVID-19 et en matière de climat (2).
Des conflits commerciaux en suspens
Sur le terrain commercial, le tableau est plus nuancé. L’attente immédiate des Européens concerne la résolution des conflits engagés contre eux par le président Trump. Le commissaire européen au Commerce, Valdis Dombrovskis, a ainsi appelé la nouvelle administration américaine à mettre un terme aux droits de douane imposés sur l’acier et l’aluminium européens. Pour justifier ces droits, Trump avait invoqué des impératifs de sécurité nationale, ce qui était particulièrement insultant pour les alliés européens. La Commission européenne souhaiterait également résoudre le conflit qui oppose Américains et Européens dans le domaine aéronautique, et propose l’annulation des tarifs imposés aux avions Airbus et Boeing.
Sur le plus long terme, la coopération transatlantique en matière commerciale sera néanmoins limitée par les engagements de Biden. Dans ce domaine, le nouveau président montre en effet des points de convergence avec son prédécesseur. Une des principales leçons tirées de l’élection de 2016 par les démocrates a été que de plus en plus d’Américains se montrent critiques à l’égard de la mondialisation, voire favorables à des mesures protectionnistes. Biden a ainsi souligné qu’il ne signerait aucun nouvel accord commercial avant d’avoir fait des investissements massifs en faveur des travailleurs américains (3). Cet engagement reflète le concept de « politique étrangère pour la classe moyenne » promu par le nouveau conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan. De fait, une des premières décisions de Biden a été un décret « Buy American » d’inspiration protectionniste, donnant la priorité aux produits américains dans les commandes publiques. On peut donc s’attendre à une politique commerciale prudente, non seulement vis-à-vis de l’Union européenne (UE), mais aussi du Royaume-Uni, à qui l’administration Trump avait un temps fait miroiter un accord favorable pour faire du Brexit un succès.
Le dilemme chinois et l’« autonomie stratégique ouverte » de l’UE
Autre sujet délicat, la relation avec la Chine. Ici aussi, une certaine continuité avec l’administration précédente est à prévoir. L’idée que la Chine est le principal compétiteur de l’Amérique et qu’une politique de fermeté s’impose fait désormais l’objet d’un consensus bipartisan à Washington. Il y a donc tout lieu de penser que les Américains continueront d’exercer de fortes pressions sur leurs alliés pour les pousser à s’aligner sur une position dure à l’égard de Pékin.
Quant aux Européens, ils ont à leur manière pris aussi conscience du défi chinois. Au niveau de l’UE, la communication du 12 mars 2019 a fait date en qualifiant la Chine de « rival systémique » (4). Des mesures portant sur le contrôle des investissements étrangers au regard des risques en matière de sécurité, mais aussi sur la sécurité des infrastructures 5G ou encore sur les subventions d’États tiers, ont toutes été adoptées depuis, principalement en vue de contrer les stratégies d’influence économique chinoises en Europe. En somme, ces dernières années ont marqué la fin d’une certaine « naïveté » européenne à l’égard de la Chine (5).
Toutefois, cette évolution est loin de signifier un alignement pur et simple sur Washington et encore moins l’amorce d’un « découplage » économique avec la Chine. En témoigne l’Accord global sur les investissements entre l’UE et la Chine signé en décembre 2020. Vu de Washington, cet accord est malvenu, non seulement parce qu’il envoie un signal positif à Pékin, mais aussi et surtout parce que les Européens l’ont conclu sans attendre l’arrivée au pouvoir de l’administration Biden et donc sans se concerter avec elle. Vu de Bruxelles, cet accord illustre parfaitement le concept d’« autonomie stratégique ouverte », promu ces derniers mois par la Commission européenne. D’une part, les Européens invoquent leur « autonomie » pour faire valoir qu’ils n’ont pas à attendre d’autorisation des Américains pour traiter avec les Chinois, de la même façon que l’Amérique de Trump n’avait pas demandé l’autorisation des Européens pour signer l’accord « phase un » avec la Chine en janvier 2020. D’autre part, les Européens soulignent que leur ambition d’autonomie se veut aussi « ouverte », c’est-à-dire que loin d’être un paravent pour une sorte de néoprotectionnisme, elle reste compatible avec la tradition européenne d’ouverture aux échanges, à partir du moment où ces échanges restent équilibrés et ne donnent pas un avantage disproportionné aux concurrents de l’Europe. Si les Américains émettent aussi des doutes sur la capacité des Chinois à mettre en œuvre leurs engagements, les Européens répondent que l’accord de décembre fournira un texte de référence aux autres États désireux d’obtenir des concessions de la part de Pékin et permettra de mettre en lumière les contradictions chinoises en cas de violation.
Les Européens sont donc prêts dans une certaine mesure à suivre les États-Unis dans une politique de vigilance à l’égard de la Chine mais pas à renoncer à défendre leurs intérêts propres. De ce point de vue, la coopération transatlantique sera probablement plus aisée sur le terrain des valeurs démocratiques. La Commission européenne a ainsi apporté son soutien au projet du président Biden d’organiser un sommet international pour la démocratie, façon de structurer un front idéologique face aux régimes autoritaires chinois et russes.
Une posture de défense qui reste à préciser
Sur le terrain de la défense enfin, l’arrivée au pouvoir d’un président atlantiste et ferme à l’égard de Moscou ne peut que resserrer les liens avec les Européens (6). Un premier signal fort pourrait être de revenir sur la décision du président Trump de retirer 12 000 soldats d’Allemagne. Si certains États européens, en particulier à l’Est, considèrent que la parenthèse ouverte sous Trump au sujet de l’« autonomie stratégique européenne » peut maintenant se refermer, d’autres se montrent plus prudents. D’une part, le trumpisme comme force électorale n’a pas disparu et ce qui s’est produit en 2016 pourrait se reproduire à l’avenir. D’autre part, plus les États-Unis s’investiront dans leur compétition avec la Chine, plus ils auront besoin d’alliés européens capables d’intervenir de façon autonome dans leur voisinage sans trop se reposer sur l’effort militaire américain. Suivant cette approche, le renforcement de la politique européenne de défense, illustré ces dernières années par des initiatives comme la Coopération structurée permanente ou le Fonds européen de la défense, reste plus que jamais d’actualité. L’idéal serait donc pour les Européens que l’administration Biden parvienne à un savant dosage entre réengagement en Europe, maintien d’une certaine pression amicale en faveur d’une contribution croissante des Européens à leur propre sécurité, et soutien constructif au développement de la coopération européenne en matière de défense.
En tout état de cause, si les Européens attendent beaucoup d’une relance de la coopération transatlantique avec le président Biden, beaucoup d’entre eux espèrent aussi faire valoir le fait que les années Trump les ont vus mûrir et s’affirmer, aussi bien d’un point de vue économique à l’égard de la Chine, qu’en matière de défense. La rupture avec Trump ne devrait donc pas être un simple retour au partenariat transatlantique d’antan. C’est bien un « new deal » qu’il s’agit de construire.
Notes
(1) Associated Press, « Europe hopes for reset, end to “damage control” under Biden », 24 novembre 2020.
(2) Commission européenne, « UE – États-Unis : un nouveau programme transatlantique pour un changement planétaire », Communiqué de presse, 2 décembre 2020.
(3) Thomas L. Friedman, « Biden made sure “Trump is not going to be president for four more years” », The New York Times, 2 décembre 2020.
(4) Commission européenne, « EU-China – A strategic outlook », JOIN(2019) 5 final, 12 mars 2019 (http://bit.ly/3kDkNZj).
(5) Louise Guillot, « Europe has been “naive” about China, says Josep Borrell », Politico Europe, 3 mai 2020.
(6) Andrew Rettman, « Biden tells Western allies : “America’s back” », EUObserver, 5 février 2021.
Légende de la photo ci-dessus : Le 20 janvier 2021, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, se félicitait de compter « de nouveau un ami » à la Maison-Blanche, l’invitant à une réunion afin de « construire un pacte fondateur nouveau ». (© Shutterstock)