En effet, nous observons au contraire une nécessaire prise en compte de préoccupations de niveau stratégique jusqu’aux plus bas échelons tactiques. L’environnement humain, par exemple, a aujourd’hui une importance considérable au niveau tactique, car toute opération militaire est nécessairement menée au milieu des populations. Lors de l’été 1944, les forces alliées ont pu manœuvrer en Normandie sans se préoccuper (ou presque) des pertes civiles, détruisant par exemple des villes comme Caen ou Saint-Lô. Cette époque est évidemment révolue. À l’heure du smartphone et des réseaux sociaux, l’image de la force et le droit international humanitaire doivent être pris en compte sur le terrain jusqu’aux plus petits échelons tactiques, en commençant bien sûr par limiter autant que possible les dommages collatéraux. La diffusion en boucle d’images de bavures, sur les chaînes d’information en continu, produit évidemment un effet désastreux sur l’opinion publique. Ainsi, une vision trop schématique de la conflictualité ne résiste pas aux réalités du champ de bataille. Il s’agit plutôt de savoir comment synchroniser et intégrer des actions aussi diverses.
Des actions militaires, dans les faits, totalement interdépendantes
En réalité, les actions cinétiques ne peuvent être distinguées des actions non cinétiques, car elles produisent des effets qui sont totalement liés entre eux. Penser la manœuvre de manière unique en garantit la cohérence et facilite la convergence des effets produits par la force afin d’atteindre in fine l’état final recherché.
En premier lieu, rappelons que toute action cinétique produit inévitablement des effets dans les champs immatériels. Ils peuvent être recherchés, à l’image des patrouilles de l’opération « Sentinelle » qui visent à rassurer la population française, ou être contre-productifs, comme ceux produits par les dommages collatéraux. Autre exemple, une passe canon effectuée par un avion de chasse produit des effets physiques évidents. Mais cette action produit également des effets psychologiques majeurs sur l’adversaire qui peut décider en conséquence de se retirer, voire de cesser le combat. En y réfléchissant, la question à se poser est la suivante : quel est l’effet recherché ?
La destruction peut se révéler accessoire, voire contre-productive, si un simple show of force peut permettre d’aboutir au même résultat. Suivant un autre point de vue, les effets recherchés peuvent être générés de manière directe, comme la destruction d’une antenne qui perturbe immédiatement les émissions dans le champ électromagnétique ; ou l’être de manière indirecte, à l’image d’un coup à plusieurs bandes au billard. Même en plein désert, les populations locales sont toujours témoins de nos actions cinétiques.
D’une manière ou d’une autre, ces actions modifient donc inévitablement leurs perceptions. Aujourd’hui, avec les moyens de communication modernes, ces témoins peuvent facilement renseigner le camp adverse ou informer la planète entière en publiant des messages sur les réseaux sociaux bien avant les communiqués de presse officiels. Cette situation, défavorable au premier abord, peut cependant être mise à profit pour décevoir l’adversaire. Par la mise en cohérence de l’ensemble des indices produits par la force, il est possible d’altérer sa compréhension de la situation. Ainsi, le choix d’un mode d’action cinétique présente dans tous les cas un impact majeur dans les champs immatériels.
Ensuite, toute action dans les champs immatériels finit inévitablement par produire des effets matériels. Premièrement, ces actions peuvent être conduites en appui direct d’une unité au combat afin d’accroître l’efficacité de ses actions cinétiques. Il s’agit par exemple du brouillage ou des actions cyber ciblées sur une unité adverse afin de la désorganiser ou de l’isoler. Deuxièmement, modifier les perceptions d’un auditoire pour obtenir un changement de son comportement physique est l’objet des opérations d’information. Par exemple, un mouvement de foule perturbant la mobilité de l’adversaire ou le déplacement d’une population pouvant se retrouver sous nos bombes peuvent être recherchés. Troisièmement, il peut s’agir d’intoxiquer le commandement adverse en communiquant subtilement à sa chaîne de renseignement des informations choisies. L’opération « Fortitude » en préparation du débarquement de Normandie de juin 1944 est un exemple souvent cité pour illustrer la déception, mais il convient de se souvenir que la plupart des opérations britanniques de la Seconde Guerre mondiale ont été précédés de ce type d’opération (7). Ainsi, les actions cinétiques et les actions non cinétiques ne peuvent être dissociées. Distinguer ces manœuvres signifierait nécessairement des chefs différents, des ordres différents, des rythmes différents, voire des objectifs différents. Quoi de mieux pour disperser ses efforts et perdre toute cohérence dans son action ? À l’inverse, au Donbass en Ukraine, les forces séparatistes conseillées par la Russie semblent avoir su combiner de manière remarquable les possibilités offertes par les actions dans les champs immatériels avec des actions beaucoup plus concrètes. Par exemple, l’annonce mensongère sur les réseaux sociaux de la mort de soldats ukrainiens leur aurait permis de frapper précisément des positions de la ligne de front en localisant les téléphones portables des soldats cherchant à rassurer leurs familles.
Enfin, la convergence des effets produits par l’ensemble des actions de la force, cinétiques comme non cinétiques, est indispensable au succès de toute opération militaire. Le niveau opératif « est le niveau d’intégration, de combinaison et d’évaluation des effets produits par l’action de la Force (8) ». Par essence, son rôle consiste à transformer les succès tactiques en victoire stratégique. Il s’agit ainsi de s’assurer de la cohérence des actions menées dans l’ensemble des champs de confrontation afin d’établir l’état final recherché. La guerre du Vietnam, au cours de laquelle les forces américaines revendiquent avoir remporté toutes leurs batailles, peut servir ici de contre-exemple, car elles furent malgré tout contraintes de se retirer. « Faire cent batailles et gagner cent victoires n’est pas la meilleure conduite. (9) » Souvenons-nous que le succès de toute opération est conditionné à la cohérence, à la convergence et à la combinaison de l’ensemble des effets produits par la force. Ainsi, les manœuvres cinétique et non cinétique ne peuvent être dissociées en raison de l’imbrication totale des effets matériels et immatériels produits par chacune des actions de la force. Surtout, l’évolution de la conflictualité nous impose de maîtriser l’ensemble des champs de confrontation dans une manœuvre unique.
Des conflits actuels qui imposent de concevoir et conduire une manœuvre unique et globale
Plus fondamentalement, dans un monde où les progrès de la technique font disparaître toute frontière entre les champs de confrontation et face à des adversaires qui savent exploiter la moindre faille de nos stratégies, obtenir la décision nécessite plus que jamais d’intégrer les aspects matériels et immatériels de la guerre dans une manœuvre unique et multidomaines.
Tout d’abord, les interconnexions et interdépendances des champs de confrontation nécessitent de penser le « lieu » de l’affrontement comme un tout unique. « Les missiles balistiques peuvent atteindre n’importe quel point du globe, des contre-mesures électroniques peuvent être prises dans l’espace du spectre électromagnétique invisible, et même le domaine de l’esprit – dernier refuge de l’espèce humaine – ne peut échapper aux attaques de la guerre psychologique. (10) » En effet, les limites entre les champs terrestre, maritime et aérien, qui s’entendent pour des raisons physiques évidentes, semblent s’estomper avec l’allongement des portées des armes, la collaboration toujours plus étroite entre les trois armées et l’ajout d’autres milieux tels que le cyberespace et l’espace. Que dire des nouvelles capacités antiaériennes et antinavires qui mettent à portée de tir des unités terrestres les navires et aéronefs dans la profondeur de leur milieu ? De la même manière, les frontières entre les champs électromagnétique et informationnel sont de plus en plus floues à l’heure du smartphone. Rappelons que la définition du cyberespace, aujourd’hui acquise, lui reconnaît une couche physique, une couche logique et une couche sociale qui traversent l’ensemble des espaces matériels tout comme les environnements informationnel et électromagnétique. « En cyberdéfense, il n’y a plus de front, plus exactement le front est partout et vous êtes en première ligne derrière votre PC ou votre smartphone. (11) »