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Libye : le « grand jeu » méditerranéen de la Turquie

En Libye, le soutien militaire que la Turquie apporte depuis janvier 2020 au Gouvernement d’union nationale (GNA) face à l’Armée nationale libyenne (ANL) bouscule les rapports de force. Cet engagement, dans un conflit hérité de la chute du régime de Mouammar Kadhafi (1969-2011), intervient dans un contexte de durcissement de la politique étrangère turque en Méditerranée orientale, devenue lieu d’un nouveau « grand jeu » autour des réserves en gaz.

Moins médiatisée que la Syrie, la Libye n’est pourtant toujours pas sortie de l’instabilité dans laquelle elle a été plongée avec la révolution et l’intervention occidentale de 2011. Six ans après la reprise de la guerre civile, deux protagonistes dominent. Le GNA, une coalition de groupes armés et de mouvances politiques pilotée par Fayez el-­Sarraj et construite sous l’égide de l’ONU en 2016, siège à Tripoli. Un Parlement concurrent est en exil dans l’est du pays. Il est soutenu par l’ANL, dirigée par un ancien haut gradé du régime de Kadhafi, le maréchal Khalifa Haftar. À partir de 2019, ce dernier entame une opération de reconquête qui va l’amener aux portes de la capitale en avril. C’était sans compter l’intervention turque : en vertu d’un accord signé en novembre 2019, la Turquie procure à partir de janvier 2020 un appui militaire décisif au GNA. Le think tank International Crisis Group évalue ce soutien à 100 officiers turcs, 2 000 miliciens issus des groupes de rebelles syriens proturcs, ainsi qu’un appui maritime et aérien (1). Il a permis au GNA de repousser l’offensive et d’avancer vers la ville stratégique de Syrte.

Regagner en influence

Pourquoi la Turquie intervient-elle en Libye ? Le premier enjeu pour elle est d’affirmer son statut de puissance régionale face à ses concurrents directs : l’Égypte voisine et les Émirats arabes unis qui soutiennent Khalifa Haftar, mais aussi la Russie, à laquelle elle fait déjà face en Syrie. Pour cela, elle exploite la popularité qu’elle avait obtenue en soutenant les « printemps arabes ». Cependant, si elle avait acquis un certain crédit auprès des populations, les révolutions qu’elle a soutenues ont échoué : Bachar al-Assad est toujours au pouvoir à Damas, tandis qu’Abdel Fattah al-Sissi a renversé en 2013 le président démocratiquement élu Mohamed Morsi. En venant à l’aide du GNA, la Turquie se met en avant comme le seul État à intervenir pour soutenir l’héritage de la révolution contre Mouammar Kadhafi.

L’intervention donne aussi à Ankara de nouveaux atouts pour ses ambitions maritimes en Méditerranée orientale. Les accords signés avec le GNA comprennent l’identification d’une frontière maritime mutuelle qui appuie les revendications maritimes turques face à ses voisins. Les conflits de souveraineté dans cette région tendue opposent de longue date la Turquie et le régime séparatiste allié de République turque de Chypre du Nord d’un côté et la Grèce et la République de Chypre de l’autre. Les zones économiques exclusives (ZEE) revendiquées par chacun se chevauchent, du fait de l’imbrication entre le littoral anatolien et les îles grecques et chypriote. Ces tensions ne sont pas récentes et avaient déjà failli provoquer un conflit entre les deux pays en 1996, autour de l’îlot d’Imia. Elles avaient diminué dans les années 2000 grâce au rapprochement entre la Turquie et l’Union européenne (UE), mais ont repris à partir de 2010. L’échec des négociations de 2015-2017 entre les deux communautés chypriotes et la crise migratoire de 2015 ont eu un effet négatif, mais ce sont surtout les découvertes majeures de gisements gaziers dans les fonds marins de la région qui sont en cause. Elles ont augmenté l’intérêt économique des ZEE et ont favorisé un rapprochement entre la Grèce et Chypre d’un côté et Israël et l’Égypte de l’autre. Ils collaborent depuis décembre 2017 autour du projet de l’EastMed Pipeline, qui permettrait d’exporter le gaz vers l’UE en évitant la Turquie.

Face à la politique étrangère offensive de la Turquie, la position européenne est ambiguë. Il y a un consensus pour condamner et sanctionner le non-respect des ZEE chypriote et grecque, qui représentent par extension une partie de l’espace maritime européen. Mais sur le dossier libyen, la plupart des États de l’UE sont mitigés. La Grèce et la France défendent la mission européenne « Irini », qui vise à assurer le respect de l’embargo sur les armes vers la Libye. Mais la perspective d’un GNA fort, capable de limiter les arrivées de migrants par la mer, refroidit les ardeurs d’autres membres.

Un enjeu de politique intérieure

L’intervention turque en Libye découle aussi d’une volonté de relancer la popularité de la coalition au pouvoir, qui poursuit son érosion depuis 2019. L’AKP, le parti religieux-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan, et son allié ultranationaliste du MHP font face à un décrochage dans les sondages. La dénonciation de « l’hypocrisie européenne » en Libye et le rappel du passé ottoman du Fezzan et de la Tripolitaine peuvent flatter l’ego d’une partie de la population. De la même manière, la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée en juillet 2020 vise à satisfaire l’électorat religieux. En mobilisant en priorité des miliciens syriens, Ankara réduit le risque de morts turques qui polariseraient l’opinion. Si, pour l’instant, l’intervention reste soutenue par une majorité de la population, l’intensification de la crise économique sous le coup de la pandémie de Covid-19 pourrait amener de plus en plus de personnes à remettre en question un interventionnisme coûteux en fonds publics et en vies. 

Carthographie de Laura Margueritte.

<strong>1-L’OTAN et ses missions en 2020</strong>
<strong>2-L’action turque dans l’environnement méditerranéen (août 2020)</strong>

Note
(1) International Crisis Group, « Turkey Wades into Libya’s Troubled Waters », Europe Report no 257, avril 2020.

Article paru dans la revue Carto n°61, « Mondialisation : les enjeux de demain  », septembre-octobre 2020.
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