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Libye : terre de mercenaires, zone d’influence russe

Sans armée régulière, Khalifa Haftar a usé de ses contacts économiques, politiques et militaires auprès de ses alliés arabes (Égypte, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Jordanie) pour obtenir à la fois une supériorité aérienne nécessaire et les avantages offerts par les compagnies de sécurité privées, notamment russes, et ainsi avoir une position de force pour les négociations. Parmi les sociétés russes en présence, on peut citer RSB-Group, propriété d’Oleg Krinitsyn, dont une centaine d’hommes ont débarqué à Benghazi en 2017. Libéré des djihadistes dans cette ville et à Darnah, Khalifa Haftar avait besoin de l’appui d’une entreprise spécialisée en déminage et protection d’installations pétrolières afin de garantir la sécurité de ses conquêtes dans le golfe de Syrte, cœur du secteur énergétique libyen. Quant au groupe Wagner, il a été fondé et est dirigé par Dimitri Outkine, lieutenant-colonel à la retraite et ancien membre des Forces spéciales russes (Spetsnaz). Avec des hommes formés principalement par l’armée russe et des services de renseignements, Wagner possède au moins quatre unités de combat, une avec chars, trois de communication, une de reconnaissance et intelligence, une d’ingénierie. On les a ainsi vus se déployer dans le Donbass ukrainien et lors de la bataille de Palmyre, en Syrie, en mars 2016. Environ un millier ont débarqué à Benghazi, via le port syrien de Lattaquié, fin 2018 pour préparer l’assaut sur Tripoli.

Selon le chercheur polonais Grzegorz Kuczynski, la guerre en Libye est devenue « une guerre de pouvoir entre la Russie, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte d’une part, la Turquie, le Qatar et l’Italie d’autre part. Les deux camps continueront à envoyer des mercenaires pour offrir un appui à l’ANL pour les premiers ou au GNA pour les seconds ». Ces mercenaires sont un renfort précieux, notamment pour les forces de Khalifa Haftar, car ce dernier a une longue expérience au combat. Il est difficile de connaître le nombre d’hommes en armes russes en Libye ; ils étaient environ 3 000 en septembre 2020, en plus de 2 000 Syriens, rien que pour le groupe Wagner (2). Leur nombre a été croissant face à l’arrivée d’autres soldats, également syriens mais recrutés par la Turquie, dont le déploiement a été fondamental pour faire reculer les forces de Khalifa Haftar lors de la bataille de Tripoli (avril 2019-juin 2020) ainsi que pour consolider l’influence du président turc, Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014), auprès du GNA tout en isolant l’UE et l’ONU. Toujours en provenance de Lattaquié, des Russes des groupes Moran et Schift ont également débarqué à Benghazi début 2020 ; en Syrie, les premiers avaient notamment combattu contre Jaich al-Islam à Homs, quand les seconds ont assuré la sécurité des installations pétrolières à Syrte. Cette arrivée de mercenaires russes, dont la facture est payée par les monarchies du Golfe, permet de contrebalancer la présence de Syriens recrutés par la Turquie.

Le recours à des milices arabes et africaines, dont des salafistes

Khalifa Haftar a aussi bénéficié des services de différentes compagnies de sécurité privées arabes, qui veulent aussi profiter de ce marché juteux de la privatisation de la guerre. Ainsi, le maréchal est allé chercher des milices soudanaises et tchadiennes pour ses campagnes vers le sud, ce qui lui a notamment permis d’être en position de force pour reprendre au GNA les installations pétrolières de l’ouest et approcher la capitale. On compte ainsi des hommes du mouvement soudanais Justice et égalité, dirigé par Abdelkarim Cholloy Konti, de l’Armée de libération du Soudan-faction Minni Minawi, de Haber Ishak, et de l’Armée de libération du Soudan-faction Abdel Wahib, de Youssef Ahmed Karjakola, qui ont permis le contrôle de la frontière avec l’Algérie et du champ pétrolier de Sharara, notamment exploité par Total. En juillet 2019, environ 1 000 mercenaires soudanais des Forces de soutien rapide, proches du gouvernement militaire de Khartoum, ont participé au siège de Tripoli. Dirigées par Mohamed Hamdan Dogolo, dit « Hemidti », vice-président du Conseil de souveraineté installé au pouvoir après la chute d’Omar al-Bachir en avril 2019, ces Forces de soutien rapide ont pu rassembler jusqu’à 30 000 hommes, principalement issus des milices arabes Janjawid, accusées de crimes contre l’humanité au Darfour. Financées par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, elles ont également été envoyées au Yémen, et sont accusées par les ONG de participer aux trafics de personnes, d’armes et d’hydrocarbures dans la région.

Grâce à ces liens avec les tribus toubous et touarègues, au sud de la Libye, Khalifa Haftar compte aussi sur des Tchadiens, en particulier du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad, dirigé par Mahdi Ali Mahamat, avec quelque 700 hommes à Jufrah et que le maréchal connaît de ses années de guerre dans ce pays, notamment à Aouzou, et de l’Union des forces pour la démocratie et le développement, de Mahamat Nouri. Khalifa Haftar a aussi recruté des membres de milices locales madkhalites pour lutter contre les djihadistes. Le madkhalisme est une variante de la pensée salafiste quiétiste, tirant son nom de celui du théologien saoudien Rabi al-Madkhali (né en 1932), proche du régime de Riyad, et qui a pris son essor en Libye au début des années 2000 lorsque Mouammar Khadafi les a fait venir afin de lutter contre le Groupe islamique combattant. Les madkhalites sont à la tête de plusieurs bataillons – Tawhid, Tariq ibn Ziyad, Subul al-Salam, Al-Wadi et Al-Kaniyat – qui ont par exemple participé à la défense de Benghazi sous les ordres de Sadeq al-Ghariani, ancien mufti de Tripoli et proche du Qatar.

Dans cette guerre libyenne, la première complètement privatisée de l’histoire depuis que ce phénomène s’est développé avec le conflit en Irak en 2003, on trouve aussi des compagnies américaines, britanniques, françaises, italiennes, turques et jordaniennes, entre autres, certaines présentes dans le pays depuis le soulèvement de 2011 contre le régime de Kadhafi. On rencontre ainsi l’Américain Erik Prince, fondateur de Blackwater (devenue Academi en 2011). Poursuivi pour les exactions de ses hommes en Irak, l’homme d’affaires et ancien membre des forces spéciales de l’US Navy vit depuis 2010 à Abou Dhabi, où il a été chargé, peu avant les « printemps arabes », de former une force de 800 soldats étrangers prêts à intervenir. Il a ainsi aidé l’émirat à créer une compagnie de sécurité, la Reflex Responses (R2). En mai 2011, cette dernière et la famille régnante Al-Nahyan ont signé un contrat de 530 millions d’euros pour former l’unité d’élite Security Support, forte d’un millier d’hommes formés en renseignement et en contre-terrorisme. Certains sont allés en Libye aux côtés de l’ALN. Depuis 2015, ils pilotent des avions de combat émiratis Air Tractor AT-802, appuyant depuis les airs les forces de Khalifa Haftar. Ces avions ont été cruciaux durant les batailles de Benghazi (octobre 2014-décembre 2017) et de Darnah (mai 2018-février 2019), l’un des principaux fiefs djihadistes dans le nord de l’Afrique. Ces appareils décollent de la base d’Al-Khadim, dans l’est du pays.

Faire la guerre, un intérêt économique et géopolitique

Les principaux fournisseurs de mercenaires, dont Erick Prince, nient leur implication en Libye, pays où finalement aucune armée régulière ou étatique n’est nécessaire. Les compagnies privées non seulement s’occupent des attaques, tout en se dédouanant des responsabilités pour les « dommages collatéraux », mais elles assurent aussi tous les échelons de la chaîne logistique, participant au transport des armes et des soldats. Khalifa Haftar et l’exécutif de Tobrouk ont par exemple fait appel à l’entreprise moldave Sky Prim Air, liée à l’opérateur émirati Oscar Jet. Des vols ont ainsi été identifiés entre les bases de Zintan (ouest) et de Tobrouk avant et après des batailles.

Le GNA, non élu, mais reconnu par la communauté internationale, imposé par l’ONU après l’échec du processus de paix en 2015, ne possède pas d’armée au sens propre. Il recrute des milices islamistes locales, notamment financées par le Qatar, des unités de renseignement italiennes, des mercenaires français et britanniques, des soldats turcs. En janvier 2020, alors que les troupes de Khalifa Haftar avançaient vers Misratah, la Turquie a été le premier gouvernement à officialiser son ingérence dans les affaires libyennes. Inquiet des liens entre le Parlement de Tobrouk et Chypre, Recep Tayyip Erdogan a envoyé des troupes de « non combat », officiellement pour protéger le fragile cessez-le-feu négocié avec la Russie. Mais avec ces hommes turcs sont également arrivés à Tripoli et à Misratah des mercenaires syriens provenant notamment de l’Armée nationale syrienne (ANS), rassemblement de groupes rebelles soutenus par Ankara, dont des islamistes. Beaucoup sont membres des divisions salafistes Sultan Mourad et Moutasim.

L’intervention militaire turque avec des mercenaires syriens non seulement a changé la donne de la guerre à Tripoli, durant le siège par les troupes de l’ANL et leurs alliés entre avril 2019 et juin 2020, mais elle a aussi permis de consolider l’influence politique, économique et militaire d’Ankara dans le pays, dans un contexte d’ambitions néo-ottomanes et de tensions en Méditerranée pour le contrôle des ressources énergétiques. En juillet 2020, le front était à la hauteur de Syrte, cœur de l’industrie pétrolière de Libye, avec des troupes turques installées dans l’ouest, notamment à Al-Watiya, près de la frontière tunisienne. Des entreprises turques continuaient à arriver à la capitale et à Misratah, et des dirigeants politiques proches d’Ankara et de l’AKP (Parti de la justice et du développement), comme le ministre de l’Intérieur, Fathi Bachagha (depuis 2018), ont pris le contrôle au sein d’un GNA de plus en plus divisé, décrié et incapable de résoudre ne serait-ce que les problèmes quotidiens d’une population éreintée par la guerre.

Si elles ne soutiennent pas le même camp, la Turquie et la Russie partagent des intérêts communs en intervenant en Libye : gagner une position stratégique en Afrique du Nord permettant, dans le cas de Moscou, d’étendre son influence sur le reste du continent ; pour Ankara, d’ouvrir une porte vers un Sahel source d’instabilité pour l’Europe occidentale. De plus, leur action permet de faire pression sur l’OTAN et sur l’UE, les obligeant à négocier.

À propos de l'auteur

Javier Martín

Journaliste, directeur du bureau régional de l’agence de presse espagnole EFE en Afrique du Nord, auteur de nombreux ouvrages ; son dernier projet éditorial s’intitule Libyan Crossroad: Deadly passages to Europe 2011-2020 (avec Ricardo García Vilanova, en ligne sur : ww.novact.org/thelibyancrossroad)

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