« Toutes les défaites, affirmait MacArthur, tiennent en deux mots : trop tard. » Le 14 avril 2021, 20 ans après le début de la guerre contre le régime taliban, Joe Biden a rendu publique sa décision de retirer d’Afghanistan les 2 500 soldats américains qui y demeuraient encore stationnés. Sur le plan politique ou diplomatique, les avis concernant ce retrait ont été contrastés.
Qu’en est-il sur le plan stratégique ? Parmi les nombreux angles d’analyse possibles en la matière, un sujet mérite peut-être une attention particulière : celui de l’influence qu’exercent les cadres interprétatifs du contexte international sur le tempo des opérations militaires. Depuis trois ans au moins, en Afghanistan, l’état-major américain avait renoncé à mettre à jour les fameuses statistiques – metrics – censées mesurer les progrès enregistrés sur le terrain. Les militaires déclaraient eux-mêmes ne plus voir d’intérêt à ce type de bases de données systémiques pour prendre de saines décisions opérationnelles. Quant au gouvernement afghan, il avait insisté pour que la coalition cessât de révéler le nombre d’Afghans tués au combat, ainsi que le pourcentage croissant de la population passant sous contrôle taliban.
En 2019, bien avant la décision du président Biden, l’objectif de la guerre avait par ailleurs été « retraduit » par le commandement de théâtre : « […] mettre en place les conditions pour un règlement politique qui préserve nos intérêts nationaux (1) ». Une formulation qui revenait à une définition réaliste (c’est-à‑dire limitée) du « succès » stratégique, exprimée en des termes se gardant bien d’évoquer l’exportation de la démocratie comme but de guerre. Ce sain retour aux fondamentaux clausewitziens était à dire vrai ancien, mais il s’est longtemps heurté aux réticences d’une partie de la hiérarchie militaire comme à celle du Congrès américain. Pour des raisons corporatistes ou électorales ; mais également, et plus profondément, en raison d’une interprétation problématique des relations internationales.
De fait, le paradoxe afghan est profond. Le sacrifice admirable des soldats ayant servi sur ce théâtre n’est pas en cause. Les raisons profondes de l’échec sont dues au fait que cette guerre n’avait sans doute plus de sens politique réel après la chute de Kaboul en 2002. Pourquoi a‑t‑il fallu attendre vingt ans pour le reconnaître ? Parmi les sociologues du conflit, Georg Simmel a traité le phénomène « irrationnel et turbulent » que constituerait une guerre poursuivie par un gouvernement qui reconnaît pourtant en son for intérieur que le sens de l’objectif initial a disparu : « […] quand l’objet du conflit disparaît brusquement, tout le mouvement semble alors se déployer encore dans le vide ; c’est en particulier parce que notre sensibilité est plus conservatrice que notre raison, et qu’ainsi l’excitation de la première ne s’apaise jamais à l’instant même où notre raison reconnaît qu’elle n’a plus de raison d’être. (2) » Cet éclairage psychologique mène directement à la question centrale d’une des grandes écoles d’interprétation des relations internationales : le réalisme.
Pour ses détracteurs transnationaux ou libéraux interventionnistes, la mauvaise réputation de cette école vient de ce qu’elle se fonderait d’abord sur le principe de nécessité, lequel renverrait à son tour à une « raison d’État » inhumaine et glacée. Assez répandu en France, ce jugement doit beaucoup à la dogmatique postsouveraine qui y domine l’enseignement des relations internationales depuis une vingtaine d’années. Il n’en est pas moins trompeur. À condition de ne pas le réduire à une Realpolitik bismarckienne caricaturée ou à la seule influence de Hobbes (souvent mal relu), le réalisme offre en fait une grille de lecture adaptée aux conditions qui sont celles des guerres du XXIe siècle. Fondé sur le concept d’interaction, il porte en effet bien moins sur la notion d’intérêt que sur celle – stratégique par essence – de liberté d’action.
Qu’attend-on en effet d’un décideur politique en temps de guerre ? Qu’il protège les intérêts des représentés qui l’ont élu. Mais pour ce faire, avant même qu’il ne se montre « déterminé », « habile » ou « fort » (c’est-à-dire « efficace » au sens étroitement instrumental), il est fondamental que ce décideur soit libre. Si le réalisme existe, s’il a un sens quelconque pour la stratégie, il renvoie d’abord et en priorité à cette liberté. La liberté de douter des définitions parfois fixistes de l’intérêt national dont une époque a pu hériter. La liberté de refuser la maximisation de gains tactiques provisoires selon la logique de la somme nulle. La liberté de réorienter une stratégie en comprenant les effets de changement à l’œuvre dans tout motif conflictuel, et la nécessité de prendre en compte la légitimité politique de l’adversaire au moment de négocier, après que tout a été mis en œuvre pour le battre sur le plan tactico-opératif. Être réaliste conduit donc à réfuter la séparation artificielle entre les « bons » et les « méchants » et les chantages ineptes qui accompagnent généralement cette fausse dichotomie. La phrase « Nous ne pouvons pas abandonner l’Afghanistan » n’avait pas de sens stratégique, parce qu’en abolissant le temps, elle niait la liberté souveraine du décideur politique dans l’épreuve guerrière.
« Nous ne pensons pas que le maintien d’une présence militaire indéfinie en Afghanistan soit dans notre intérêt, ni dans celui des États-Unis, ni dans celui de l’OTAN et de nos alliés », commente à présent le chef actuel de la diplomatie américaine, Antony Blinken. Il est tragique de l’avouer : tant que les leçons interactionnelles du réalisme ne seront pas réintroduites dans les cadres d’interprétation dont usent les décideurs américains et européens pour mener leurs guerres, l’aveu tardif révélé par une phrase de ce type pourra être résumé par ses quatre premiers mots.
Notes
(1) Robert Burns, « US Military Cuts Back on Afghan War Data », The Associated Press, 1er mai 2019.
(2) Georg Simmel, Sociologie, études sur les formes de la socialisation, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2013, p. 338.
Légende de la photo ci-dessus : Sécurisation d’une zone de poser en Afghanistan. Protéger le pouvoir en place depuis la chute du régime des talibans n’a débouché ni sur une élimination de ces derniers ni sur la construction d’un État en bonne et due forme. (© DoD)